Michel Le Gris, nature forte

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Cet article a été publié dans le hors-série Vins d’Alsace, à découvrir en ligne

Philosophe essayiste, passionné de musique, Michel Le Gris est caviste à Strasbourg depuis 1984. Dans son « antre », il élève lui-même le vin, qu’il recommande aussi bien aux béotiens qu’aux amateurs éclairés, et le débat sur les vins nature dont la renaissance le ravit.

ll y a autant d’histoire(s) que de géographie sur les étagères encombrées du Vinophile, l’échoppe de Michel Le Gris, sise au 10 rue d’Obernai, à Strasbourg. Dans le joyeux désordre ambiant, les bouteilles, vides, sont méticuleusement réparties selon leur région ou pays d’origine. Elles portent un liseré de la couleur du nectar qu’elles contiennent habituellement et affichent leur prix. « C’est un peu ma cave personnelle », s’amuse le maître des lieux, qui règne sur une réserve de vins créée il y bientôt 40 ans et approvisionnée au fil des ans. « Quand j’étais enseignant, j’avais pas mal de mois de vacances. J’en utilisais un ou deux afin de sillonner le vignoble français, un peu italien, et un peu espagnol aussi. Tous ces vins, je les vends, mais je les élève tel que je veux qu’ils soient ».

LE TRAVAIL D’ÉLEVAGE DU VIN EN BOUTEILLE EST PLUS COMPLIQUÉ QUE CE QU’ON POURRAIT CROIRE

Après avoir contribué à éveiller les esprits et enseigné l’art de la dissertation à de futurs fonctionnaires de la République, métier exercé jusqu’en 1984, l’ancien professeur de philosophie élève donc les vins qu’il a choisis avec, comme critère primordial, qu’ils soient faiblement soufrés ou, mieux encore, pas du tout. « Le travail d’élevage du vin en bouteille est plus compliqué que ce qu’on pourrait croire. Il ne s’agit pas d’attendre, d’attendre », dévoile celui qui aurait aimé être vigneron mais a renoncé aux sacrifices qu’il aurait été contraint de faire. « Quand je me suis installé ici, il y a 40 ans, je n’avais pas une vision aussi claire et précise de l’évolution du vin en bouteille que maintenant. Lorsque je mettais du vin en cave, il fallait prélever tous les deux ou trois ans une bouteille pour voir si cela évoluait conformément à mes prédictions. Maintenant, je ne le ferais plus. Quand je dis d’un vin qu’il est à apogée probable entre 2030 ou 2035, je vais le laisser tranquille jusqu’en 2029 et j’en ouvrirai une bouteille à ce moment-là. » Il sera alors temps de juger de la fiabilité de ses prévisions…

Autodidacte, Michel Le Gris a très tôt éduqué son palais. « J’ai la chance d’avoir eu accès à de très beaux vins, longuement mûris en cave chez mes parents et plusieurs membres de ma famille, ce qui fait qu’à l’âge de 13-14 ans, j’en buvais déjà et j’avais développé une certaine sensibilité. C’est un domaine qui m’a intéressé d’emblée. » Et lorsque, des années plus tard, cette passion pour le vin s’est faite plus dévorante et n’a eu d’égal que celle qu’il nourrit pour la musique, l’Alsacien d’adoption né en Bretagne a sauté le pas pour en faire son métier.

En 1999, l’essayiste a publié Dionysos crucifié – Essai sur le goût du vin à l’heure de sa production industrielle, un ouvrage réédité il y a peu, sur la question de l’industrialisation du vin, son évolution, et la résistance initiée par le mouvement des vins nature. Une publication aux airs d’acte fondateur de sa nouvelle carrière. « Après la parution de mon livre, ce sont les vignerons qui venaient vers moi parce qu’ils pensaient que leur travail allait dans le sens de ce que je défendais », confie le pionnier. « Le livre a eu un certain retentissement chez quatre amis vignerons d’Alsace qui étaient un peu à l’origine des vins nature : Jean-Pierre Frick, Bruno Schueller, Christian Binner et Patrick Meyer. Ils se sont sentis confortés dans ce qu’ils essayaient de faire : se passer de toute pharmacopée oenologique dans leur vin, y compris le soufre quand c’était possible. Après, j’ai prodigué pas mal de conseils allant dans ce sens à l’un ou l’autre jeune ami vigneron, comme Philippe Brand à Ergersheim. Des vignerons de France et de Navarre, qui ne me connaissaient pas mais étaient tombés sur mon livre, sont venus me voir avec des raisons de penser que ce qu’ils faisaient pourrait me plaire. Ils ne se sont pas trompés ».

LE PLAISIR NAÎT DE LA DIVERSITÉ

S’il confesse une affection particulière pour « les bourgognes », Michel Le Gris ne conçoit l’amour du vin que dans sa multiplicité. « Pour moi, le plaisir dans le vin, c’est celui d’une très grande diversité. Vous me mettez le plus grand vin, en admettant qu’il en existe un, sur la table tous les jours, au bout d’une semaine, je n’en pourrai plus », estime le charismatique septuagénaire. « À mon sens, le plaisir réside dans la plus grande diversité possible. Au point que, sur ma table, il y a toujours au minimum deux vins différents, si ce n’est trois. C’est toujours un blanc, un rouge et souvent c’est un blanc deux rouges. » Et, parce qu’il faudrait toujours commencer par ouvrir le réfrigérateur de quelqu’un avant d’écrire son portrait, le vinophile révèle le contenu du sien : « Chez moi, il y en a un qui est dévolu aux bouteilles en cours d’analyse ou de dégustation. Il y a toujours à boire. Je tiens à une certaine alternance entre des petits et des grands vins. J’aime beaucoup commencer par un petit vin et finir par un grand. L’inverse attire moins. C’est pour dire que je ne fétichise pas. S’il n’y avait plus qu’un seul vin, j’arrêterais d’en boire, ça m’ennuierait, ça ne m’intéresserait plus. C’est comme si je mangeais la même chose tous les jours. De ce point de vue-là, la diversité des millésimes est pour moi quelque chose de passionnant parce qu’il y a des variations gustatives. Sur la base d’un même terroir et d’un même cépage, les variations gustatives introduites par les millésimes m’ont toujours fasciné. »

L’atypique caviste redoute, qu’un jour, cette diversité ne vienne à disparaître. Et s’il n’y avait plus qu’un seul vin ? « C’est ce que je crains un peu. Ces dernières années, dans les vignobles septentrionaux, comme l’Alsace, la Bourgogne, le Jura, le Val de Loire, des millésimes comme 2015, 2018, 2019, 2020 et 2022 sont des millésimes méridionaux qui ont tendance à s’uniformiser. Je suis content qu’un millésime d’été froid comme 2021 ait resurgi. J’ai retrouvé des goûts que j’avais connus autrefois et qui avaient disparu sous l’effet de la chaleur ». Avec Michel Le Gris, le temps est toujours admirablement conté.

©Alain Leroy

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