Jean-Noël Dron (TRASCO) : « Cette épreuve m’a appris la patience… »

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Avec seize restaurants à son actif (la plupart à Strasbourg mais aussi en Lorraine, à Reims et à Paris), le président du groupe TRASCO revient sur les conséquences de la crise sanitaire de ces derniers mois et raconte comment lui-même et ses collaborateurs ont réagi et entendent aujourd’hui relever les défis…

Tout d’abord, comment avez-vous « encaissé » l’annonce du confinement le 14 mars dernier à 20h. On peut imaginer que ça a constitué pour vous un énorme choc…

« Non, pas vraiment ou plutôt « plus vraiment » : depuis la dernière semaine de février et le début des gros problèmes en Italie, les mauvaises nouvelles s’enchainaient…  Les uns après les autres, des segments complets de clientèle se sont fermés, comme des lampes qu’on éteint, soudainement, simplement, on-off.. Les premiers ont été les Tour Operators, pays après pays, qui ont commencé a annuler dès la  fin février les réservations jusqu’au 15 mars, puis quelques jours plus tard jusqu’au 30 mars. Puis le Parlement européen a annulé sa session. Ce fut ensuite le tour des entreprises à partir du 2 mars, enfin la clientèle strasbourgeoise a aussi, dans la seconde semaine de mars, commencé à décliner sérieusement. Souvenez-vous quand même que le jeudi 12 au soir, le Président en personne demandait au plus de 65 ans de rester chez eux… On sentait bien que quelque chose de majeur était en train de se passer. On n’était plus dans la simple et petite séquence conjoncturelle. En Alsace, nous avons ressenti tout cela très vite et très fort en raison de notre proximité avec Mulhouse. Mes directeurs, dans le reste du pays, ne s’alarmaient pas trop, à Paris la seconde semaine de mars fut presque normale. Ce sont eux qui ont été réellement surpris par l’annonce du Premier ministre, nous ne l’avons pas été vraiment, à Strasbourg…

En quelques heures, quand on apprend que le service du samedi soir sera le dernier avant longtemps, on peut quand même imaginer la stupeur de vos responsables d’établissements…

C’est exactement ça. Ils nous ont bien sûr tous appelés dans la minute. On leur a dit de faire leur service et de nous retrouver pour une conférence téléphonique  à 22h30. On avait donc trois heures devant nous : on a crée des check-lists de fermeture, en essayant de ne rien oublier et de rester le plus calme possible, technique. Pour nous c’était nouveau, on a fait comme si nos restaurants devaient fermer leurs portes pour des vacances, à la nuance près que dans le groupe, pas un seul restaurant ne ferme pour des vacances, on est ouvert 365 jours sur 365… Quand un restaurant ferme, c’est qu’il est en travaux. Le lendemain, comme tous mes autres collègues restaurateurs, on a complètement nettoyé nos restaurants, on a donné toute la marchandise qui était dans nos chambres froides à nos employés et à quelques associations. On a donc fait en sorte qu’à midi le mardi suivant, début officiel de l’interdiction de circuler, tout soit en ordre.  Et dès le lendemain, avec la chef-comptable qui a continué à venir à son bureau et deux personnes chargées des ressources humaines en télétravail, on a continué, avec mon directeur général, à « faire tourner la boutique »… On a tout mis en place pour bénéficier des mesures prises par l’Etat, en tout premier lieu le chômage partiel qui est sûrement et de loin la mesure la plus importante dont le secteur de la restauration a pu bénéficier, car ce sont des métiers de main d’œuvre et 35 à 40% de nos chiffres d’affaires sont consacrés à la masse salariale. Nous avons aussi mis en place le décalement des remboursements d’emprunts et bien sûr, activé les possibilités de prêts garantis par l’Etat. S’il n’y avait pas eu cette mesure automatique et universelle de chômage partiel, les dégâts auraient été immenses et même irréversibles pour beaucoup de restaurateurs…

Et du côté des assurances ?..

L’énorme majorité des contrats ne couvrent pas la perte d’exploitation en cas de pandémie. Mais je pense qu’il est moralement inacceptable que les sociétés d’assurance ne puissent intervenir, même partiellement, sur un événement tel que celui-ci. Certaines assurances mutualistes l’ont fait spontanément parce qu’elles ont compris qu’il en allait de la place des entreprises dans la vie de la cité. C’est remarquable mais cela reste isolé à cette heure…  Il y a un autre sujet similaire, celui des loyers.  L’enjeu n’était pas d’aller chercher un décalage ou un étalement des paiements mais bel et bien une annulation partielle ou totale sur cette longue période de fermeture contrainte. De réels arguments juridiques existent mais nous avons choisi de contacter un à un nos différents propriétaires pour une négociation individuelle, au cas par cas. Au final, j’ai obtenu toute la palette des réponses possibles… Deux négociations m’ont particulièrement marqué par leur bon esprit, par leur qualité et pour tout dire par leur élégance, l’une avec des investisseurs privés pour le Brant et l’autre avec un propriétaire institutionnel pour le Broglie. Pendant cette période, la quasi totalité des propriétaires des murs de nos restaurants ont semblé prendre la mesure des événements qui se déroulaient sous leurs yeux mais je lisais ce matin que moins de 7% ont concrètement annulé leurs loyers en totalité ou partiellement… Cela laisse songeur sur le sens du mot concerné.

© Nicolas Roses

Et puis, heureusement, est revenu le moment du déconfinement, et là on imagine également qu’il a fallu faire face à la remise en route de l’ensemble des restaurants…

C’est une image mais en fait, pour nous, c’est comme si nous avions eu à gérer seize ouvertures simultanées de nouveaux restaurants. C’est un énorme travail. Au fil du temps des dates étaient évoquées. On s’était déjà préparé (sans trop y croire) à ouvrir début mai, puis (plus sérieusement) vers le 15 mai. Grâce au Groupement des restaurateurs et notamment à Roger Sengel, Jacques Chomentowsky, Pierre Siegel et Christophe Weber qui ont fait un énorme et formidable travail d’information à toute la profession tout au long du confinement, nous avons pu anticiper de nombreux points fondamentaux : le protocole sanitaire, les modalités de la distanciation etc.. On a fait vraiment attention à mettre en place les distances préconisées, en allant même au-delà quand c’était possible car on a souhaité qu’en revenant chez nous, nos clients retrouvent certes l’ambiance qu’ils aiment mais surtout, qu’au premier coup d’œil, ils remarquent que les recommandations sanitaires sont appliquées avec soin, ceci sans pour autant avoir l’impression d’entrer dans un hôpital.D’ailleurs notre document interne à ce sujet s’est appelé « Rassurer sans psychoser ». On a revu l’ensemble des cartes puisqu’on a fermé en hiver pour réouvrir en été, on a élaboré des fiches techniques, préparé des offres commerciales pour l’ouverture, assuré la livraison des terrasses, matérialisé les emplacements, veillé au remplacement des arbres, anticipé la révision de nos machines à café, de nos tireuses à bière, de nos climatisations, de nos bacs à graisse, de toutes nos lignes de chaud et nos brûleurs dans les cuisine, tenté d’anticiper au mieux notre activité pour calibrer au plus juste nos plannings et finalisé en dernière minute le protocole sanitaire , etc, etc… Bref tout ce qui fait notre quotidien, sauf que là, c’était tout à cou multiplié par 16… Sincèrement, on a laissé le moins de place possible au hasard, de façon à se consacrer à 100% au service de nos clients au moment de la réouverture…

On se rencontre pour cet entretien le 9 juin, en raison de nos délais de bouclage. Une semaine après la réouverture des restaurants, il n’est bien sûr pas possible de raisonner à très long terme. Mais la saison d’été s’ouvre. Quel est votre espoir concernant ces deux ou trois prochains mois ?

C’est simple : très pragmatiquement, il est impossible que ce soit une bonne saison. Maintenant, jusqu’à quel point sera-t-elle décevante ? Moyennement, énormément ? Se dira-t-on qu’on ne s’en est finalement pas si mal sorti ? Honnêtement, je n’ai à ce jour aucun indicateur qui pourrait au moins m’indiquer une tendance. On a anticipé sur une saison d’été très mauvaise en se disant qu’au final, on ne pourrait avoir que de bonnes surprises…

Et sur un plan plus personnel, plus intime presque, comment considérez-vous ce qui s’est passé et au-delà, quelles sont les leçons que vous tirez en ce qui concerne l’être humain que vous êtes ?

Vaste sujet. Personnellement, j’ai toujours été quelqu’un de très, très impatient. Ce que cette épreuve m’a imposé, c’est la patience, cette principale vertu pour faire face à des événements sur lesquels notre emprise est quasi nulle. Le jeune chef d’entreprise que j’ai été pensait un peu naïvement qu’il lui suffisait de vouloir et de beaucoup travailler pour que les choses se mettent automatiquement, même avec difficulté, en place. Là j’ai compris qu’il me faut apprendre et cultiver la patience car rien ne va se résoudre facilement et rapidement.

Et puis personnellement, c’est la première fois de ma vie que je vis H24 en famille. Comme nous avons été très scrupuleux dans le respect des règles du confinement notre famille s’est repliée tout naturellement sur elle même. C’est bien simple, je n’avais jamais connu ça, même enfant. La routine familiale, les courses, les devoirs, tous les repas ensemble sur une longue période, pour un restaurateur c’est de la science fiction… Résultat : quand elle a entendu qu’on allait pouvoir réouvrir les restaurants  mon épouse m’a dit : « Tu vas nous manquer ! » A quelque chose malheur est bon. »

 

Jean-Noël Dron, président du groupe TRASCO © Nicolas Roses