Grand entretien – Les IS 2020 coûte que coûte !
Pierre-Hugues Herbert (à Prague pour un tournoi) et Christophe Schalk n’étaient pas présents pour ce long entretien avec les actionnaires des IS, mais à l’image de Denis Naegelen de Jérôme Fechter, ces quatre-là parlent d’une seule voix, et vous font découvrir toutes les étapes de leur combat pour maintenir les IS 2020…coûte que coûte !
Or Norme : Dans quelles conditions avez-vous racheté le tournoi et comment avez-vous géré tout ce qui s’est passé depuis ?
Jérôme : Il y a deux ans Denis vend sa société Quarterback et dans ce cadre-là il restait le directeur du tournoi jusqu’en 2021, mais les choses ne se sont pas passées comme prévu…
Il sent rapidement que les actionnaires qui ont pris la main ne sont pas intéressés plus que ça par les IS et envisagent de revendre la date du tournoi, avec le risque que les IS quittent Strasbourg. Denis, à ce moment-là me dit qu’il ne peut pas laisser faire ça comme ça et souhaiterait avoir une équipe d’alsaciens à ses côtés qui permettraient de racheter la date et de maintenir les Internationaux féminins à Strasbourg.On arrive finalement à un accord fin octobre 2019 (qui n’a pas été simple) et on rachète le tournoi en créant une société à Strasbourg qui s’appelle HopIS qui veut dire « Allez les IS » en bon alsacien (rires), mais aussi Hospitalités Organisations Productions International Sport. Et puis tout se passe bien et on se projette sur les IS 2020 dans la continuité mais en essayant d’innover : on avait ainsi annoncé un nouveau village VIP, des concerts en live le soir et quelques autres surprises mais… arrive la crise du Covid-19 et le confinement. On se retrouve à ce moment-là dans une situation d’incertitude totale et on est à deux mois du tournoi ! A cette époque les États-Unis ne sont pas encore touchés par la crise et on se dit déjà en France que ça va être très compliqué d’organiser le tournoi au mois de mai. À partir de là, va se dérouler un scénario où Denis va nous motiver pour tout faire afin de reporter et de maintenir le tournoi 2020.
La suite montrera qu’il a eu raison car en ne prenant pas la décision d’annulation comme l’ont fait Miami ou Madrid, on a alors préservé l’essentiel. En fait on avait le choix : annuler, ou se battre et reporter.
On a fait les comptes avant de se prononcer et on se rend compte qu’annuler nous fait perdre beaucoup d’argent et reporter, nous en fait perdre autant ! Donc on pouvait se dire : si on annule on ne bosse pas et on perd, et si on reporte il faut bosser et on perd autant…et on a choisi la deuxième option.
On est alors au mois de mars et on a tous la trouille. On ne sait pas ce qu’est ce virus et on a un vrai stress par rapport à nos équipes et aux dangers que ça peut représenter pour elles.Mais dans l’ombre on a énormément travaillé et on a dû écrire une quinzaine de scénarii avec des budgets différents et des hypothèses de fonctionnement différentes, pour finalement se dire que si on a racheté ce tournoi au mois d’octobre précédent c’était parce qu’on avait envie de l’organiser et pas pour baisser les bras au premier virus arrivé ! (Rires). Bien sûr, on se rend compte très vite, avant l’été, que ce sera très compliqué même si les conditions sanitaires commencent à s’améliorer en France mais se dégradent aux États-Unis, et à ce moment-là, la WTA était à deux doigts d’annuler le tour.
Or Norme : Il y a donc eu à peu près dix jours où vous avez pensé que la WTA allait annuler le tour et que vous alliez être contraints d’annuler le tournoi ?
Jérôme : On aurait pu maintenir le tournoi sans la WTA mais ça aurait été très différent ; on s’était préparé à faire un tournoi uniquement avec des joueuses européennes…
Très vite on se recentre sur le projet de report, mais on a alors des problèmes très opérationnels à envisager, car on a des salariés qui travaillent avec nous mais aussi des gens qui viennent ponctuellement nous renforcer, des stagiaires, des bénévoles… et quand on reporte ils ne sont plus forcément disponibles, idem pour les ramasseurs de balles qui en septembre ne seront pas allés à l’école pendant 4/5 mois : est-ce que les parents seront d’accord pour qu’ils reprennent une semaine de congés deux semaines après la rentrée des classes ?
Tout cela crée des incertitudes et on décide quand même de tout faire pour que ça se passe ! On se rend compte aussi assez rapidement que commercialement tout est figé, et il n’y a pas un client qui nous dit « je vous signe un chèque en blanc pour septembre ». Tout le monde était dans une incertitude absolue et ça devient très compliqué pour avancer commercialement.
Or Norme : quand est-ce que vous prenez la décision ferme que le tournoi aura lieu et comment vous choisissez la date ?
Denis : on se rend compte tout d’abord que ça va être possible avec la WTA, mais qu’ensuite il y a eu plusieurs facteurs déterminants. Tout d’abord l’annonce surprenante de Roland-Garros, alors que tout le monde avait mis le tournoi parisien du Grand Chelem dans les pertes et profits, les organisateurs annoncent dans un premier temps qu’ils reportent au 20 septembre et ça provoque un émoi dans le monde du tennis professionnel car ils n’ont eu l’accord ni de l’ATP ni de la WTA. Nous n’avons jamais critiqué la décision de la FFT là-dessus car nous la comprenions et nous savions que d’autres tournois cherchaient des solutions pour reporter en septembre. Ainsi, s’ils n’avaient pas pris la parole tout de suite il se seraient retrouvés avec un calendrier impossible à respecter, et donc ils ont eu 100 % raison en tant que tournoi du Grand Chelem, de prendre une longueur d’avance sur les autres.
À ce moment-là on est en relation avec la WTA, qui est un peu vexée que Roland-Garros ait annoncé son report unilatéralement, mais en même temps on garde un dialogue quotidien avec eux et on leur explique qu’ils sont un organisme mondial mais qu’ils doivent avoir une vision spécialisée par territoire, et que tous les territoires n’ont pas les mêmes dégâts liés au Covid et n’en sont pas au même stade dans la progression du virus, et qu’il faut donc absolument qu’ils en tiennent compte.
Au cours d’innombrables coups de fil et plusieurs visio-conférences, on a tenté de leur expliquer qu’on était une des régions les plus touchées avec l’Italie, et en premier, mais qu’à partir de maintenant on s’en sortait aussi plus rapidement et qu’on ne pouvait pas nous traiter comme l’Asie ou les États-Unis, et donc on a demandé à nous positionner la semaine avant Roland-Garros comme d’habitude, donc le 13 septembre. Mais on découvre à ce moment-là qu’Indian Wells, Rome et Miami veulent aussi rejouer ainsi que Madrid et évidemment, ils veulent tous des dates de septembre et là, il y a maintenant embouteillage !
Il faut donc rediscuter, échanger mais on a très vite convaincu qu’on était la préparation naturelle pour Roland-Garros et que d’un point de vue sanitaire c’était aussi plus simple à organiser, les deux tournois étant dans le même pays, notamment pour la circulation des joueuses, et donc on nous a laissé la semaine avant Roland-Garros.
Cependant on devait débuter le 13 septembre, soit le lendemain de l’US Open, avec une sérieuse inquiétude : comment les joueuses vont-elles se rendre en France ? Et puis finalement Roland-Garros décide de décaler d’une semaine en accord avec la WTA et du coup on est maintenus la semaine avant Roland-Garros… mais avec des gros tournois face à nous, en l’occurrence Rome qui est d’habitude la semaine avant nous. Mais on s’est dit qu’on verrait comment ça évolue même si on partait un peu dans l’inconnu. On a donc continué à avancer, et puis les circonstances malheureuses pour Madrid ont été à notre avantage, puisque Madrid, sous la pression des autorités sanitaires espagnoles, décide d’annuler le tournoi qui devait démarrer après l’U.S. Open.
Par effet domino, la WTA demande donc à Rome d’avancer son tournoi et on se retrouve dans une situation un peu hybride où la finale de Rome aura lieu le lundi 21/09 alors qu’on aura démarré le tournoi le 20 et donc tout le gros du tournoi de Rome sera terminé, ce qui aura pour conséquence vraisemblable pour nous, de récupérer des joueuses qui auront été éliminées relativement tôt à Rome, et à partir du 22 on n’a donc aucun tournoi en face de nous pour la première fois dans l’histoire. Ça devient donc une réelle opportunité pour nous et on va sans doute avoir un tableau de joueuses exceptionnel, qui sera peut-être le plus beau de l’histoire des IS, ce qui est absolument incroyable étant données les circonstances !
En effet jusqu’à présent on est toujours avant Roland-Garros et on a toujours la même problématique : les meilleures joueuses du top 10 préfèrent se préparer sur place au tournoi du Grand chelem et donc ne jouent pas la semaine avant, car dans le calendrier tel qu’il est conçu elles jouent Madrid et Rome et si elles honorent leur classement, elles jouent sept ou huit matchs de suite à Madrid et autant à Rome, et donc elles s’arrêtent la semaine avant Roland-Garros. C’est ce qui nous empêche souvent d’avoir des top 10, or cette année il n’y a pas Madrid et il n’y a plus de tournoi en face de nous, donc notre espérance c’est que des joueuses qui vont perdre très tôt à Rome et on espère qu’il y en aura (rires) viendront chez nous, d’autant plus qu’il y a des joueuses qui n’iront pas à l’U.S. Open pour pouvoir bien se préparer sur terre battue pour Roland-Garros. Ainsi Il y a déjà six joueuses du Top 10 qui ne vont pas à l’U.S. Open. Elles vont à Rome et après il y a Strasbourg avant Roland-Garros. En tout cas, a priori les circonstances ne sont pas défavorables, et on peut donc penser qu’on aura le meilleur plateau de l’histoire des IS ce qui est absolument fou alors qu’on pensait avoir le plus mauvais tableau de l’histoire !
Maintenant il reste une incertitude, c’est l’évolution du virus, mais on est dans mais dans des conditions strictes de respect des jauges, c’est-à-dire moins de 5000 personnes par jour et on prendra zéro risque : on a mis en place un énorme protocole sanitaire en collaboration avec l’ARS. On a été obligés de s’adapter et de repenser tout comme par exemple le village, afin de pouvoir accueillir les gens en toute sécurité et qu’on soit un exemple : montrer qu’on est capable d’organiser un événement de cette ampleur-là en toute sécurité et en toute convivialité. Et puis tous les partenaires du tournoi, y compris Or Norme, nous ont dit rapidement qu’on pouvait compter sur eux cette année, et il y a eu une vraie solidarité ainsi qu’une vraie envie de se retrouver.
Or Norme : Votre motivation de départ pour racheter le tournoi, c’était de maintenir la date à Strasbourg et c’était un message fort de dire que c’étaient quatre alsaciens à la tête de cette nouvelle équipe. Est-ce que ce message-là a été porteur par rapport aux partenaires, notamment en termes de solidarité ?
Denis : Pour ceux qui le savent sans aucun doute mais tous ne le savent pas ou en tout cas n’en ont pas conscience.
Le modèle économique du tennis mondial fait qu’être organisateur d’un événement, c’est avoir l’exclusivité de l’organiser à une certaine date. Dit autrement, on devient propriétaire d’un actif qui est une date dans le calendrier et ça, il faut bien comprendre que le fait qu’il y ait des alsaciens qui se soient réunis pour dire qu’ils voulaient conserver cette propriété et se battre pour que le tournoi reste en Alsace, c’est quelque chose que les initiés ont compris. Ils nous en sont reconnaissants mais je ne suis pas sûr que le grand public s’en rende compte. Ce tournoi n’appartient en rien à Strasbourg mais il appartient à ceux qui ont la licence et la date, et il aurait donc pu être déplacé ailleurs mais notre envie c’était de le maintenir à Strasbourg quoi qu’il en coûte ! Il faut dire aussi qu’on a eu le soutien des collectivités notamment de la Région, mais aussi de l’Eurométropole et de la Ville de Strasbourg, même si la période électorale n’a pas facilité les choses. On a aussi un partenaire historique privé qui est Engie, qui est un acteur historique du tennis féminin et qui nous a tout de suite assuré de son soutien.
La Fédération Française de Tennis a également été exemplaire : c’est la seule fédération à notre connaissance, qui a tout de suite réagi face au Covid et qui a dégagé un fond de 35 millions d’euros d’aide à tous les grands acteurs du tennis, que ce soient les grands tournois ou les athlètes, et on nous a répondu, suite à notre demande d’aide, au-delà de nos espérances. La FFT nous a dit « Vous êtes le premier tournoi de tennis féminin en France et vous faites partie du patrimoine du tennis français et c’est pourquoi on va vous aider car on ne veut pas que ça disparaisse ! »
Or Norme : Justement, pouvez-vous nous dire comment vous allez vous en sortir financièrement ?
Jérôme : Il faut bien comprendre la situation économique dans laquelle on est quand on prend la décision du report : on a une certitude, c’est qu’on aura des frais d’organisation supérieurs à ceux qu’on a d’habitude. On a des frais d’organisation qui sont intangibles et à ça, on doit rajouter des frais sanitaires supplémentaires qui sont relativement importants, et en face de ça on sait qu’on pourra vendre au maximum 50 % de la billetterie et qu’on aura des entreprises auxquelles on va vendre aussi à peu près 50 % des hospitalités, donc on sait qu’on aura une perte très importante, mais on a pris la décision de l’assumer en essayant ensuite de mobiliser autour de nous pour ne pas manger la feuille complètement ! On a obtenu un report de nos échéances de crédit de la part de la banque, mais on a racheté un fonds de commerce sur lequel on paye des taxes et des droits de transfert : ainsi on est plombé au départ de près de 300.000 euros qu’on ne peut pas amortir sur plusieurs années… c’est dans notre premier bilan, et derrière on se prend la crise du Covid !
On est donc prudent sur notre premier compte d’exploitation en termes de charges et on essaie notamment d’en mutualiser certaines avec ma société (Tennis Addict/Karanta).On partait sur un budget à l’équilibre pour cette année avant la crise, donc on sera fortement déficitaire cette année mais moins déficitaire théoriquement que si on annulait purement et simplement le tournoi.
Le scénario du pire ce serait le huis clos car on n’aurait pas le chiffre d’affaires de la billetterie ni des partenariats/hospitalités et là ça serait catastrophique. On devrait donc à peu près sauver l’année et assurer le remboursement de la dette mais c’est tout, et en espérant qu’on n’aura pas de désistement !
Or Norme : Est-ce que d’ores et déjà vous pouvez tirer des enseignements de ce que vous avez vécu pendant cette folle période ? Cette épreuve incroyable que vous avez traversée tous ensemble ne vous a-t-elle pas renforcés ?
Denis : Pour reprendre une phrase célèbre qui est une façon ou plutôt un guide de ma vie en général : « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ! ». Oui, cela nous a rendu plus forts, contre les éléments, contre l’adversité, et plus soudés.
Jérôme : Sans aucun doute cette épreuve a été aussi bénéfique, car même si on se connaissait, on n’avait jamais travaillé ensemble et vues les circonstances ça a été d’une grande fluidité et d’une complémentarité extraordinaire. J’ai beaucoup appris aussi et je suis là aussi pour apprendre aux côtés de Denis. Mais c’est sûr que les circonstances ont accéléré ma formation ! (Rires)
Toutes les semaines nous étions en réunion tous les quatre et on devait prendre en compte l’évolution de la situation. Denis a vraiment impulsé cette dynamique de ne pas lâcher l’affaire ; on n’était pas forcément tous d’accord au départ, mais une fois qu’on était OK on a tous poussé dans le même sens, Christophe (Schalk) avec tout ton réseau, et Pierre-Hugues (Herbert) nous a donné beaucoup d’informations avec sa connaissance des joueuses et joueurs professionnels.
Or Norme : Quel a été l’apport de Pierre-Hugues dans l’équipe et comment vous répartissez-vous les rôles ?
Denis : Concernant Pierre Hugues, je parle avec lui depuis 12 ans et je le connais bien. Je lui avais dit de réfléchir à son avenir et qu’avec une participation minoritaire dans les IS il ne gagnerait peut-être pas d’argent mais qu’il n’en perdrait pas et que ça avait du sens pour lui. Il nous a rejoint et nous en sommes très heureux. On avait besoin d’avoir une équipe qui ait du sens et Pierre-Hugues amène une partie de ce sens. Sur le circuit mondial, il a des informations qu’on n’a pas, il a plus de proximité avec les joueuses et il a sa vision du joueur alors que nous avons une vision d’organisateurs.
Jérôme : Concernant la répartition des rôles, Denis est le président et je suis le directeur général ; on codirige le tournoi. Je m’occupe également de la partie commerciale sur les clients existants à qui on essaye de proposer d’autres choses que ce qu’ils ont fait les années précédentes. Christophe, lui, s’est focalisé sur la prospection et les nouveaux clients.
Denis s’occupe plus des relations avec les institutionnels et les joueuses. Je gère aussi la partie BackOffice en partie avec les ressources de mon entreprise.
Enfin il ne faut pas oublier Madeline Jorant qui, bien sûr, en tant que directrice opérationnelle, a une contribution très importante sur l’organisation du tournoi. Mais nous sommes une jeune entreprise et tout cela n’est pas figé : c’est avant tout un travail d’équipe !