Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal, une belle histoire d’audace et de talent…

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Ils président tous deux aux destinées du deux étoiles La Fourchette des Ducs à Obernai et désormais du restaurant gastronomique du Léonor, le dernier né des hôtels quatre étoiles de Strasbourg, rue de la Nuée Bleue. Rencontre avec deux passionnés, pétris de talent et réels amoureux de l’authentique…

Certes, ce n’est pas d’entrée une poignée de main (Covid oblige…),mais le check poing fermé traduit déjà une belle cordialité très spontanée. Manifestement, Nicolas Stamm-Corby et Serge Schaal sont heureux de profiter des colonnes du magazineOr Norme spécial égast 2022 pour se raconter, et ceci, sans l’ombre d’un quelconque égocentrisme.Leur actualité 2021-2022, les 100 ans de la belle maison à colombages qui abrite la Fourchette des Ducs, leur restaurant à Obernai, et l’ouverture toute récente du restaurant du Léonor à Strasbourg, était le moment rêvé pour tenter de comprendre ce qui fait courir ce couple de passionnés (à la ville comme « au boulot ») qui aborde les rivages de la cinquantaine avec une motivation intacte et tout à fait bluffante, pour être très franc…

L’air de rien, cela fait déjà vingt-et-un ans que vous œuvrez quotidiennement ensemble. Et, beaucoup l’ignorent peut-être, c’est en fait à Haguenau que l’aventure a débuté…

Nicolas Stamm-Corby : « Oui. Je sortais de l’École hôtelière de Strasbourg et surtout de dix mois d’armée passés… à la Présidence de la République, non pas au protocole, mais au privé. J’ai fait partie du dernier contingent qui pouvait être affecté à ce poste. À l’issue de cette expérience unique, j’ai choisi de revenir en Alsace ,malgré quelques belles opportunités de carrière qui pouvaient se faire jour à Paris. Je vous passe quelques détails, mais je me retrouve alors, juste avant Noël, à me promener rue de l’Étoile à Haguenau et je découvre l’existence d’un petit appartement de 46m2à louer. J’ai tout de suite imaginé la partie séjour-chambre devenant la salle du restaurant avec seize couverts et la salle de bain transformée en cuisine. Ce qui est devenu une réalité il y a vingt-trois ans aujourd’hui. C’était le 13 février 1998 et j’avais vingt-cinq ans… Quelques mois plus tard, en septembre, j’ai rencontré Serge,a vec qui je partage ma vie depuis.

Serge Schaal : À cette époque-là, je venais juste de terminer mes études et je venais d’obtenir le poste d’ingénieur environnement à la Ville de Strasbourg. Je me rappelle bien de l’appel téléphonique deNicolas un matin du mois de novembre. La personne qu’il avait embauchée venait de le laisser brusquement en plan pour le service de midi. C’était donc un appel au secours, en urgence. Je n’avais jamais assuré le moindre service, bien sûr, je le lui ai dit, mais, du tac au tac, il m’a lancé :« Il n’y a pas besoin d’être ingénieur pour servir des assiettes… » Imparable ! (rires) Il avait tort, je le sais aujourd’hui, car il faut en fait beaucoup d’expérience et d’intelligence pour effectuer un service parfait.Mais enfin, bon, je l’ai fait et au bout de peu de temps, je me suis pris au jeu. On a fini par s’associer, mais il était évident qu’il fallait qu’on voit plus grand. Ceci dit, je trouve qu’on était avant-gardiste avec nos seize couverts. Aujourd’hui, il y a plein de restaurants une étoile qui ont seize à vingt places dans 50 m2… Ceci dit, pour nous, les conditions de travail, surtout pour Nicolas dans cette cuisine exigüe, étaient trop problématiques…

Comment s’est décidée l’installation à Obernai, dans ce qui est encore le cadre actuel de La Fourchette des Ducs ?

S.C. : En 1999, on est tombé tous les deux d’accord pour dire qu’il fallait évoluer et changer de lieu. Il n’y avait aucune opportunité sur Haguenau. Et c’est là qu’est intervenu notre ami Jean-Pierre Haeberlin (le frère de Paul, co-fondateur de l’Auberge de l’Ill** à Illhaeusern, et l’oncle de Marc Haeberlin, l’actuel chef du célébrissime restaurant étoilé). Il nous indique cet hôtel d’Obernai, Les Ducs d’Alsace, dont la directrice, une des filles de la famille Trimbach, cherchait un exploitant pour son restaurant…

N.S-C. : On est tout de suite tombé sous le charme du lieu. Une banque a cru en nous et l’aventure a pu commencer en février 2000. On a immédiatement tenu à associer le nom de notre restaurant de Haguenau, La Fourchette, et c’est ainsi qu’est né La Fourchette des Ducs. Nous n’étions bien sûr que locataires de ce bel espace qui est devenu aujourd’hui notre salle d’hiver, la salle Spindler avec sa cheminée et ses boiseries. Sept ans plus tard, on avait très vite gagné nos deux étoiles Michelin, la première en 2002, la seconde en 2005. Entretemps, la famille Trimbach avait revendu l’hôtel à des hôteliers qui, disons, n’avaient pas trop d’ambition pourl a maison. Et Serge et moi, nous réfléchissions à notre avenir. En 2006, on a eu l’opportunité de racheter l’ensemble des lieux, 2000 m2, quand même, et là encore on est allé à contre-courant. À l’époque, beaucoup d’étoilés voulaient aussi adjoindre un hôtel à leur restaurant. Nous, nous n’en avions aucune envie.Alors, on a décidé de garder la partie rez-de-chaussée de l’hôtel pour faire naître la salle d’été du restaurant, ce qui a fait de nous le seul restaurant étoilé de France qui peut offrir deux univers très différents à ses clients, selon la saison.

On mesure déjà bien les pas de géant que vous aviez franchis tous les deux en très peu de temps, finalement. Comment vous êtes-vous adapté aux obligations de plus en plus lourdes qui incombent aux chefs étoilés quand ils progressent dans la hiérarchie de la haute gastronomie ?

S.C. : D’abord, nous avons investi très vite en conséquence, au niveau des équipements et dans l’écrin même que constituait notre maison. Mais je crois que nous avons aussi eu très vite conscience de l’importance de pouvoir nous entourer de personnes compétentes pour relever notre challenge. Notre deuxième étoile Michelin, nous l’avions obtenue alors que nous n’étions que quatre, deux en cuisine et deux en salle. Aujourd’hui, nous sommes dix-sept, et le nombre de couverts n’a pas beaucoup changé, trente en moyenne, quarante au grand maximum. Et tout ça sans changer fondamentalement notre ligne de conduite. Aujourd’hui, nous sommes simplement mieux encadrés : il ya bien sûr un sommelier, un directeur de restaurant, des chefs de rangs…

N.S-C. : Notre cuisine, elle, est restée résolument alsacienne, ancrée dans son terroir et avec les bases de la cuisine traditionnelle française. À l’obtention de nos deux étoiles en 2005, la tendance était à la cuisine fusion sur le modèle de El Bulli, le célèbre restaurant en Catalogne( en Alsace, c’est Jean-Georges Klein, le chef double étoilé de l’Arnsbourg, qui avait formidablement adopté cette tendance – ndlr). Nous sommes restés à l’opposé de ça, sur notre carte on trouvait la poule noire d’Alsace en Baeckeoffe, sans parler des sauces car à la base, je suis un saucier. D’ailleurs, aujourd’hui que j’arrive à la cinquantaine, je pense toujours aussi modestement que je commence à maîtriser l’art des sauces, un élément essentiel de notre cuisine. Car au niveau où nous sommes, tous les chef sont leurs bons réseaux et savent où dénicher les très bons produits. Ce qui fait et fera toujours la différence, c’est la sauce. L’identité intime du cuisinier passe par là… Oui, avec le recul, je m’aperçois qu’on aura passé notre carrière à contre-courant des modes…

S.C. : Et ça ne vaut pas que pour la cuisine. Je me souviens que dès nos débuts en 2000 à Haguenau, j’avais attiré l’attention de Nicolas sur le fait que nos métiers n’allaient pas pouvoir continuer longtemps à fonctionner comme c’était le cas, avec un service à midi et un autre le soir qui faisaient travailler les gens de huit heures le matin à minuit, avec une coupure d’une heure ou deux. C’est ainsi que le 8 septembre 2000, nous avons décidé de ne plus assurer qu’un service par jour, du mardi au samedi le soir, et le dimanche au déjeuner. On en a entendu des remarques : nous n’allions jamais réussir, on ne se comporte pas comme ça dans la grande restauration, un grand chef m’a même dit que nous allions être la honte du métier…

N.S-C. : Ceci dit, quand nous avons appris cela aux inspecteurs du Michelin qui venaient de nous visiter anonymement la veille et nous rencontraient le lendemain, M. Berger, le chef des inspecteurs qui se trouvait là, a posé ses lunettes sur la table, nous a regardés droit dans les yeux et a lâché : « Messieurs, je crois que vous tenez l’avenir de la gastronomie française dans vos mains ! » La première étoile est arrivée un an plus tard…Il y a quelque chose qui se remarque tout de suite quand on dialogue avec vous.C’est votre parfaite décontraction. Loin du stress qu’on observe généralement dans ces milieux où l’exigence peut se relever parfois tyrannique…

S.C. : Nicolas a été formé chez Jean Schillinger à Colmar, très « dans le moule »donc. Personnellement, je n’ai pas reçu cette formation-là. Au début, quand je voyais Nicolas être rongé par le mauvais stress durant le service, quand je voyais cette tension qui quelquefois pouvait s’installer entre la cuisine et la salle et que personne aujourd’hui n’accepte plus, je lui demandais pourquoi il réagissait ainsi puisque c’est vraiment le couple cuisine-salle qui procure la satisfaction au client. En fait, Nicolas a compris qu’il ne faisait ainsi que reproduire ce qu’on lui avait auparavant enseigné. Il gérait le coup de feu avec une attitude très négative… En salle, on a besoin d’avoir des collaborateurs heureux de faire leur métier. Alors, oui pour des rapports cuisine-salle pacifiés et oui, aussi, pour des horaires loin des deux fois huit heures dans la même journée, qui étaient souvent de mise par le passé… D’ailleurs, nous qui voyageons beaucoup à l’étranger, notamment pour les salons internationaux, nous avions perçu assez tôt quel es chefs étrangers, s’ils étaient toujours autant admiratifs envers l’exceptionnelle cuisine française, se révélaient de plus en plus dubitatifs, voire critiques, sur la façon dont elle évoluait sur le plan humain. Pour eux, il n’était pas du tout impératif d’avoir un chef qui hurle sur son second, qui lui-même hurle sur les cuisiniers jusqu’à arriver au pauvre commis qui finit par récolter toutes les insultes du monde… Le chef austère qui fait régner un ordre militaire impitoyable, on ne le rencontre plus aujourd’hui que dans quelques cas très isolés, heureusement, car prétendre attirer des jeunes dans un contexte pareil serait mission impossible..

.Ce travail pour améliorer le management de l’humain, vous l’avez mis en œuvre pour l’ouverture du restaurant du dernier-né des quatre étoiles strasbourgeois, Le Leonor, où nous nous trouvons aujourd’hui pour réaliser cette interview ?

N.S-C : Oui, bien sûr, et il a été essentiel, car il nous a permis de recruter avec succès trente personnes dans la période délicate que nous connaissons en ce moment…Ceci dit, nous n’avions jamais auparavant accepté une telle proposition, car notre leit-motiv a toujours été de prétendre que pour réussir dans un endroit, il faut s’y investir en permanence et personnellement.Ceci dit, notre histoire, ici, a commencé il y a douze ans quand Jean-Maurice Scharf nous a parlé pour la première fois de cet hôtel qui allait s’élever à la place de l’ancien commissariat de police. Nous habitons à Strasbourg, avec Serge, et donc, le lieu ne pouvait que nous fasciner. Sa demande d’alors portait sur un restaurant étoilé et nous avions dit non, car un restaurant étoilé il faut y être et travailler tous les jours et le nôtre était à Obernai, pas à Strasbourg.Alors, quand Jean-Pascal Scharf qui a succédé à son père nous a reparlé de ce projet, c’était il y a un peu plus d’un an, nous lui avons dit que ce que nous avions envie, c’est de créer un lieu de vie, ouvert tous les jours, où on mange très bien et avec un service agréable, un lieu où on peut se poser à n’importe quel moment de la jour-née. Immédiatement, nous avons ajouté que tant qu’on n’aurait pas les femmes et les hommes qui pouvaient nous accompagner dans ce projet, nous ne donnerions pas suite…

©Nicolas Rosès

S.C. : C’est parce que nous sommes convaincus tous les deux que la réussite d’un projet en restauration, quel qu’il soit, que ce soit une winstub, un restaurant italien, une brasserie ou autre, ne peut que passer par la qualité de l’humain qui y travaille. Et ça passe avant tout par la salle, dès l’accueil.Tu peux avoir le meilleur cuisinier du monde, si le premier sentiment que tu ressens dès ton entrée est négatif ou problématique, ce sera difficile ensuite.

N.S-C. : C’est pourquoi nous avons voulu mettre en place une super équipe ici, autour d’Axelle et Mathias Stelter, ce couple de deux chefs exécutifs qui officient ici, accompagnés du pâtissier Matthieu Bray et de Cédric Koch, mon second de cuisine à Obernai à qui je suis heureux de permettre de s’épanouir pleinement au Léonor, lui qui pouvait se sentir un peu bloqué à La Fourchette desDucs puisque bien sûr, c’est moi qui suis au piano là-bas (sourire).

S.C : Nous avons ouvert pour le début des Marchés de Noël. Bien sûr, rien de définitif ne pouvait être tiré de ce mois très particulier qu’est le mois de décembre à Strasbourg, surtout en ces temps de crise sanitaire. Mais, depuis le début janvier, nous avons essentiellement une clientèle de Strasbourgeois au restaurant et nous sentons bien que peu à peu, l’endroit devient celui que nous espérions. Les gens sont satisfaits, le bouche-à-oreille fonctionne positivement, à l’évidence. Ducoup, les équipes sont super motivées… Sincèrement, nous constatons au Leonor que nos postulats sur l’humain, dont nous avons beaucoup parlé, seront au centre de la réussite de nos métiers dans les temps à venir…Nicolas et moi, nous sommes positifs parce qu’on sait bien qu’il reste beaucoup de gens qui ont envie de faire ce métier.Nous savons aussi qu’il faut juste changer notre manière d’être avec eux, humainement. Ici, ils ne travaillent pas seulement au sein d’un hôtel d’investisseurs, ils travaillent dans un réel contexte humain.Nous avons vraiment le sentiment que ce contexte sera très vite de moins en moins rare dans la profession…»

©Nicolas Rosès

 

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