Feu le Printemps : chronique d’une mort annoncée
– Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –
Une grosse verrue bronze anodisé : voilà ce qui reste désormais du Printemps sur la place de l’Homme-de-Fer à Strasbourg. Derrière les vitrines encore aveuglées par le fuchsia des maxi auto-collants annonçant la fermeture définitive, on est en train d’éradiquer tous les éléments de la luxueuse décoration intérieure. Gravats, poussière, enchevêtrement de matériaux : comme une image-symbole d’un désastre impensable. Pressentant depuis longtemps qu’il y avait derrière tout ça quelques vérités bien cachées, nous avons enquêté : le long silence du siège parisien de l’enseigne, qui n’a donné suite à nos demandes d’entretien que… le jour que nous lui avions indiqué comme étant celui de de notre bouclage, nous a formidablement encouragés à aller à la recherche des vraies raisons de cette décision de fermeture, tombée il y a un an, le 10 novembre 2020, et qui a trouvé son épilogue le 16 octobre dernier. Et cette enquete nous a appris et fait comprendre bien des choses…
Omerta, vous avez dit omerta ?
Une omerta de la part du siège parisien de l’enseigne ? Trois mails en près d’un mois, dans lesquels nous demandions un entretien avec la gouvernance du groupe, pour tenter de mieux comprendre l’enchainement des événements ayant provoqué cette décision. Pas de réponse. Une dernière tentative, à la veille de notre bouclage le 22 novembre dernier a été plus prolixe : réponses à nos questions souhaitées « par écrit » promises pour le lendemain avant 16h, heure de notre ultime bouclage. Nous avons reçu 1h30 après l’heure prévue quelques lignes de réponses sculptées dans une langue de bois des plus massives…
Une omerta totale de la gouvernance locale du magasin, également : manifestement, les ex-employés de la direction strasbourgeoise de l’enseigne (même ceux ayant quitté leurs fonctions au cours des dernières années) n’avaient aucune envie de parler…
Il en fut de même pour l’ex-directeur de l’immobilier du groupe Le Printemps (parti depuis à la concurrence…) qui avait négocié le loyer, un des éléments essentiels ayant contribué au marasme de l’enseigne à Strasbourg. Pas de réponse à nos demandes d’entretien et, à force de harcèlement de notre part, quelques minutes abscondes au téléphone…
Une omerta totale, enfin, venue du Groupe Benarroch et Oussadon (Groupe B&O), qui était propriétaire des murs au moment de la rénovation et la restructuration de l’immeuble et qui a donc fixé le loyer à son locataire. Denis Oussadon, un des deux dirigeants, nous a rappelés pendant quelques secondes du Luxembourg où il réside, sans doute intrigué par notre numéro qui s’affichait à tant de reprises sur son mobile. Quelques mots d’une grande banalité (bien sûr voulue) et ce fut tout. Aucune information à attendre de ce côté-là non plus…
Alors ? Et bien alors, il nous a fallu prendre quelques chemins de traverse pour tenter de comprendre ce qui s’est vraiment passé depuis près d’une décennie.
Nous y avons rencontré les deux seules personnes qui ont parlé à visage découvert : elles se nomment Yolande Fischbach, 62 ans, vendeuse depuis 1976, et Martine Ebersold, 58 ans, dont 38 passés dans le magasin, toutes deux déléguées syndicales CGT et membres du comité social et économique (CSE) national du Printemps, ce dernier point expliquant la fiabilité des informations dont elles disposent.
Nous avons confronté leur avis avec celui d’un ex-cadre du siège parisien du groupe (à qui nous avons garanti l’anonymat, à sa demande) qui a suivi professionnellement de près l’historique de l’enseigne strasbourgeoise, pendant quelques années après les travaux de rénovation et restructuration.
Pour l’essentiel, ces sources sont parfaitement d’accord entre elles, ce qui nous a permis de reconstituer l’invraisemblable cascade de mauvaises décisions et d’erreurs stratégiques commises par le siège national du Groupe depuis près d’une décennie.
Le Printemps, sous plusieurs appellations au fil du temps – Le Louvre, Les Grandes Galeries… – était présent à Strasbourg depuis 1905. Un sacré bail qui vient donc de disparaître après 116 ans d’existence (moins quelques années de fermeture, lors des guerres). C’est dire l’attachement dont l’enseigne a bénéficié jusqu’à sa dis- parition effective, en octobre dernier. Ses locaux de la rue de la Haute-Montée étant devenus vétustes et de moins en moins adaptés à l’activité, des travaux ont été décidés au tout début des années 2010 et réalisés de 2011 à 2013, année de l’inauguration du nouveau Printemps entièrement rénové et restructuré.
Pendant la durée des travaux, un nou- veau positionnement très haut de gamme a été décidé par le siège national du Groupe. À la réouverture, après un premier exer- cice légèrement en dessous des objectifs minimums prévus au budget prévisionnel, le chiffre d’affaires n’a alors jamais cessé de chuter (on parle d’une baisse de 40 %). En mars 2020, on apprenait la décision brutale du Groupe de fermer sept maga- sins en province (dont Metz et Strasbourg) et de céder le magasin du Havre à une société franchisée. Motif invoqué : dégager des budgets pour redéployer la politique commerciale du groupe. À Strasbourg, le Groupe n’est même pas parvenu à poursuivre son activité jusqu’au 31 décembre prochain et a définitivement clos ses portes le 16 octobre dernier. Depuis l’annonce de la fermeture, aucun repreneur unique ni aucune enseigne susceptible d’occuper l’un ou l’autre des sept niveaux désaffectés n’ont fait connaître la moindre intention de reprise…
Une étonnante et dramatique série d’erreurs stratégiques au plus haut niveau
Une gouvernance erratique
Rembobinons le film. Depuis 1992, le Groupe Le Printemps était la propriété du groupe PPR (Pinault-Printemps-Redoute). C’est en 2006 que le milliardaire François Pinault décide de mettre l’enseigne en vente. Le deal sera conclu en faveur d’un consortium articulé autour de la Deutsche Bank via sa structure d’investissement Reef (qui deviendra propriétaire à hauteur de 70 % du capital de France-Printemps) et le groupe familial italien Borletti (exploitant les grands magasins La Rinascente, (l’équivalent du Printemps dans la péninsule italienne – NDLR) possesseur de 30 % du capital.
En septembre 2007, Paolo de Cesare, auteur d’une longue carrière internationale chez la multinationale américaine Procter & Gamble (hygiène et produits de beauté) est nommé PDG de France- Printemps. « Il a tout de suite fait part de sa volonté de positionner le groupe dans le haut de gamme » nous confie l’ex-cadre du siège parisien du Printemps.« Avec un certain succès », ajoute-t-il, « puisque le magasin “amiral” du boulevard Haussmann s’est modernisé au prix de dizaines de millions d’euros de travaux qui ont permis d’accueillir ensuite une importante clientèle internationale… »
Preuve évidente de la cote dont a pu bénéficier Paolo de Cesare depuis son arrivée, il a été maintenu à son poste par les actionnaires qataris du fonds Disa, qui ont racheté Le Printemps en 2013. Notre interlocuteur parisien n’hésite pas à commenter ce rachat en des termes frisant l’ironie : « Ce fut vite un secret de Polichinelle : le fonds Disa était la propriété de l’émir Al-Khani, un des membres de la famille régnante du Qatar. En interne, on ne s’est pas longtemps demandé le pourquoi de cette arrivée surprise des Qataris. Très vite, on a su qu’en fait, la raison principale était somme toute assez simple : l’émir a fait ce cadeau à une de ses épouses favorites qui était une cliente historique du Printemps-Haussmann, une véritable fan de l’enseigne… » (elle possédait déjà à cette époque le maroquinier Le Tanneur – NDLR)
Ainsi vont les choses dans ce monde-là…
Il ne faudra pas longtemps attendre après l’arrivée de la nouvelle propriétaire pour que la presse économique française et internationale se voit bombardée de dossiers de presse, tous informant sur un développement tous azimuts du groupe et annonçant l’ouverture « prochaine » de ses deux premiers magasins à l’étranger (à Milan et à Doha – ces deux magasins, dont les 30 000 m2 prévus à Doha [!], n’ont jamais vu le jour – NDLR), prélude à l’ouverture de cinq à dix autres magasins en dix ans, susceptibles de doubler les ventes d’ici 2030. « Le groupe a aussi acquis à grands frais un site de commerce en ligne dédié au design » (la plate-forme Made in Design – NDLR) complète notre interlocuteur parisien.
Ces projets et ces ambitions vont très vite prendre l’eau, en raison « de résultats annuels moins bons que prévu qui se sont succédés en rafale » précise cette même source qui révèle même des chiffres récents portant sur l’exercice clos à la fin mars 2019, marqué par l’impact négatif bien réel des premières manifestations des Gilets jaunes à Paris : « le Groupe avait tablé sur une croissance de 8 % de son chiffre d’affaires. Avec 1,7 milliard d’euros réalisés, le chiffre d’affaires n’a finalement progressé que de 3 %… »
Ces pertes financières sont-elles la raison du départ du play-boy italien comme on le surnommait dans le groupe ? « C’est vraisemblable » commente notre interlocuteur. « Et d’ailleurs, on peut le lire entre les lignes du communiqué du groupe paru le 2 mars 2020 et qui annonçait le départ de Paolo de Cesare le 28 février précédent. »
Le financement des travaux de restructuration et de rénovation du magasin strasbourgeois
En effet, on peut y lire ces tournures de phrases qui ne laissent pas la place à un grand doute : « La décision du Conseil de Supervision fait suite au constat des difficultés rencontrées ces dernières années dans le secteur de la vente au détail, à l’international et tout particulièrement en France, et de la nécessité de mettre en place un nouveau leadership, afin d’accélérer et concrétiser le plan de développement du Printemps qui est ambitieux et grandement soutenu par ses actionnaires. »
C’est peu de temps après que Le Printemps annonçait la fermeture de sept magasins en France. Dont celui de Strasbourg…
Selon les sources, Le Printemps a dépensé entre 25 et 35 millions d’euros pour rénover et restructurer entièrement son enseigne strasbourgeoise dont le propriétaire d’alors (2011) était le Groupe B&O – créé par les deux redoutables hommes d’affaires strasbourgeois Jacques Benarroch et Denis Oussadon (la rumeur publique dit qu’ils possèdent la moitié des plus beaux emplacements de la capitale alsacienne et qu’ils pointent dans les tout premiers rangs des fortunes alsaciennes et nationales – NDLR). Le numéro 5 de Or Norme (daté d’avril 2012) citait Benoit Guillemin, le responsable de opérations du chantier : « Pas moins de 100 millions d’€ ont également été investis dans les travaux par le groupe B&O ». Un gros investissement, mais très rentable pour les deux hommes d’affaires tant leurs ambitions immobilières sur tout le secteur (commerces et appartements résidentiels) étaient immenses. Elles ont été réalisées depuis…
Pour rénover et restructurer, il a fallu vendre des biens …
En amont du début des travaux, un élément n’a que peu été médiatisé (à l’époque) à la hauteur de la future importance qu’il aura sur les comptes d’exploitations, au final. Pour pouvoir financer sa part des travaux, Le Printemps a cédé l’immense parking de plusieurs étages bordant l’Ill, à l’extrémité de la rue du Noyer (c’est le gigantesque immeuble de la société irlandaise Primark qui occupe aujourd’hui cet emplacement – NDLR). Cette cession s’est réalisée dans le contexte global de la gestion nationale du groupe qui avait alors décidé la cession d’une grande part de ses importants actifs immobiliers afin de financer ses projets de développement, notamment à l’international.
Très vite, au plus haut niveau, les erreurs s’accumulent …
On arrive là à un des nœuds du problème. Nos deux sources (l’ex-cadre parisien du groupe et les deux déléguées syndicales du magasin strasbourgeois) concordent parfaitement. Plus d’un an avant l’inauguration du nouveau Printemps (fixée au 4 avril 2013), la direction locale multiplie les alertes en direction de la rue de Provence, le siège parisien du groupe. « Je me souviens parfaitement des centaines de mails et de notes que nous avons reçus de la part de Laurence Peiffer (la directrice d’alors, que nous n’avons pas pu joindre malgré nos sollicitations répétées – NDLR) et ses collaborateurs directs. Chaque semaine, ils nous faisaient part de leurs inquiétudes et elles portaient sur de nombreux points capitaux : les mauvais choix concernant l’architecture intérieure du magasin, le staff strasbourgeois ayant très vite exprimé ses doutes sur la fluidité des flux de clientèle dans le magasin. La disparition du restaurant fut également une source de grande inquiétude pour la direction strasbourgeoise du magasin, bien consciente qu’il avait toujours été plébiscité par la clientèle traditionnelle de l’enseigne…
Yolande Fischbach et Martine Ebersold confirment de leur côté : « Pour notre part, dans le cadre du CSE national du groupe, nous n’avons jamais manqué de tirer les sonnettes d’alarme » disent-elles à l’unisson. « Ça a commencé par la vente du par- king. Bien sûr, on nous l’a tout de suite justifiée par le besoin de fonds pour financer les travaux. Mais comment a-t-on calculé tout ça ? Notre expérience à nous les anciennes n’a jamais été entendue. Nous avons dit et redit que ce parking était comme un véritable aspirateur à clients. On nous a répondu : les gens viendront par le tram. Nous, nous pensions que c’était bien mal connaître notre clientèle de base qui était relativement âgée et pour qui la voiture représentait confort et sécurité. Nous sommes absolument certaines, encore aujourd’hui, que Le Printemps sans son parking nous a privés d’entrée de jeu de très nombreux clients. Comme la direction du magasin nous informait très régulièrement de l’avancée du projet, nous avons pointé très vite également ce vrai handicap qu’était la disparition des deux grands ascenseurs centraux. Nous nous souvenons encore avec peine des clients handicapés ou en chaises roulantes. Avec le petit ascenseur dissimulé aux yeux de tous que nous avons découvert après les travaux, quel vrai service pouvaient-ils attendre de leur magasin ? Et c’est sans parler de ce ridicule et minuscule monte-charge qui nous était destiné. Plus tard, on a pu mesurer le nombre invraisemblable d’heures perdues à multiplier les aller et retour entre le stock et les étages à approvisionner. Une vraie galère. Incroyable… Pour rester sur la même thématique, comment a-t-on pu imaginer un unique accès aux étages supérieurs avec des escalators peu visibles pour un client entrant pour la première fois dans le magasin ? Que ce soit par l’entrée du coin rue de la Haute Montée/rue du Noyer ou par l’une ou l’autre des deux autres entrée, les escalators n’étaient pas spontanément visibles. Que de handicaps de base pour développer une clientèle ! »
Interrogé sur ces points matériels concrets, notre ex-cadre du siège confirme avoir eu sous les yeux très tôt nombre de notes de la direction locale du magasin, attirant l’attention sur tous ces points. « Je crois que les collaborateurs de la direction strasbourgeoise ont été éberlués de ces erreurs de conception du nouveau magasin. Rien n’a bougé malgré leurs alertes, je crois même savoir qu’ils ont tout tenté ensuite, notamment au niveau de la signalétique intérieure, pour que les clients circulent mieux dans le magasin, mais c’était sans doute bien trop tard : au siège, on n’a tenu que très peu compte de la liste impressionnante des choses à revoir communiquée par le staff strasbourgeois qui, pourtant, ne raisonnait que dans l’intérêt de nos clients » conclut-il.
Des erreurs colossales, jusqu’au coeur des métiers du groupe …
Nous sommes plus d’un an avant l’inauguration d’avril 2013. Pendant que le chantier s’active (pour le meilleur comme pour le pire), c’est le temps du développement de la stratégie de marque. Elle tient en peu de mots : Le Printemps s’en va voguer vers le très haut de gamme, c’est le credo répété à tout va par le PDG Paolo de Cesare. Dans l’esprit des décideurs du siège, il est évident que Le Printemps Strasbourg se doit d’être à la pointe du positionnement et doit absolument « reprendre des parts de marché » à son voisin de l’autre côté de la place, Les Galeries Lafayette, d’autant que cette enseigne a particulièrement réussi sa rénovation et son repositionnement peu de temps auparavant. Par ailleurs, il n’aurait dû échapper à personne que, déjà plusieurs années avant la réouverture du nouveau Printemps, son concurrent avait attribué à son enseigne strasbourgeoise un « colossal budget » pour multiplier les offres promotionnelles à ses clients (« qui étaient les nôtres également, puisqu’à Strasbourg comme partout ailleurs où les deux enseignes existent, la grande majorité des clients “Grands Magasins” possèdent les deux cartes de fidélité des deux magasins » précise notre discret interlocuteur).
Personne ne pouvait donc ignorer que c’était une lutte féroce et meurtrière qui s’annonçait…
« Je me souviens très bien, là encore, des alertes rapides et circonstanciées venues de la direction locale de notre magasin » poursuit-il. « Comme l’imposait la stratégie commerciale, la directrice du magasin, accompagnée de son directeur du marketing, a entrepris une veille commerciale en se rendant à plusieurs reprises arpenter les étages de notre concurrent. Leurs notes presque quotidiennes que nous recevions ne laissaient pas de place au doute : ils nous signalaient sans discontinuer que la plupart des grandes marques du luxe (vêtements et accessoires) avaient investi en masse sur les Galeries Lafayette et il est devenu assez vite évident qu’elles ne seraient pas présentes chez nous ».
Sans ces marques prestigieuses, adieu l’ambition de représenter le summum du luxe à Strasbourg. L’angoisse s’est donc rapidement installée à l’étage de la direction strasbourgeoise. Mais on n’avait encore rien vu…
« La direction strasbourgeoise s’est ensuite fortement étonnée d’une nouvelle effectivement assez stupéfiante » raconte encore notre interlocuteur. « On a décidé, à Paris, que le rayon beauté-parfumerie serait situé… au sous-sol du magasin, contre toute attente ».
Pour être franc, ce point n’avait pas échappé aux observateurs attentifs au moment de la réouverture, mais il aura fallu attendre huit ans – et la présente enquête – pour avoir le fin mot de cette histoire pour le moins stupéfiante, en effet.
En poussant un peu notre interlocuteur dans ses retranchements, il a fini par nous confier que la responsabilité de ce ratage insensé revient à Charlotte Tasset, la toute puissante directrice du marché Beauté, alors proche du PDG, recrutée peu de temps avant, en 2010, en provenance du groupe Sephora. « À ma connaissance, très peu de magasins dans les grandes villes du monde entier avaient “innové” de la sorte. (deux seuls, en réalité, Bergdorf Goodman, à New York et Selfridges à Londres–NDLR). Très vite, j’ai appris que les marques de produits de beauté sont devenues hystériques en apprenant ça » poursuit notre source. Une directrice Grand comptes Beauté de l’une d’entre elles, Chanel, a même lancé : « Mais, je n’y crois pas, vous voulez nous mettre à la cave ! »
Quand nous racontons cette anecdote à nos deux syndicalistes, elles surenchérissent : « À un certain moment, on nous a même interdit de prononcer le mot “sous- sol”, on nous a obligés de parler de “rez-de-chaussée bas” » ironisent-elles.
Une journée d’inauguration révélatrice et des suites édifiantes …
Malgré les mails qui proviennent du staff strasbourgeois du magasin, Charlotte Tasset ne veut rien entendre et maintient sa décision d’exiler le rayon beauté-parfumerie au sous-sol. « Elle pouvait être butée à mort » commente son ex-collègue du siège. « Elle avait les dents qui rayaient le parquet, profitant d’une aura certaine et d’un charisme assez décomplexé » dit-il. Les journalistes strasbourgeois peuvent en témoigner, eux qui se souviennent encore de son apparition soigneusement mise en scène, ébouriffante et très exhib, sur les talons du PDG et sous les flashs des photographes, le 4 avril 2013, jour choisi pour inaugurer le nouveau Printemps.
Charlotte Tasset a quitté le groupe il y a trois ans pour le poste de directrice générale mode et parfum de Nina Ricci. Court passage : elle vient de quitter ce poste en septembre dernier…
Le staff local avait très bien fait les choses lors de cette inauguration, même dans l’ambiance de doute qui s’était déjà solidement installée. Plus d’un millier d’invités, dont un grand nombre de journalistes (nous étions là au titre de la rédaction de Or Norme) et, dans la foulée, 20 000 clients qui ont poussé les portes du magasin ce jour-là (16 000 les imiteront le lendemain, un samedi).
Les journalistes présents se souviennent encore de Martine Delzenne, la vice-présidente du Groupe, claironnant au micro, durant son discours officiel : « Le Printemps sera l’écrin du luxe à Strasbourg ». Plus tard, en aparté, elle confiera « vouloir laisser l’esprit populaire aux Galeries Lafayette » (Nos propres oreilles se souviennent l’avoir entendue prononcer ces mots – NDLR).
Nul doute qu’intérieurement, le staff local du magasin a dû se désespérer, lui qui avait multiplié les notes mettant en garde sur le manque de compréhension de la nature profonde de la clientèle strasbourgeoise du magasin. « Il aurait fallu éviter le trop-plein de dorures et tout ce bling-bling totalement inadapté à la mentalité alsacienne » commente Martine Ebersold, largement approuvée par Yolande Fischbach…
Dans les jours qui ont suivi, les craintes émises quelquefois un an avant par le staff du magasin strasbourgeois prenaient un tour bien réel : les clients ne « circulaient » pas correctement parmi les niveaux du magasin, l’offre du rez-de-chaussée ne correspondait pas du tout à leurs attentes, le sous-sol, même rebaptisé « rez-de-chaussée bas », rencontrait une fréquentation très moyenne. Bref, l’expérience-client (comme on appelle aujourd’hui, avec snobisme, le séjour d’un consommateur dans un grand magasin) commençait déjà à ressembler de près à un fiasco. Nous n’étions pourtant qu’à peine une semaine après la réouverture…
Des interrogations … sans réponses
On terminera cette évocation du désastre du dernier repositionnement du Printemps à Strasbourg avec pas mal de nos interrogations qui n’ont pas eu de réponse.
Le loyer du nouveau Printemps tout d’abord : selon les sources, il aurait été négocié entre le propriétaire de l’époque, le Groupe B&O, et le siège parisien du Printemps pour une somme annuelle variant de 3,3 à 3,8 millions d’€, selon nos différentes sources.
« Une somme exorbitante » affirment en chœur Yolande Fischbach et Martine Ebersold « que nous avons dénoncée à plusieurs reprises lors des CSE du grJoupe. Quand on songe à la baisse régulière des chiffres d’affaires annuels, et ce bien avant l’impact de la pandémie, ce n’est pas la peine d’avoir fait de longues études pour comprendre qu’on allait depuis pas mal d’années droit dans le mur. À peine 15 millions d’euros de chiffre d’affaires lors du dernier exercice en date » répète en soupirant Yolande Fischbach. « Une misère… Le montant de ce loyer aura gravement contribué au déséquilibre des comptes » commente-t-elle avec une pointe de dépit dans la voix.
Faute d’information venue directement du siège du groupe, il s’est avéré impossible pour nous d’en savoir plus sur un tel sujet même après avoir réussi à parler brièvement au téléphone avec le directeur de l’immobilier du groupe en charge de cette négociation à l’époque, qu’on a fini par retrouver… au même poste, dans une société concurrente. Sans succès. Le mutisme a été total…
Sur ce même sujet, parmi nos questions demeurées sans réponse, il y avait un point particulier concernant l’identité du (ou des) propriétaire(s) des murs du magasin strasbourgeois désormais définitivement fermé.
À qui donc le groupe Benarroch et Oussadon a-t-il cédé la propriété de ses murs, après la réouverture du magasin ?
C’est l’omerta totale sur ce point-là. Ce qui, évidemment, autorise les rumeurs les plus folles à circuler. Parmi les plus « fiables », il ne faudrait pas chercher très loin des ex-propriétaires pour trouver les nouveaux. Ou encore, cette autre rumeur qui a le vent en poupe depuis quelques semaines et qui concernerait la reprise des lieux : un département de Primark, spécialisé dans l’Habitat et la Maison, serait sur les rangs pour s’installer dans tout ou partie des milliers de m2 délaissés par le Printemps…
Joël Steffen, l’adjoint à la maire de Strasbourg en charge du commerce, ne peut que déplorer lui aussi les mystères et le silence qui règnent comme des fantômes autour du gigantesque bâtiment désormais désert. « Avec les services, nous travaillons sans relâche sur ce sujet » nous a-t-il confié. « La situation centrale de cet immeuble désormais vide impose bien sûr de mettre en place des solutions de reprise des locaux. Je ne pense pas que ce soit possible par une seule et même enseigne, c’est trop vaste. Quoi qu’il en soit, nous sommes pour l’heure actuelle sans grande possibilité d’agir. Nous ne parvenons pas, nous non plus, à savoir à qui, exactement, appar- tiennent les murs. Et nous aussi, nous avons entendu parler d’un loyer qui serait encore dû jusqu’en 2024 par le locataire. Nous ne parvenons donc pas à savoir si le ou les propriétaire(s) se sont déjà rapprochés de potentiels candidats à la reprise des locaux. S’ils décidaient d’y installer une ou plusieurs enseignes, la loi prévoit que la maire de Strasbourg serait informée. Sans cela, nous sommes dans l’impuissance… »
Impuissance partagée par Laurent Maennel, le manager du commerce du centre-ville qui lui aussi avoue s’être cassé les dents sur l’identité du propriétaire actuel des murs. Ce professionnel reconnu des problématiques commerciales de centre-ville soulève également un problème bien réel : « Avec la disparition du Printemps et si les locaux restent vides trop longtemps, cette situation signerait un piètre avenir pour ce secteur de la place de l’Homme-de-Fer. »
Le dernier restaurant « traditionnel » de cette place, l’historique P’tit Max, bien connu depuis des décennies par la clientèle strasbourgeoise, a en effet cessé ses activités voilà quelques mois, cédant ses locaux à son voisin, un boulanger industriel. Commentaire tranchant de l’associé de son désormais ex-propriétaire : « Bientôt, ici, il n’y aura plus ici que des fast-food… »
Et, pour finir, le mépris …
Il aura été dit, jusqu’au bout, que le groupe Le Printemps ne serait pas à la hauteur de sa belle et longue histoire avec Strasbourg.
À sa propre demande, nous avions posé nos questions par écrit, directement sur le mail de Corinne Berthier, la directrice des relations extérieures et de la communication interne du groupe.
Reçues in extremis, 1h30 après notre heure limite de bouclage le mardi 23 novembre dernier (une bonne vieille ficelle de com, usée jusqu’à la semelle, qui empêche le journaliste de revenir à la charge – NDLR) – et après que nous ayons vigoureusement insisté par mails et messages laissés sur son mobile – ses réponses tiennent en à peine deux lignes sur l’écran de notre boîte mail : « Pour faire suite à votre mail, nous tenions à vous repréciser que le Printemps a tenté tout ce qu’il était possible pour maintenir ce magasin ouvert, y compris en réinvestissant dans le bâtiment. Les syndicats ont validé la fermeture, conscients qu’il n’y avait pas d’autre solution. Enfin l’épidémie de Covid a impacté les comptes du magasin de manière irrémédiable. »
Et c’est tout ? Oui, c’est tout. Figuraient en pièces jointes trois communiqués de presse (le plus récent datant du 10 novembre 2020 !) dont nous connaissions évidemment la teneur depuis longtemps…
Le mépris…
Le mépris, jusqu’au bout.