Fille du feu : rencontre avec Marie-Cécile Scherrer

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Effet collatéral de la crise sanitaire, Strasbourg est rendue aux Strasbourgeois avec des lieux souvent bondés de touristes qui sont redevenus de petits havres de paix en plein coeur de la ville, comme le restaurant In Vino Veritas et sa jolie terrasse au pied de la cathédrale. On donne la parole à la chef des lieux, Anne-Cécile Scherrer, qui nous parle de compétition, de sexisme et de générosité dans la cuisine.

« La cuisine c’est un peu comme le cinéma. C’est l’émotion qui compte. » – Anne-Sophie Pic –

Or Norme. Pourriez-vous nous parler de votre parcours ?

« Après mon diplôme au Lycée Hôtelier d’Illkirch, j’ai travaillé à L’Alsace à table, puis j’ai fait une saison sur la Côte d’Azur. Je suis rentrée en Alsace et j’ai postulé au Buerehiesel à l’Orangerie, j’ai fait 1 an là-bas, j’y ai beaucoup appris sur la justesse, la technique. J’ai travaillé ensuite 3 ans à l’Eveil des Sens. Ça a été une très belle expérience. Je suis entrée chef de partie et, au bout de quelques mois, le chef, Antoine, m’a proposé de devenir second. Après 3 ans, je voulais évoluer. Depuis octobre 2018, je suis chef chez In Vino Veritas. Je suis contente, je fais ma carte !

Égast 2018, vous remportez le trophée Femmes et Chefs, comment s’est passée cette épreuve ? Quel souvenir en gardez-vous ?

J’ai toujours eu de l’admiration pour les gens qui tentent ce concours. Faire un concours, c’est bien pour voir ses limites, mais si ça ne marche pas c’est aussi un coup dur pour la fierté. Avec Antoine, on s’est entrainé deux après-midis en se mettant dans la situation exacte. Ensuite on goûtait et il me donnait des conseils. Arrivé le jour du concours, je connaissais le sujet (le canard), mais je ne savais pas ce qu’il y allait avoir dans le panier : un canard entier, des légumes, des produits secs. Au bout d’une demi-heure j’avais toutes mes idées en tête. Je savais que j’allais récupérer le magret pour le faire snacker. Avec le reste de la viande, les cuisses et les pattes, j’ai fait des feuilles de chou avec, à l’intérieur, du canard confit et, à côté, des omelettes japonaises. J’étais contente de ce que j’envoyais, ça ressemblait à ce que j’avais en tête. Ensuite il y a eu les délibérations. Arrivée dans les deux dernières, j’étais sûre que ma concurrente allait gagner : elle cuisinait dans un étoilé. Puis ils ont annoncé que c’était moi. J’étais tellement surprise !

Marie-Cécile Scherrer en salle chez In Vino Veritas ©Alban Hefti

Le milieu de la haute gastronomie est majoritairement masculin, comment réussir à s’imposer en tant que femme ?

Je n’ai jamais eu l’impression qu’on ne m’a pas accordé le salaire que je méritais parce que j’étais une femme, qu’on ne m’a pas donné le poste que je voulais parce que j’étais une femme. En salle, les clients sont un peu étonnés mais contents que le chef soit une femme même s’il est vrai que ça s’est beaucoup démocratisé ces dernières années. En cuisine par contre, il ne faut pas être une petite nature, que vous soyez une fille ou en garçon. Il y a beaucoup de chefs de l’ancienne génération, des types un peu rustres. Quand j’ai fait mon stage à 19 ans, j’entendais des réflexions choquantes venant de chefs étoilés. Le problème ce n’est pas d’être une femme ou un homme en cuisine, non, le problème c’est le machisme ordinaire et ça on le retrouve dans tous les domaines : ces blagues lourdes, ces réflexions déplacées… Est-ce que le chef va dire à un commis garçon : « faut que tu fasses la cuisine comme tu fais l’amour à ta femme », non, alors que moi, le nombre de fois où on a pu me dire ça… Heureusement j’ai l’impression que c’est en train de changer. Aujourd’hui, c’est cool d’être une femme en cuisine, vu que c’est quelque chose qui est perçu comme un métier masculin. Les gens doivent se dire qu’on a dû se battre pour en arriver là, alors qu’au final je pense que filles ou garçons c’est pareil.

Comment voyez-vous évoluer le rapport des genres dans les métiers de bouche ?

Je suis de nature optimiste, j’ai quand même l’impression que c’est en train de changer dans le bon sens. C’est une histoire de génération aussi. Dans le milieu, ma génération entendait les chefs dire : « moi j’en ai bavé donc toi aussi », alors que pour moi c’est le contraire. J’ai envie d’aider les gens. J’ai un second et une commis, je n’ai pas envie qu’ils viennent au travail avec une boule au ventre. Je pense qu’on peut être rigoureux dans la bonne humeur. Pour notre génération, le travail n’est pas censé être une corvée. Aujourd’hui, pour les clients c’est important aussi de savoir chez qui ils vont manger. On a envie de savoir ce qu’on mange, d’où ça vient, mais aussi quelle personnalité fait à manger au final. Je pense même que ça se ressent dans la cuisine, la générosité et la gentillesse qu’on y met.

Quels conseils donneriez-vous aux participantes du concours Femmes et Chefs ?*

Avoir une montre, faire bien attention à l’heure, ne pas partir dans des préparations trop dingues et surtout suivre son instinct. Il ne faut pas vouloir plaire au jury, mais faire une assiette qu’on a soi-même envie de manger. Dans mon travail c’est pareil, à chaque assiette que je dresse j’ai envie d’en manger un bout… Il faut mettre de l’amour dans son plat. »

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* Cet article a été réalisé dans le cadre du hors-série Egast

©Alban Hefti

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