Huit décennies plus tard… « Bonsoir, je suis Henriette »
C’est une histoire sur la fragilité de nos vies et sur le destin qui, au-delà des circonstances, s’ingénie parfois à sceller des rencontres incroyables. L’une d’elles a eu lieu en janvier dernier à Strasbourg. Ses protagonistes sont un artiste français de légende, sa fille, son petit-fils et Henriette Urban-Lerner, aujourd’hui nonagénaire, qui nous a confié ses souvenirs de toute petite fille…
Pour la petite Henriette Lerner, alors seulement âgée de neuf ans, la vie a soudain basculé le 11 septembre 1942 et ses souvenirs de plus en plus diffus, plus de huit décennies plus tard, ne lui permettent plus que de raconter l’essentiel : « Comme beaucoup d’autres juifs, mes parents et moi avons été raflés dans notre maison de Lens et nous nous sommes dans l’après-midi retrouvés dans un train de voyageurs qui s’est arrêté à la gare de Lille-Fives, une gare de triage qui n’existe plus depuis longtemps aujourd’hui » se souvient Henriette en essayant d’être la plus précise possible dans son récit.…
« À un certain moment, maman a quitté le compartiment dans lequel nous nous trouvions et est revenue un peu plus tard accompagnée d’un cheminot. Je me souviens qu’elle m’a alors dit que je devais quitter le train et suivre cet homme, qu’il allait me sauver. J’ai obéi, j’ai quitté le train après avoir dit au-revoir à mes parents. Je ne pouvais évidemment pas deviner que je les voyais pour la dernière fois. Après la guerre, j’ai su qu’un autre train, les avait ensuite conduits à Auschwitz et qu’ils ont été assassinés là-bas. C’est un de nos voisins, lui aussi déporté mais qui a survécu, qui a témoigné de tout ça » raconte Henriette, la voix blême…
DES CHEMINOTS HÉROÏQUES
L’épisode est raconté avec respect et grand talent dans Sauvons les enfants, un documentaire réalisé par Catherine Bernstein, qui a été présenté à Strasbourg devant une salle comble le 21 février dernier, dans le cadre de Vrai de vrai, l’excellent Festival des Étoiles du Documentaire organisé par Le Lieu Documentaire.
Les cheminots de cette gare ont donc mis en oeuvre l’un des plus grands sauvetages de juifs en partance pour Auschwitz et la petite Henriette fut parmi ces rescapés. « Je me souviens juste que ce cheminot m’a conduite dans une maison qui faisait face à la gare. J’ai été recueillie par la famille Fies qui y habitait et j’y suis restée quelques mois. Je me souviens que la toute première fois où je suis sortie en ville avec Mme Fies, j’ai été effrayée par le tout premier soldat allemand que j’ai vu et je me suis brusquement réfugiée derrière son dos. Elle m’a expliqué ensuite qu’il fallait que je me calme et que je ne montre rien. J’ai réalisé plus tard à quel point ces cheminots qui nous ont sauvés et cette famille avaient été courageux. Mais pour être franche et autant que je me souvienne, je n’avais cependant pas vraiment conscience du danger que nous courions… »
La douleur est encore là, même aussi longtemps après. Henriette ne parvient pas à répondre à la question sur les suites de sa brutale séparation avec ses parents. Les mots ne sont pas audibles, ils s’étranglent dans sa gorge…
Prise en charge plus tard par une « organisation juive » (elle n’a appris les détails que très longtemps après la guerre), Henriette a rejoint son oncle et sa tante dans le département de la Creuse, à une vingtaine de kilomètres du chef-lieu, Guéret, où, d’origine lorraine, ils s’étaient réfugiés dès le début de la guerre. Mais, après l’invasion de la zone libre par les troupes allemandes, les menaces de rafles se répétant de plus en plus, il a été décidé d’évacuer les enfants vers Limoges, dans une maison d’enfants. Et c’est là que le destin va lui faire croiser le destin du mime Marcel Marceau (qui s’appelait encore Marcel Mangel – ndlr)…
« J’AI FINI PAR VIVRE AVEC CETTE ABSENCE »
Marcel Mangel a alors vingt ans. Sa famille d’origine polonaise (tout comme les parents d’Henriette) a fui Strasbourg pour se réfugier en Haute-Vienne où Marcel est devenu moniteur de théâtre, une simple « couverture » en fait car il a déjà rejoint les rangs de la Résistance locale et choisi son surnom, qui deviendra plus tard son nom de scène : Marceau.
Henriette ne restera que quelques jours à Limoges. Avec Juliette, une autre fillette de son âge, elle est confiée aux bons soins de son moniteur de théâtre qui doit les accompagner jusqu’à la maison d’enfants du couple Hagnauer à Sèvres, dans la proche banlieue parisienne, un internat qui cachait une centaine d’enfants juifs. « Je n’ai aucun souvenir du voyage » dit aujourd’hui Henriette. « À vrai dire, je ne sais pas non plus pourquoi Juliette et moi avons été les seuls enfants transférés à Sèvres. En revanche, je me souviens bien de cette maison. Dans mon souvenir, elle était très belle, une grande cour, un grand jardin et tout autour l’immense forêt de Saint-Cloud où nous nous promenions souvent. Marcel est resté quelques mois avec nous, j’ai su plus tard qu’il avait suivi les cours de Charles Dullin et de Jean- Louis Barrault qui lui enseignèrent les bases de l’art du mime. » « À la maison de Sèvres, Marcel nous faisait jouer des saynètes de théâtre muettes. J’ai râlé plus d’une fois car jamais il ne me confiait un rôle. J’étais celle qui racontait au public… Il a fini par me donner un truc qui n’a duré peut-être que quelques secondes, mais au moins j’ai joué ! Un jour, il a attrapé la grippe et tous les moniteurs de la maison l’ont mis en boîte, comme s’ils l’enterraient. Il s’est volontiers prêté au jeu… Quelques « Je n’ai aucun souvenir du voyage » dit aujourd’hui Henriette. « À vrai dire, je ne sais pas non plus pourquoi Juliette et moi avons été les seuls enfants transférés à Sèvres. En revanche, je me souviens bien de cette maison. Dans mon souvenir, elle était très belle, une grande cour, un grand jardin et tout autour l’immense forêt de Saint-Cloud où nous nous promenions souvent. Marcel est resté quelques mois avec nous, j’ai su plus tard qu’il avait suivi les cours de Charles Dullin et de Jean- Louis Barrault qui lui enseignèrent les bases de l’art du mime. »
« À la maison de Sèvres, Marcel nous faisait jouer des saynètes de théâtre muettes. J’ai râlé plus d’une fois car jamais il ne me confiait un rôle. J’étais celle qui racontait au public… Il a fini par me donner un truc qui n’a duré peut-être que quelques secondes, mais au moins j’ai joué ! Un jour, il a attrapé la grippe et tous les moniteurs de la maison l’ont mis en boîte, comme s’ils l’enterraient. Il s’est volontiers prêté au jeu… Quelques mois plus tard, Marcel a quitté la maison de Sèvres, sans qu’évidemment nous ne sachions ni pourquoi ni où il était allé… »
Henriette reconnaît bien volontiers aujourd’hui que toutes ces années de guerre vécues au milieu des Allemands l’ont été « avec l’innocence de l’enfance ». En août 1944, quelques jours après la libération de Paris, elle se souvient des « troupes alliées qui paradaient sur les grands boulevards de Paris » puis de son oncle creusois, venue la chercher au pensionnat… Un peu plus d’un an plus tard, son oncle (devenu son tuteur) rejoindra avec sa famille sa ville d’origine, Merlebach, enfin libérée elle aussi comme toute l’Alsace-Moselle et c’est là, qu’un peu plus tard, elle apprendra le drame vécu par ses parents : « Un jour, j’ai écouté, à travers une porte entrouverte, le témoin rescapé d’Auschwitz qui a raconté la fin de mes parents. Maman est décédée à peine quinze jours après son arrivée au camp, papa a tenu un an de plus. Je n’avais pas onze ans quand j’ai entendu ce qui était arrivé à mes parents… Mes cauchemars ont commencé et, depuis, à chaque fois que je reparle de tout ça, ils reviennent… J’ai fini par vivre avec cette absence… »
« BONSOIR, JE SUIS HENRIETTE… »
Henriette aura attendu près de 35 ans pour revoir le mime Marceau. « C’était à Paris, lors d’un de ses spectacles, en 1978. Je suis allée dans les coulisses, il ne m’a bien sûr pas reconnue physiquement mais il s’est souvenu très bien qui j’étais quand je lui ai parlé. J’ai encore le programme qu’il m’a dédicacé, j’ai sa signature et il y a un mot : “À Henriette depuis 1944, rappelle- toi, aujourd’hui avec le coeur fidèle de Bip” (le personnage que le mime Marceau interprétait sur scène – ndlr). »
Encore plus tard, elle revit Marceau pour une dernière fois. « Nous étions dans les années 80 et le mime était venu jouer à Strasbourg. Nous nous sommes longuement promenés ensemble dans le quartier de la rue des Magasins, près de la gare centrale, là où il était né en 1923… » se souvient Henriette avec une grande émotion.
Enfin, il y eut cet incroyable moment, en janvier dernier au cinéma Star où Camille, la fille aînée de Marcel Marceau, était venue pour présenter le superbe documentaire L’Art du silence consacré à son père, disparu en 2007 (dans ce film apparaît le danseur professionnel Louis Chevalier, son fils, le petit-fils de Marcel Marceau, filmé dans une bouleversante évocation de l’art de son grand-père – ndlr).
Après la fin du film, un court débat avec le public avait été prévu par les organisateurs. À un certain moment, une vieille dame s’est dégagée du rang de fauteuils où elle avait vu le film et, au lieu de se diriger vers la sortie, a rejoint de son pas tranquille mais mal assuré le devant de la scène où Camille finissait de répondre à une question. Elle s’est emparée calmement du micro et a dit simplement : « Bonsoir, je suis Henriette… »
Aujourd’hui encore sous le choc de cette rencontre totalement inattendue, Camille Marceau se souvient du moment avec émotion : « Ce passage du manuscrit de mon père consacré à cet épisode, nous l’avons tout de suite choisi avec ma soeur Aurélia pour les lectures que nous donnons régulièrement du livre Histoire de ma vie (le livre a été présenté par les deux filles de Marcel Marceau en septembre dernier aux Bibliothèques Idéales à l’Aubette – ndlr). Alors, bien sûr, immédiatement, j’ai su qui était cette vieille dame devant moi, ma gorge s’est nouée subitement et les larmes sont montées dans mes yeux. Plus tard, j’ai longuement parlé avec elle et je l’ai trouvée bouleversante. Décidément, Strasbourg est pour moi une ville incroyable et représente une véritable croisée des chemins : mon père y est né, l’a quittée, y est revenu. Pour le centenaire de sa naissance en septembre dernier, nous sommes venues avec ma soeur Aurélia présenter le livre devant cette salle comble et ce fut un moment intense.
Et voilà que quatre mois plus tard, en janvier dernier, dans cette salle de cinéma et en présence de mon fils Louis qui marche sur les pas de son grand-père, le destin me fait rencontrer Henriette. La fille de Marcel Marceau, son petit-fils et la vieille dame dont il a sauvé la vie il y a plus de huit décennies, tous trois réunis à Strasbourg si longtemps plus tard : je n’oublierai jamais ce signe du destin, jamais… »