Le jeu vidéo comme objet culturel : rencontre avec Estelle Dalleu

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Les simulacres n’imitent pas les humains : à plus d’un titre, ils sont d’ores et déjà profondément humains – Philip K. Dick

Le jeu vidéo réclame désormais sa reconnaissance comme art mais aussi comme objet culturel. Discussion avec Estelle Dalleu, Docteur en études cinématographiques et qui s’intéresse à l’esthétique et à l’histoire du jeu vidéo. Des bidouillages au MIT aux blockbusters internationaux, le jeu se prend au sérieux, pour le meilleur et pour le pire…

Or Norme. Est-il possible d’écrire une rapide histoire du jeu vidéo ?

On ne va pas remonter jusque dans les années 40 avec des expérimentations liées à la télévision, on va plutôt aller directement dans les années 60, aux USA, dans un contexte particulier, celui du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et des universitaires payés par l’armée pour développer des outils comme les radars. Ces universitaires travaillent donc à la création de machines, des ordinateurs par exemple, comme le PDP-1. Or, il faut des objets pour tester ces nouvelles configurations et pour cela les étudiants du MIT ont la bonne idée de détourner la fonction de commande pour créer un jeu vidéo. On se trouve alors en 1962, en plein contexte de guerre froide. Le jeu vidéo est né de ça, de la collision entre le monde de la recherche et celui de l’armée. À partir de là, les étudiants vont développer systématiquement des logiciels de jeux vidéo pour tester les machines. Ensuite, des petits malins vont comprendre que l’on peut peut-être amuser les gens avec ces logiciels-là, le jeu vidéo va ainsi prendre son essor par le biais des salles d’arcades, début des années 70 et ce jusque dans le début des années 90.

Si dès le début, le jeu vidéo est présent sur les ordinateurs pour tester leurs performances, il va continuer d’y rester, et donc, parallèlement, le développement de l’ordinateur personnel va donner lieu au développement du jeu vidéo, et le développement du jeu vidéo va donner lieu au développement de l’ordinateur ! Au même moment, les industries qui créent des jeux pour les salles d’arcade imaginent que les gens pourraient également jouer chez eux et développent, au tout début des années 70, des machines comme la Magnia Box Odyssée, une véritable console de salon à brancher sur la télé et destinée à toute la famille avec des jeux comme le fameux Pong. À partir de là, deux grands pôles se détachent, les USA et le Japon avec des entreprises comme Microsoft, Sony, Nintendo ou encore Sega qui vont se livrer une véritable « guerre des consoles ».

Or Norme. En parallèle de son évolution technologique, le jeu vidéo a évolué comme création propre. On le qualifie même désormais de 10ème art. Comment le jeu vidéo est-il devenu un objet culturel ?

Ici l’on touche aux questions de l’art, du beau et de la culture. On a tenté à un moment donné de parler d’art quand on parlait de jeu vidéo, lorsqu’il a fait l’objet d’expositions. Aujourd’hui, cependant, on ne voit plus apparaitre le mot art à côté du mot jeu vidéo, c’est le mot culturel qu’on lui préfère. La notion d’art est très 81 problématique pour le jeu vidéo. En réalité, on peut parler d’art mais sous couvert de culture, il y a un glisse- ment très intéressant. Le jeu vidéo est devenu culturel, parce qu’il est partagé par un certain nombre de gens. C’est d’ailleurs la définition même de la culture : un bien partagé par un ensemble de personnes. Il y a de plus en plus de personnes qui jouent désormais aux jeux vidéo, sur le téléphone, à la maison… Or, pendant très longtemps, les joueurs étaient cantonnés à un petit environnement très technique. Aujourd’hui les outils sont abordables mais dans les années 80 il fallait savoir coder pour jouer. Il fallait donc appartenir à une petite communauté de joueurs, de codeurs, d’ingénieurs, de chercheurs, pour avoir accès à la pratique. Aujourd’hui on parle même de casual gamers : des joueurs occasionnels, tout-un-chacun.

Or Norme. Au fil des progrès techniques, le jeu vidéo s’est rapproché des standards du cinéma et ce, non seulement d’un point de vue esthétique, mais aussi narratif. Comment le jeu vidéo et le cinéma interagissent-ils et avec quels résultats ?

Pour ma part, il y a un parallèle à faire entre le monde du cinéma et le monde des jeux vidéo. Il existe des éléments en commun même si, à la base, l’interactivité était le point clé qui faisait la différence entre le cinéma et les jeux vidéo. On peut faire des parallèles entre ces deux médias vidéo ludiques mais le jeu vidéo se détache de l’histoire du cinéma depuis peu, car il est arrivé au stade où il s’est emparé de tout ce que le cinéma pouvait lui offrir, voire même, il est allé plus loin. Pendant longtemps, le jeu vidéo a cherché à tendre vers le cinéma, mais il a également ses spécificités, il incorpore tous les arts, la bande dessinée, la musique, etc. Aujourd’hui le cinéma ce n’est plus du théâtre filmé et le jeu vidéo ce n’est plus du cinéma interactif, c’est plus que ça… Ce n’est d’ailleurs pas que l’interactivité qui produit ce changement, ce n’est pas seulement le fait qu’une personne interagisse avec l’image. Pour moi, cette différenciation est liée aussi à la construction du point de vue. Dans certains jeux vidéo, on note le positionnement de la caméra permettant un regard subjectif, un regard à la troisième personne et ce, tout en faisant des mouvements, sans aucune coupure ; ça c’est quelque chose que le cinéma ne peut pas faire. L’image devient un système de navigation du regard. Le jeu vidéo contribue à déve- lopper des points de vue inédits.

Or Norme. La période du confinement a été, en partie et pour certains, celle du jeu avec une véritable explosion des activités vidéo ludiques, comment analyser ce succès ?

Comme je le disais, on se rend compte que le jeu vidéo est désormais un bien culturel, il est finalement plus implanté que ce que l’on ne pensait dans les foyers, avec des outils qui nous permettent de jouer en 2 minutes… Il y a des gens qui étaient encore peut-être un peu hésitants mais là ils avaient du temps, avaient des outils pour y accéder et le tout à la maison, c’était donc le moment rêvé pour se mettre aux jeux vidéo. Il y a eu une augmentation des ventes, certains éditeurs ont même offert des jeux. Le jeu vidéo est à la fois communautaire, solitaire et social, il permet de créer du lien. On peut jouer à plusieurs, regarder des joueurs jouer… le jeu vidéo permet littéralement de se connecter à autrui !

Or Norme. Dans une époque en proie à la solastalgie, le jeu vidéo est-il un simple refuge ou peut-il être utilisé pour réfléchir d’autres scénarios et pourquoi pas un monde meilleur ?

Il faut savoir que le jeu vidéo est utilisé comme outil de soin. Le jeu Ico par exemple, a été utilisé comme soin psychiatrique auprès des enfants. La console de jeux Nintendo Wii a même été utilisée dans les maisons de retraite, pour la mobilité des personnes âgées. L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) – qui avait affirmé que le jeu vidéo était un danger – a dit pendant le confinement, que jouer aux jeux vidéo faisait du bien… C’était assez cocasse ! Le jeu WOW (World Of Warcraft) est un autre exemple, il a permis de modéliser le fonctionnement d’une pandémie. Les créateurs du jeu ont voulu apporter une nouvelle fonctionnalité, ce qui a provoqué l’introduction d’un virus informatique qui s’est répandu de joueur à joueur. Certains joueurs se sont mis en confinement, d’autres ont exprès répandu le virus. Des scientifiques ont eu l’idée de modéliser cette épidémie dans le jeu pour comprendre ce phénomène de viralité dans le monde réel, et saisir ainsi comment se comportaient les usagers face à un virus et comment le virus lui-même évoluait. Il existe également un type particulier de jeu vidéo appelé le serious game ou edutainment (combinaison des mots anglais education et entertainment et qui consiste à apprendre en s’amusant). Par exemple, au Japon, récemment, ont été inventés des jeux sur la distanciation sociale. Personnellement, je suis très critique sur le serious game, selon moi il ne peut servir qu’à partir du moment où il fournit les outils éducatifs qui vont avec. Si l’on donne juste un jeu aux gens, l’expérience va se résumer à une gamification de la société. Il faut se poser la question de ce qui fait la frontière entre le sérieux dans le jeu et le jeu dans le sérieux… L’usage de ce type d’outils est déjà complètement ancré dans notre quotidien, on veut gagner ! On veut des likes sur Facebook, on veut des cœurs sur Twitter ou Instagram, on est déjà dans un système de gamification compétitive dans notre société. »