Georges Bischoff : « Les statues ont des statuts »

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Déboulonnées, décapitées, vandalisées… Les statues ont fait plus que vaciller sur leur socle dans le sillage des manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd en mai dernier. Léopold II en Belgique, le général Lee aux Etats-Unis, jusqu’à Churchill… tous ont subi les affres d’une postérité revisitée pour le pire. Excès d’honneur suivi d’un excès d’indignité ? Le débat n’est pas clos.
Mais qu’en est-il du petit monde des statues strasbourgeoises pour l’heure à l’abri des débordements ? Regard éclairé de l’historien Georges Bischoff.

Anthropomorphes, les statues ont d’abord été sacrées précise Georges Bischoff en insistant sur «l’esthétique fabuleuse» de «L’Eglise» et «La synagogue» au portail Sud de la cathédrale mais, poursuit-il, «là où ça devient intéressant c’est quand on passe au registre politique».
Et à Strasbourg, les trois premières statues politiques sont celles de Clovis, Dagobert et Rodolphe de Habsbourg installées en 1340 dans les contreforts de cette même cathédrale, au niveau de la rosace. «Celle de Rodolphe de Habsbourg a été érigée quasi de son vivant ce qui témoigne d’une reconnaissance contemporaine projetée dans l’avenir».

Déboulonner peut avoir du sens dans le feu de l’action

Mais l’hommage expose à la vindicte et ces trois rois identifiés dès la Renaissance comme emblématiques du monument ont été abattus à la Révolution française. Il est vrai qu’ils «racontaient» l’histoire – officielle – de la ville : Clovis en avait dit-on fondé le diocèse, Dagobert avait été le bienfaiteur et Rodolphe avait soutenu les Strasbourgeois contre l’évêque Walter de Geroldseck en 1262. Episode auquel rend hommage la toute dernière statue érigée à Strasbourg, place des Tripiers : celle du chevalier Liebenzeller, héros de cette révolte.
Déboulonner une statue est un geste politique fort confirme Georges Bischoff en évoquant «un des premiers actes patriotiques français en 1918» : la destruction de la statue de Guillaume II, place de la République. «Un partie de la tête écrasée a été trainée jusqu’à la Place Kléber ». La statue de Germania installée dans la niche du Palais Universitaire a quant à elle été abattue plus tard mais… rétablie il y a juste quelques années «sans passion». «Il arrive que les statues soient apprivoisées par le temps».
«Ce turnover est caractéristique d’une ville dont l’histoire s’est jouée à l’échelle européenne, entre flux et reflux. Les statues y prennent une importance plus grande qu’ailleurs». Celle de Jeanne d’Arc, héroïne française n’y a pas échappé. Erigée en 1922 dans les jardins du Palais du Rhin, brisée par les nazis en 1940 mais sauvée de la fonte et cachée au Port du Rhin pendant la guerre, elle a été réinstallée place Arnold en 1965. «Sauver une statue, la cacher, la restaurer et la restituer représente une forme de résistance.»
Ou une passion pour le patrimoine comme en atteste l’histoire de Jean Herrmann, directeur du Jardin botanique lors de la Révolution française. Témoin du déchainement de l’iconoclasme – vu comme pur vandalisme par les Allemands très en avance en matière de préservation du patrimoine, précise Georges Bischoff – il sauva une partie des statues de la cathédrale en les enterrant au jardin botanique aménagé sur le terrain occupé aujourd’hui par la Haute Ecole des Arts du Rhin.

Le buste de Goethe, réalisé par H. Manger d’après une sculpture de F.Tieck dans les Jardins de l’Université

Kléber et Gutenberg, inaugurations sous tension

«Eriger une statue peut aussi donner lieu au clivage, au conflit», note Georges Bischoff qui cite «l’exemple emblématique» de l’inauguration quasi simultanée des statues de Kléber et Gutenberg en 1840 en pleine monarchie de juillet. «Les deux se sont faites en grande pompe. Avec Kléber, il s’agissait de «sacraliser» la place en honorant une gloire locale vue comme une figure républicaine par une partie de l’opinion publique. C’était une forme de «canonisation civile». Avec Gutenberg, il s’agissait d’exalter le progrès sous le ciseau de David d’Angers, sculpteur reconnu et républicain affirmé. La crainte que l’inauguration de la statue donne lieu à une manifestation des Jacobins fut telle que l’on a maintenu les troupes requises dix jours plus tôt lors de l’inauguration militaire de la statue de Kléber afin qu’elles puissent intervenir le cas échéant. »
Ce qui est intéressant, ajoute Georges Bischoff, c’est que les deux statues sont restées en place en 1871. «Le général Kléber avait été apprivoisé» et la place a gardé son nom ce qui n’a pas été le cas en 1940. Les autorités allemandes ordonnèrent alors l’enlèvement de la statue et du cercueil transférés par la Wehrmacht au cimetière de Cronenbourg avant d’être réinstallés en 1945.

Goethe, un « nain de jardin » ?

Y a-t-il un ou une absent(e) au royaume des statues strasbourgeoises ? «Peut être Albert Schweitzer… Sans doute parce qu’on pourrait faire du médecin de Lambaréné une figure paternaliste… Alors que tout est plus complexe. Simone Veil est un autre nom cité et il s’agit d’un personnage important qu’il faut honorer. Mais qu’apporterait le fait de lui ériger une statue ? A qui élever des monuments ? A qui rendre hommage ? Personnellement je serais partisan d’une mise en sourdine de cette pratique dont le vrai temps fut l’académisme. Des statues civiles, sans monumentalité ne montrent rien… Quant aux sculptures abstraites, elles relèvent plus du mobilier urbain comme l’illustre la «Spirale Aby Warburg-Monument aux vivants », place de la République. Son message n’apparaît pas…»
Geste altier, taille monumentale, costume majestueux sont essentiels aux yeux de George Bischoff. «Faute de cela, les statues ont des allures de «nains de jardin» » ironise-t-il, en regardant la statue de Goethe, Place de l’Université : «Un blanc-bec flanqué de deux pin ups qui ont l’air de s’ennuyer» (!) Dommage car «Goethe en impose»… et son buste installé dans les jardins du Palais universitaire est «bien plus intéressant». Il restitue le «génie dans la tête du génie». Le buste est généralement le «passe-partout» de la statuaire, sauf dans le cas de Goethe où il exprime une «quintessence» poursuit l’historien décidément admiratif.
Sur la récente flambée de vandalisme qui a frappé les statues, il reste dubitatif… «Déboulonner peut avoir un sens dans le feu de l’action. A froid, cela exprime une saute d’humeur de l’opinion. »
«Panthéon spatial inscrit dans la cité», les statues transmettent «un matériau de mémoire matérielle» qui raconte aussi l’histoire du temps qui les a érigées. Un temps d’avant. Le nôtre doit sans doute réfléchir à la manière de «rendre hommage» et la question est complexe. «Je fais partie de la commission des noms de rues où la politique est désormais celle de la féminisation, ce qui est très bien en théorie», glisse Georges Bischoff, mais en pratique cela risque de faire de Strasbourg un «œuf sur le plat» avec les hommes au milieu et les femmes en périphérie…» Rien n’est jamais simple.

Georges Bischoff devant le monument édifié à la gloire de Goethe, Place de l’Université © Nicolas Roses

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