L’alsatique est mort, vive l’alsatique ! I Mathilde Reumaux

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Un alsa-quoi ? Un alsatique ? C’est une particularité unique en France… Avez-vous entendu parler de « bretonique » ou de provencique » ? Non, jamais ! Alors, qu’est-ce ? Un gâteau ? vous n’y êtes pas ! Un plat ! Mais non ! Un objet typique, décoratif ? Pas du tout ! Un alsatique est un livre ! Qui ne parle que de l’Alsace, sous un angle historique, géographique, ça peut être également un recueil de photos, un livre d’art, de cuisine, de balades en vélo, il peut être écrit en français, en alsacien ou en allemand mais ne parle que de l’Alsace. Le moment était venu de s’interroger sur un phénomène en pleine métamorphose…

En effet, nous dit Daniel Bornemann conservateur du fonds alsatique de la vénérable et ultramoderne Bibliothèque Nationale Universitaire, les premiers alsatiques sont apparus à la fin du XVIIIème siècle, et concernent la petite patrie située entre la France et l’Allemagne, dans la région même du livre où fut rédigé le Serment de Strasbourg (en 842) et montée l’imprimerie de Gutenberg. Daniel Bornemann a la gentillesse de nous montrer la partie visible mais aussi la partie invisible de son iceberg comme il dit, les incunables, si vieux livres d’un patrimoine éblouissant, qui ne sortent jamais.

Il gère le domaine des emprunts, le domaine de ce qui est consultable sur place et dans le dédale de la BNU, seconde bibliothèque de France, de vrais trésors.

Achats de nouveautés, donations (récemment la superbe collection Schwilgué), en principe tous les ouvrages publiés en Alsace des deux côtés du Rhin sont à la BNU, également par l’effet du dépôt légal (tout éditeur publiant un ouvrage sur le sujet est obligé d’en déposer un exemplaire à la BNU). Le moindre prospectus, la moindre carte, la moindre iconographie  sont conservés ici. Tous les dictionnaires possibles sur l’Alsace également. On a également la surprise de découvrir médailles et monnaies, fonds de la famille de Türckheim, jusqu’au stück actuel. Daniel Bornemann voit son domaine évoluer mais sur un fond historique très stable.

Editeurs et libraires

Du côté des éditeurs, à tout seigneur, tout honneur : les éditions de la Nuée Bleue aujourd’hui dirigée d’une main vive et moderne par Mathilde Reumaux.

Elle préfère la définition de livre régional plutôt que le désuet alsatique, et nous lance un joyeux « L’alsatique est mort, vive l’alsatique ! » C’est l’avenir qui l’intéresse, avec des livres aux couvertures choisies, des choix éditoriaux fondés sur le sérieux mais l’accessibilité à tous, comme une nouvelle collection de lecture pour la jeunesse, un guide des promenades nature dans Strasbourg qu’elle a elle-même faites. 

Les temps sont certes difficiles mais la Nuée bleue bénéficie d’une réputation inégalée, avec de temps en temps un best-seller comme le bel ouvrage sur la Cathédrale de Strasbourg. Mathilde Reumaux observe une évolution du lectorat, toujours passionné par l’Histoire, mais avec de jeunes lecteurs abordant celle-ci par d’autres biais. Il y eut quelques années de flottement, le lecteur lambda était masculin et les livres édités pour lui, mais les femmes reflètent actuellement dans leurs choix et dans leurs écritures une Alsace d’aujourd’hui. L’Appel de Saâles de Jean Vogel montre l’actuel intérêt pour les sujets de société. Mathilde Reumaux est une femme qui aime les rencontres, qui travaille avec des coups de cœur pour personnes et livres, elle se sent dépositaire d’une tradition patrimoniale mais aussi de transmission et infirment curieuse du Zeitgeist, dit-elle, l’esprit du temps. 

Mathilde Reumaux ©Abdesslam Mirdass

Autres éditeurs, les éditions du Signe, spécialisées dans le domaine religieux. Ils furent les premiers à publier des livres sur Bugatti ou Peugeot, ou à s’intéresser à l’origine alsacienne des Amish. Mais un autre large choix concerne également la jeunesse ou les loisirs créatifs, tout en offrant douze tomes de l’Histoire de l’Alsace en bande dessinée.

Le Verger n’a pas peur de publier de la littérature (Sylvain Tesson, mais oui, ou Michel Quint !) et de la poésie, mais aussi le drôlissime Freddy Sarg. François Hoff et Jacques Fortier dirigent la collection Enquêtes rhénanes dont on attend toujours le dernier titre !

Albert Strickler a monté le Tourneciel il y a quelques années, qui s’attache à publier de la poésie (pas seulement alsacienne). Il a connu un beau succès avec « Au cœur de l’Europe humaniste » sur la Bibliothèque humaniste de Sélestat. Il y publie aussi son propre journal, tous les ans, aussi attachant que singulier.

Tous s’accordent à dire que c‘est un secteur difficile mais passionnant.

Jean-Marc Collet, des jeunes éditions Vibrations qui publient des poètes de la région mais aussi des policiers, de la SF ou du théâtre, souhaite avoir plusieurs collections et plusieurs registres littéraires. Bien entendu, tous dans l’ensemble ont trouvé leur public.

Passionné de cultures minoritaires, de dialectes, Yoran publie des bretons, des alsaciens, très attentif aux minorités nationales d’Europe. Ses crédos sont :   essayer  et  j’irai jusqu’au bout, et son succès actuel est :  Alsace, des questions qui dérangent  par Joseph Schmittbiel. 

D’autres comme ID ont un catalogue très ouvert, qui va jusqu’à des ouvrages de santé qui nous concernent particulièrement ici, sur la maladie de Lyme, ou le burn-out, actuel fléau.

Et du côté des libraires ? Guillaume Siebold, en charge du domaine des alsatiques à la Librairie Kléber, nous explique que le marché s’est stabilisé, après quelques moments difficiles, comme nous l’avons vu plus haut pour l’édition. La production a également baissé quelque peu, pour les mêmes causes, proposant moins de choix. C’est là que le renouvellement est arrivé, par les choix plus piquants et des auteurs plus jeunes ne reculant pas devant les sujets tabous.
À l’évidence, le livre régional reste donc très dynamique…
Quand on fait remarquer à Mathilde Reumaux que DNA (auxquelles est adossée la Nuée bleue) est l’anagramme d’ADN, elle sourit. Car l’ADN du livre régional est complexe mais ô combien vivant !

 

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