Jérémy Keil, propriétaire de trois boulangeries à Strasbourg « Si ces conditions démentielles perdurent, nous ne dépasserons pas 2025… »

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 Article publié dans « Escales », numéro 49 d’Or Norme paru à la mi-juin 2023, dans le cadre du dossier « Les artisans et PME faces aux crises ». Lire le magazine en ligne 

Rencontre avec un bosseur et un passionné dans l’âme. À partir de son « historique » boulangerie de la rue Wimpheling, rachetée en 2006, Jérémy Keil, âgé aujourd’hui de 45 ans, a ouvert deux autres boutiques, une boulevard de la Marne et la troisième, lancée il y a deux ans seulement, dans un des immeubles flambant neufs du quartier d’affaires du Wacken. Avec son épouse à ses côtés, tous deux solidaires comme jamais, il fait front de toutes ses forces pour surmonter cette accumulation de crises qui impacte si fort sa profession et assombrit son avenir et celui de ses 25 salariés…

Mon propos ne tient pas compte de notre ouverture au Wacken, trop récente pour être encore analysée ici. Sur nos deux autres boutiques, avant le début de la crise sanitaire, entre notre activité classique de boulangerie, avec nos autres activités de traiteur pour le déjeuner et de snacking toute la journée, et nos fournitures de buffets pour les réceptions, on travaillait plutôt très bien. Le Covid est venu tout stopper net. Du jour au lendemain, on est passé de plus cent sandwichs par boutique à zéro. Le phénomène du télétravail a aggravé cette perte d’activité, et d’ailleurs, à ce jour encore, on n’a plus retrouvé l’activité normale pour la partie déjeuner. J’estime à 40 % notre perte de chiffre d’affaires depuis l’arrivée du virus. Aujourd’hui, elle est encore de moins 15 à moins 20 %.
Pour la troisième boutique du Wacken, ce fut encore plus violent. Une semaine après notre ouverture, en mars 2021, Macron reconfinait tout le monde. Là-bas, d’un seul coup, il n’y avait plus personne dans les bureaux des très grosses sociétés présentes sur le site. Le siège du Crédit Mutuel, avec qui nous avions des accords, abrite en temps normal près de 1400 personnes. Pendant des mois, ils n’ont été qu’une centaine à être physiquement présents à leur bureau. Sur un chiffre d’affaires prévisionnel de 800 000 €, on a à peine réalisé 300 000 € la première année…
Sur les deux premières boutiques, on a tout tenté pour développer d’autres axes de produits, comme la tarterie par exemple ou certaines offres en matière de pâtisserie. On n’a pas tout de suite remplacé ceux de nos salariés qui nous ont quittés, ça a donné une bouffée d’air en matière de trésorerie.

Mais c’est l’annonce de l’augmentation incroyable du coût de l’électricité qui a été un coup de tonnerre pour nous : au total, ça faisait d’un seul coup 24 000 € supplémentaires par an pour notre premier établissement, qui allait amputer directement notre bénéfice. Pour la seconde boulangerie, ce fut encore pire, notre facture gaz a été multipliée par huit dès le mois de janvier dernier !

Mon épouse et moi-même, nous avons alors redoublé d’efforts, nous nous sommes vraiment donnés à fond, corps et âme. On est passés du six jours sur sept à sept sur sept, de huit heures par jour à onze, voire douze heures, quelquefois. C’était la seule solution pour espérer survivre. On a remplacé ni la vendeuse ni le boulanger quand ils sont partis, pour nous, ça voulait dire travailler de cinquante à soixante heures par semaine ! Pas moyen de produire plus puisque pas de moyens pour embaucher du personnel supplémentaire. C’est l’histoire du serpent qui se mord la queue ! En boulangerie, une personne de plus doit se traduire par 100 000 € de chiffre d’affaires supplémentaire. Ce n’est pas jouable ! Avec mon épouse, nous avons finalement trop tiré sur la corde. Maintenant, on a le revers du bâton : en ce qui me concerne, je suis atteint d’une sciatique sévère. Je ne devrais même pas travailler dans ces conditions-là, je devrais être à l’hôpital pour une infiltration… Notre vie privée, avec nos enfants de neuf et quatorze ans, s’est dégradée. Nous n’avons pas pris le moindre jour de vacances ces trois dernières années, nos boutiques ne ferment plus… et ce sont nos propres parents qui s’occupent de nos enfants, l’été…

Concrètement, on a senti arriver les gros problèmes avec la rapide augmentation des matières premières, immédiatement après le début du conflit en Ukraine. Le beurre est passé de 7,50 € le kilo à pas loin de 12 € aujourd’hui. Idem pour l’huile ou encore le lait. Même la farine a augmenté brutalement, de 12 % environ…

Et puis, tout se complique autour de nous et ça n’arrange rien. Prenez l’augmentation délirante du coût du parking décidée par la municipalité actuelle. Elle impacte directement nos salariés, dans la tranche 9h-midi essentiellement. Nos élus savent-ils qu’une autre solution que la voiture n’est pas toujours possible pour ceux qui travaillent en ville et habitent quelquefois loin de Strasbourg ? Il est déjà compliqué pour nous de conserver notre personnel, mais cela devient impossible de le faire quand une boulangerie, à la campagne, propose à ses salariés de stationner leur véhicule dans sa cour !

L’avenir est peu lisible. Nous sommes encore protégés par un contrat jusqu’à fin 2023, en ce qui concerne ES. Idem pour le gaz dans l’autre boutique. Au-delà, on ne sait rien… mais j’espère qu’ils vont cesser ces augmentations de malades, car, à mon avis, la guerre de l’Ukraine a bon dos… D’autant qu’il n’est pas question pour nous de tout répercuter sur nos prix de vente : on a temporisé, au début, et ce fut d’ailleurs peut-être une erreur. On aurait peut-être pu augmenter tout de suite nos prix à l’automne dernier, car tout le monde ne parlait alors que d’inflation. On a fini par réajuster nos prix de 10 à 15 % à la fin du mois d’avril dernier. Les clients râlent un peu, c’est sûr, il faut expliquer sans cesse que nous n’avons pas le choix et que nous avons fait de notre mieux pour leur éviter ces surcoûts aussi longtemps que nous avons pu. Nous leur expliquons aussi que nous ne concédons rien sur la qualité de nos produits, notre maison est depuis longtemps reconnue pour ça…

Si ces conditions démentielles perdurent, nous ne dépasserons pas 2025, au plus tard. Et encore, parce que nos réserves financières le permettent. D’autres collègues n’iront pas aussi loin, c’est une certitude… »

© Nicolas Roses

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