Ma sorcière bien-aimée I Le parti pris de Thierry Jobard

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La mode est aux sorcières. On en voit sur des blogs qui nous expliquent comment jeter des sorts, d’autres ont manifesté contre Trump, d’autres encore, ou les mêmes, prônent un néo-paganisme de retour à la nature. On ne parle donc plus de « race de fumée ». On revient de loin. Ou peut-être n’en sommes-nous jamais vraiment parti.

Il y a des métaphores plus plaisantes. « Race de fumée » c’est l’expression dont on se servait pour désigner les sorcières, voire leurs enfants. De fait, le don de sorcellerie étant considéré comme héréditaire, autant prendre ses précautions et brûler tout le monde. Nous n’en sommes plus là et je m’étonne du nombre de livres qui paraissent sur cette thématique. Non pas celle, historique, religieuse, anthropologique même, de la chasse aux sorcières mais celle, bien actuelle, d’une ouverture à un « féminin sacré ». Les titres parlent d’eux-mêmes: « Ame de sorcière, ou la magie du féminin » (1), « Toutes des sorcières, 60 rituels sacrés pour se reconnecter à sa puissance féminine » (2), ou bien « Devenez une sorcière, tous les rituels pour révéler votre féminin puissant », dans lequel l’auteure explique comment être « une femme forte, indépendante, et développer votre potentiel en changeant le monde! » (3) 

On pourrait ne voir dans tout cela qu’un ramassis de foutaises mais ce serait bien peu charitable. Résistons à la tentation. On pourrait par exemple y déceler une forme de prosopopée. (4) Mais on retrouve là les thèmes et termes bien connus et faisandés du développement personnel.  Ainsi cette idée que nous possédons tous un potentiel caché que, bien guidés par ceux qui savent, nous pouvons exploiter et exprimer de façon optimale. Ou bien cette conception d’une énergie de l’univers à laquelle il faut se connecter pour vivre ainsi en harmonie avec la nature ou ce qui en tient lieu. Enfin, mélasse du même tonneau, cette croyance selon laquelle il faut se changer soi-même pour changer le monde. Il se marre le monde (et je n’aurais pas résisté longtemps je l’avoue). En fait je ne peux m’empêcher de songer à toutes ces femmes qui ont été accusées, torturées, exécutées, qui ont souffert et qui sont mortes abandonnées de tous. Que le mot soit craché: sorcière! et bien souvent cela vous coûtait la vie, les vies, celle-ci et celle dans l’autre monde. De sorte que parler de ce féminin puissant les fesses au chaud en buvant son jus de papaye bio me semble assez déplacé vis-à-vis de ces femmes massacrées. 

La figure de la sorcière est bien implantée dans notre imaginaire. Davantage que celle du/de la magicien-ne, aux contours plus flous. Avant d’être renouvelée par le succès Harry Potter ou certaines séries, les images de vieilles femmes laides au nez crochu ont été abondamment diffusées par la pop culture, de même que celles des bûchers médiévaux. Or, et c’est là le premier intérêt de la question, ce n’est pas le Moyen-Age qui a brûlé les sorcières mais la période suivante, pour autant que ces périodisations soient pertinentes. Soit ce qu’on appelle Renaissance puis Temps Modernes, l’acmé de la persécution se situant entre 1550 et 1650. C’est-à-dire que ce délire est contemporain du rationalisme, incarné notamment par Descartes, selon lequel le réel est intelligible et repose sur des principes accessibles à l’entendement. Peut-on voir une coïncidence dans la simultanéité des deux phénomènes, affirmation du pouvoir de la raison d’une part, excès de passion destructrice de l’autre? Certainement pas.

Magic Circle – John William Waterhouse

Le violent rejet de la sorcellerie se produit à la confluence de plusieurs mouvements de fond: le développement de la Réforme et celui de l’imprimerie qui l’accompagne, les Guerres de Religion, la canalisation de la violence au profit de l’Etat, la répression de la sexualité et le processus de civilisation des moeurs (5). En somme toute une mutation anthropologique qui est encore en grande partie la nôtre, ne serait-ce que dans la conception que nous avons de la nature comme ordonnée par des lois mathématiques. (6). Ce qui peut surprendre, c’est la répartition géographique de la répression. Ce n’est pas dans les pays où l’Eglise était la plus puissante (Italie, Espagne) que le nombre de victimes fût le plus élevé mais dans le sud de l’Allemagne, en France ou dans les Flandres. Mais partout en Europe à peu de choses près. Autre signe des temps, alors que l’Eglise fût longtemps tolérante vis-à-vis de la sorcellerie, assimilée à de la superstition, à partir du XIIIème siècle et du concile de Latran IV, les choses changent. L’exclusion contre les Juifs et les Sarrasins se renforce et ils doivent porter un signe distinctif. La lutte contre l’hérésie devient un objectif prioritaire et l’Inquisition créée en 1231-1233. Les inquisiteurs n’auront de comptes à rendre qu’au Pape lui-même, ce qui leur laissera une liberté funeste. 

Si la répression de la sorcellerie appartient donc à l’époque moderne, elle plonge ses racines loin dans le passé. Et si le Moyen-Age n’a pas allumé de bûchers pour les sorcières, il a en préparé le matériau. Un bulle du Pape Alexandre IV en 1260 qui distingue les sortilèges simples et ceux entachés d’hérésie, une autre de Jean XXII en 1327 qui fait des invocateurs de démons des hérétiques et l’appareil  pénal est en place. C’est une sorte de continuum coercitif qui se met en place d’une hérésie à l’autre puis à la sorcellerie. D’ailleurs le terme de vauderie (de la secte des vaudois) sera un temps utilisé pour désigner la sorcellerie. Mais peu à peu (et bien que certains inquisiteurs soient des plus zélés, condamnant plusieurs centaines de personnes dans certains diocèses, faisant disparaître jusqu’à 10% de la population dans d’autres) la répression sera partagée entre autorités religieuses et laïques. C’est ainsi qu’émerge une figure nouvelle, qui forme comme un double inversé de celle de la sorcière, celle du juge. De là aussi l’instauration d’une procédure qui fait entrer la justice dans la modernité avec la nécessité des aveux et de l’administration de la preuve. Or pour obtenir des aveux on utilisa la torture. Y recourir ne fût pas systématique et bien souvent la simple vue des instruments suffisait à déclencher des confessions. Fantaisistes d’ailleurs le plus souvent. Pour Nathan Wachtel, les procédures inquisitoriales constituent une première mouture de ce que deviendront les Grands Procès staliniens. (7) Avec pour ingrédient supplémentaire la délation, j’y reviendrai. 

A relire les minutes des procès, on se rend d’ailleurs vite compte que deux discours se font face. Celui de l’accusée, se réduisant souvent à quelques mots, et celui du juge, bien plus élaboré, guidant, orientant, enserrant l’autre. On voit clairement vers quelle issue il mène le débat. Dans l’ensemble, et mêmes si il y eût des sorciers condamnés, les femmes représente environ les trois quarts des cas. C’est donc bien en tant que femmes qu’elles furent poursuivies. La dévalorisation de la femme, elle aussi, avait des racines profondes dans la chrétienté. Alors que le Christ les traitait en égales des hommes, de Tertullien (« La femme est la porte du diable ») au Malleus Maleficarum (8) (« Une femme qui pense seule pense à mal »), une entreprise constante de rabaissement des femmes est menée. Je passe sur les défauts qu’on leur attribue, ils se résument à cela: elles sont connes et ne pensent qu’à ça.

Les grandes catégories qui s’établissent ou se renforcent alors incluent ou excluent de la communauté. Et il suffit de peu pour passer de l’une à l’autre: Bien ou Mal, pur ou impur, croyant ou hérétique, mais aussi citadins et paysans, élites et peuple, communauté et individu. Or tout passe par la communauté et un individu seul est d’emblée suspect. Comme est suspecte la moindre particularité physique (comme les cheveux roux) ou le handicap, la difformité. Dans ce monde des campagnes, la maladie n’est pas perçue comme un phénomène naturel mais comme une attaque. La nature n’est pas vécue comme mécaniste mais comme vitaliste, et la sorcière est celle qui fait augmenter ou diminuer la force vitale. Elle est celle qui « noue les aiguillettes » (9) ou fait crever les bêtes du voisin. A rebours du modèle prôné de la femme chrétienne, elle sera souvent veuve, âgée et sans enfants. Pour peu qu’elle ait un oeil qui dise merde à l’autre et son affaire est entendue. On ne manquera donc pas de bonnes âmes pour dénoncer aux autorité celles dont on voudra se débarrasser. La délation est une tradition bien établie en France.

La sorcière faisait partie de cette communauté et y remplissait aussi les fonctions de guérisseuse ou de sage-femme, dépositrice d’un ensemble de pratiques, de rituels et de remèdes plus ou moins cocasses mais comme le dit Durkheim: « Les croyances ne sont actives que parce qu’elles sont partagées ». Ce qui montre que, sous un vernis chrétien se sont perpétuées un certain nombre de traditions bien plus anciennes. Le culte des saints, le carnaval ou la Fête des morts en sont des exemples. Mais plus profondément, c’est tout un rapport au monde qui s’est maintenu à travers les millénaires. Comme en témoigne par exemple Cyrille Kaszuk (10) à propos des us et coutumes du Sundgau après-guerre et des autochtones qui avaient des sorciers comme ils avaient des curés ou des bouchers. Certes, c’est le Sundgau, mais quand même. Plus proche de nous encore, Jeanne Favret-Saada, anthropologue peu portée au départ sur le surnaturel, a vécu, dans les années 70 en Mayenne, des phénomènes d’ensorcellement. (11) Nous ne sommes jamais aussi rationnels qu’on le croit.

Ce qui était licite est donc devenu, à la fin du Moyen-Age, illicite. Ce qui était habituel, coutumier a été réprimé. Il faut dire que la sorcière s’est  trouvée confrontée aux  deux plus puissantes entités de son époque: L’Eglise et l’Etat. C’est autre chose que Voldemort. L’une des images récurrentes de la sorcellerie est celle du sabbat (qui vient de shabbat, pas comme par hasard), une réunion nocturne des sorcières autour du diable (au cours de laquelle elles se livraient à des pratiques que la morale réprouve mais qui devaient être bien hot). Or si ce qui épouvantait l’Eglise c’était l’hérésie ou les restes de paganisme, l’Etat, lui, voyait dans le sabbat la manifestation d’une contre-société, la source de possibles soulèvements populaires, puisque tout y était inversé, notamment la soumission des femmes. Qu’elles profitent du sommeil des hommes pour s’y rendre de nuit, en pleine nature, assises sur un balais (je ne vous fais pas un dessin au niveau du symbole phallique), c’était, au sens propre, le monde à l’envers. Des élans de retour vers une foi plus pure et des espérances millénaristes se mêlant à des revendications sociales, cela donne un mélange ubéreux (12), la Guerre des Paysans venait de les démontrer à grands frais.

Mais c’est parce que tout s’est cristallisé autour de la figure du diable que les dimensions religieuses et politiques se sont combinées. Pourtant, jusqu’à présent, le diable ne dérangeait pas grand monde. C’était une figure de conte, blagueuse et pas si mauvaise. Mieux encore, ainsi que le démontre Carlo Ginzbourg, le sabbat existait bien avant qu’on accordât autant d’importance à la figure diabolique (13). On retrace ainsi l’existence de croyances liées à des expériences extatiques (donc une forme de chamanisme) autour d’un culte rendu à une déesse nocturne aussi bien en Asie centrale qu’en Sicile, et ce dès le VIème siècle avant notre ère. Cette déesse avait la particularité d’avoir des mains velues, des mains d’ours. Ours se dit artio en gaulois, il se dit arctos en grec et arctus en latin. Artémis est la déesse grecque de la nature sauvage et des animaux, associée à la lune. Le sabbat était originairement une transe, un voyage mental, via une figure animale, dans le monde des morts. Ces femmes, les sorcières, étaient ainsi les intermédiaires entre les vivants et les morts.

Il n’est donc pas besoin d’inventer de nouveaux « rituels » artificiels. D’ailleurs cela ne se décide pas. Bien plutôt, s’agit-il de prendre la mesure de croyances qui nous ont constitués sans même que nous en ayons conscience. L’entrée dans la modernité a certes permis un progrès sans précédent, mais elle a du même coup tranché le fil de la tradition. Celle-ci n’est pas bonne par essence, mais elle avait au moins le mérite de nous situer dans le monde. A nous croire hors de lui, nous voyons où cela nous mène: nous perdre nous et lui.     

Références

(1) Odile Chabrillac, Ame de sorcière, ou la magie du féminin

(2) Aurélie Godefroy, Toutes des sorcièrs, 60 rituels sacrés pour se reconnecter à sa puissance féminine 

(3) Mathilde Fouquet, Devenez une sorcière, tous les rituels pour révéler votre féminin puissant. Voilà…

(4) Je ne sais pas ce que veut dire ce mot mais je le trouve joli.

(5)Elias

(6) Selon la formule fameuse de Galilée: « La nature est un livre écrit en langue mathématique »

(7) Nathan Wachtel, La logique des bûchers

(8) Ou Marteau des sorcières, manuel de démonologie écrit par les dominicains Heinrich Institoris et Jakob Sprenger et publié en 1486, réédité de nombreuses fois. 

(9) Jolie formule qui signifie rendre impuissant les messieurs. Il faut bien qu’il y ait une cause externe, voir surnaturelle, à cela.

(10) Cyrille Kaszuk, Les sorcières du Sundgau

(11) Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts

(12) Ca aussi c’est un joli mot.

(13) Carlo Ginzbourg, Le sabbat des sorcière, un grand livre d’histoire 

 

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