Mounia Raoui : « Le partage de nos appétits de vie… »

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– Article publié dans Ornorme n°41 –

 

Rencontre le 25 janvier dernier avec une douce tornade immaîtrisable. Entre deux déplacements dans l’hexagone (par obligation professionnelle, autorisations covidiennes bien en poche), la comédienne strasbourgeoise Mounia Raoui se pose face à nous devant un café, dans le cadre intimiste d’un endroit dont nous n’avouerons jamais le nom, même sous la torture. Et très vite, elle parle de tout : son passé, ses combats, ses projets… Une tornade, on vous dit. Un rai de lumière providentiel sous un ciel confiné, sombre comme un lac écossais un soir d’hiver…

C’est Serge, un grand ami de Or Norme, qui tient un petit tabac-presse rue du Travail qui a organisé le premier contact en nous tendant un minuscule livre. En couv, la bonne petite bouille d’une enfant (de deux ans ?) avec cette superbe petite étincelle unique qui brille dans les yeux des mômes. Un titre : Le dernier jour où j’étais petite. Et le nom de l’auteure : Mounia Raoui.

Sur la 4e de couv, une citation d’Antonin Artaud qui ne peut qu’attirer notre attention : Sur les routes où mon sang m’entraîne, il ne se peut pas qu’un jour, je ne découvre une vérité. La dernière fois qu’on l’avait entendue, c’était au Festival d’Avignon, dans le Off, avant, quand on se pressait encore comme des fous rue des Teinturiers à la recherche de ce minuscule théâtre où un tract providentiel annonçait « Artaud Passion », à coup sûr une des plus belles pépites offertes depuis des années. Et cette conviction, aujourd’hui : la prétendue folie de l’écrivain marseillais n’était rien à côté de celle de ce monde qui empêche des millions de gens entassés quotidiennement dans les transports en commun d’aller respirer au théâtre une fois de temps en temps. Passons…

Et ces mots, toujours sur la 4e de couv :           

           Le dernier jour où j’étais petite est une Quête.

                                                                           L’enfance.

                             Notre Origine et notre Destination.

                              Un Poème Dramatique qui raconte

                                                Imagine le réel réinventé.

 

          Je l’ai écrit avec un corps, un cœur et une main

                                                      Qui battaient de l’aile.

                                                Je l’ai écrit avec les dents.

       Pour étreindre le noir et m’accrocher aux étoiles.

                      Je l’ai écrit pour le théâtre et pour la vie.

       Je l’ai écrit pour sortir de ma condition de chose,

                                                   De femme, d’ignorante.

  Je l’ai écrit pour prendre le risque de ne pas mourir.

                                   Et inventer ma manière d’être là.

« Un truc qui ne sert à rien »

Car voyez-vous, avant d’être aujourd’hui cette si belle comédienne, Mounia fut une petite fille qui, comme toutes les petites filles, a grandi jusqu’à devenir cette adulte qui est devant nous  et qui se raconte fougueusement dans le clair-obscur de cette rencontre en janvier, au nez et à la barbe des pandores darmaniens. 

Elle commence par ces mots : « Je suis née ici en 1975, l’année internationale de la femme. Et je suis algécienne, voilà… »

Puis, sans en faire des caisses, elle raconte la somme des désespoirs et des rebuffades qui n’ont pas manqué sur son chemin, et surtout elle jubile quand elle en arrive avec la rencontre ultime avec son grand amour : le théâtre. « Ça ne sert à rien » lui disait sa famille. Mais elle a refusé de se plonger dans une autre voie réputée servir à quelque chose et n’a même pas rechigné quand elle a compris que la sanction allait être de voyager un peu seule pendant longtemps, elle qu’on voyait se marier, dénicher un job, un vrai, pas un truc « qui ne sert à rien ». 

De quoi faire très peur quand on vient juste de vivre le dernier jour où on a été petite. Alors, pour faire face à ces proches si peu compréhensifs, il a fallu absolument enchaîner les mots qui font rire, qui propulsent, qui chassent la hantise de la précarité, ces mots qui illuminent et font danser, même toute seule un soir de grand froid quand on aurait adoré se blottir dans des bras aimants une fois la porte de l’appart claquée derrière soi. Comme quand on était encore petite et qu’on regardait le monde avec cette bouille d’enfant et la petite étincelle au fond des yeux…

Tout cela, Mounia nous le raconte, cet après-midi de janvier, longuement, « parce qu’il faut absolument qu’on comprenne. » 

© Nicolas Roses

1CARNE

Ce qu’il faut qu’on comprenne, c’est son projet sur lequel elle bataille comme une folle, toutes griffes dehors même si la patte est plus d’une fois de velours. 

« J’appelle art et culture cet espace dédié au partage de nos appétits de vivre » : elle se rappelle avoir dit ça sur la scène du Maillon, à la fin d’un spectacle en janvier 2020, moins de deux mois avant le premier confinement, juste avant que tout devienne sombre, juste avant que ce jour sans fin nous taraude. Car la nécessité de « garder un cap en soi » l’obsède depuis toujours.

Et Mounia se fait porte-voix : « On est au cœur d’un immense chaos et il est surtout politique, quand on y réfléchit un peu sérieusement. Moi, je me suis vite demandée comment je pouvais bâtir une réponse artistique à ça. Voilà comment ce projet est né : l’idée, c’est de redonner l’envie aux gens de s’exprimer et déjà, de s’écouter les uns les autres. Et parce que je n’ai pas peur des mots, surtout quand ils disent aussi profondément les choses, j’ai appelé mon projet : 1 Chantiers Artistiques de Réconciliation Nationale. Tu n’oublies pas les majuscules s’il-te-plait parce que du coup, tu vas comprendre. 1CARNE. Ça te parle ? »

Oui, évidemment. Alors, on la titille pour qu’elle nous en dise plus. Et c’est parti, ça bouillonne, ça pulse de toutes parts. Il est question d’une mobilisation artistique et citoyenne sur tout le territoire à partir d’un petit questionnaire : quel événement considères-tu comme ayant provoqué ta véritable prise de conscience politique, de quoi ou de qui te sens-tu l’héritier, avec quoi ou avec qui qui dois-tu te réconcilier, à quoi aspires-tu ? 

« Tu comprends, ce sont des questions qui brassent à la fois l’intime et le politique et qui interrogent sur la façon dont les deux s’entremêlent dans nos existences. Car je crois que la grande brutalité de ce qui nous est imposé aujourd’hui, c’est de vivre dans un système politique, social et économique qui nous empêche d’avoir accès à nous-même, tout le temps et à chaque instant. Donc, nous ne pouvons pas construire quelque chose ensemble, nous ne pouvons pas nous inscrire dans le collectif, nous ne pouvons pas lutter… 

Avec ce concept, des équipes artistiques vont aller sur tout le territoire à la rencontre des publics de tous âges et de toutes provenances socio-professionnelles, via des structures sociales ou socio-culturelles, pour partager avec eux sur ces questions-là et parvenir au but fondamental de mon projet : les inviter à inventer eux-mêmes la forme de restitution artistique de leur témoignage. Des poèmes, une expo photos, une vidéo, que sais-je, peu importe… Et mon rêve est qu’outre les restitutions locales, on aille vers d’autres, interrégionales et bien sûr nationales. 

Bon, je suis consciente, il va falloir avoir une énergie de ouf… » dit-elle en riant.

Cet après-midi-là, dans la tiédeur de cet endroit clandestin, Mounia nous parlera encore longtemps de son projet, accumulant des tombereaux de détails. Une évidence : tout y a été pensé, calculé, imaginé : 1CARNE est incarné par cette boule d’énergie, pardon pour le jeu de mots un peu convenu mais on n’avait rien de mieux et de plus juste sous la main…

D’un commun accord, on a décidé d’attendre un peu pour en parler dans Or Norme. Car il fut bien sûr question de moyens à dénicher, de partenariats à signer et parce qu’après l’hiver, il y a un printemps qui finirait bien un jour à bourgeonner de nouveau…

Le printemps, on y est. Et Mounia a bien avancé. Le 7 mai dernier, toute enthousiaste, elle nous a confié que « 1CARNE a démarré au Neuhof avec une première session de travail avec les animateurs. Et pour tout te dire nous allons finaliser… J’ai collaboré avec le cinéaste Patrick Muller et une équipe de trois animateurs du centre socio-culturel du Neuhof et trois intervenants de l’École de musique dont sa directrice Laëtitia Quiéti. Et nous les avons amenés à réaliser les portraits artistiques les uns des autres avec des vidéos et des textes écrits par eux. J’insiste ici sur la grande richesse de cette rencontre et de cette expérience. J’ai pu observer le dynamisme incroyable, l’intelligence humaine et la vitalité qui circulent au sein de l’endroit et de son école de musique et je suis honorée de travailler avec cette équipe. C’est grâce à Khoutir Kechab, directeur du CSC du Neuhof que tout ça existe. C’est un homme exceptionnel qui mène un travail inouï dans une humilité qui force le respect. Il faudrait que Or Norme s’intéresse à lui… »  

C’est noté. Merci pour ce tuyau, Mounia. 

Le retour de la scène

Mais ce n’est pas tout » enchaîne-t-elle. « Avec Areski Belkacem,  compositeur, percussionniste, Bobby Jocky, bassiste,  Dondieu Divin, pianiste et Gérard Tempia qui est violoniste, le concert d’un autre projet, Thalia Tchou, trouve son aboutissement dans le Val-de-Marne. C’est un miracle d’avoir pu réunir une telle équipe et d’être allée au bout malgré un contexte général complexe, malgré aussi les difficultés auxquelles j’ai dû faire face en raison de deux subventions qui ne nous ont pas été accordés et qui amputent le budget prévisionnel de l’année qui est de 35 000 euros. Mais je garde le cap et je veille encore à protéger et le travail, et les équipes. »

Mounia est aussi mobilisée sur la reprise de tous ses spectacles dont une version musicale de Le dernier jour où j’étais petite qu’elle affine à Arcueil, dans la banlieue parisienne. Un autre de ses spectacles, Les Mômes-Porteurs (créé au Maillon en janvier 2020-ndlr) sera repris à la fin de l’année à Bagnolet et est dans l’attente d’une date à la Salle Europe de Colmar. 

Enfin, Stéphane Littolf, le toujours attentif et bienveillant directeur du Diapason à Vendenheim, l’a invitée à faire une lecture publique de « Le dernier jour où j’étais petite » le dimanche 27 juin, dans le cadre de ses Estivales et d’un focus qu’il souhaite faire sur trois auteurs de la région.

« En attendant, il faut tenir et imaginer encore que le plus beau reste à venir » conclut la douce tornade. « Mais mon leit-motiv reste le même : la beauté de nos gestes vient de l’impossibilité qui est la nôtre de nous en tenir à ce qui est.  Même si je ne parviens pas à retrouver son nom, l’auteur de cette déclaration est sans aucun doute un frère pour moi… »

 

« Alors j’ai dû choisir toute seule ce que j’allais faire dans ma vie de grande
Et là j’ai commencé à faire des bêtises,

J’ai commencé à faire du théâtre.»

« Le dernier jour ou j’étais petite » Mounia Raoui, Editions Médiapop

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