Normes or hors normes ? I Le parti pris de Thierry Jobard

Partager

– article publié dans Or Norme N°40-

Trouver un sujet d’article n’est pas toujours chose aisée et il faut parfois des semaines avant d’arriver à quelque chose de mauvais. Étant de plus pourvu d’une imagination très limitée, je n’étais pas peu fier de ma trouvaille en proposant pour Or Norme un article sur… les normes. 

Tout avait commencé l’un de ces matins ensoleillés où l’on se rend, le pas léger et le cœur en joie, à son travail. J’avançais sur le trottoir qui, à quelques mètres devant moi, était à moitié occupé par une fourgonnette de livraison. Un livreur ça livre, c’est normal. Sur la moitié de trottoir restante, deux aveugles avançaient vers moi. Et puis, vite rattrapée, une petite vieille devant moi, avançait d’un train de sénateur. Que d’obstacles sur le chemin d’un honnête travailleur… Et puis j’entendis, juste à ma hauteur quelqu’un parlant bien fort. C’était un homme dans la trentaine, sur son vélo et discutant au téléphone. Au guidon de son engin était attachée la laisse de son chien. Le chien était un Saint-Bernard. Le tout était sur le trottoir.  

Je dois dire que dans un premier temps je suis resté interdit. Il semblait évident qu’il y avait bien trop de monde sur ce trottoir. Je précise d’emblée que je n’ai rien contre les livreurs, ni contre les aveugles, ni contre les vieux, et encore moins contre les Saint-Bernard. 

En revanche, il peut m’arriver d’éprouver une forme d’agacement envers les gougnafiers. Je suggérai alors au dit cycliste, du ton le plus courtois qui se puisse faire, qu’il serait plus judicieux de rouler sur la route, juste là, à cinquante centimètres à gauche. Que n’avais pas dis-je là ?… Le quidam explosa: « Mais c’est bon quoi ! On en a marre de toutes vos règles, de vos lois, de vos normes !! Laissez-nous vivre bordel ! ». 

Et oui, le quidam est grossier… 

À vrai dire, je ne fus pas étonné par sa réaction. J’ai déjà observé à de multiples reprises que nos contemporains ont tendance à réagir avec le même emportement lorsqu’on les prend la main dans le sac ou bien lorsque l’on a l’outrecuidance de leur faire remarquer que leur attitude n’est pas des plus appropriées (1). Il y a là, dans la négation de sa responsabilité, comme une forme de puérilité qui me surprend toujours. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’espérais ce genre de comportement mais, toujours le pas léger et toujours le cœur en joie, je me suis dit que l’occasion était trop belle pour ne pas pousser l’expérience plus loin. Avec l’envie de comprendre pourquoi et comment ce qui me semblait à moi une évidence, à savoir que ce cycliste n’avait rien à faire là, n’était pas un constat universel. Me vint à l’esprit cette première phrase du Discours de la méthode de Descartes: « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Tu parles René… 

Il allait donc falloir discuter… 

Je passe sur les arguments faciles que j’aurais eu beau jeu d’avancer : qu’un cycliste n’a pas le droit de rouler sur un trottoir (2), pas plus que de téléphoner à vélo (3); que de laisser son chien, même d’une nature placide, attaché à son guidon n’est pas l’idée du siècle. Soit. J’ai de sérieux doutes sur la répartition générale du bon sens mais pour ce qui concerne la mauvaise foi je ne m’inquiète pas, inutile de s’engager dans une impasse. Je suggérai donc qu’il fallait bien qu’il y eut des règles et des normes sinon ça risquait vite de virer au boxon complet. Et je donnais comme exemple le respect des règles de conduite (du genre si le conducteur du gros 4X4 qui vient de passer envoie un sms en roulant et ne te voit pas déboucher ou bien passe au feu orange foncé, le non-respect des règles te paraîtra d’un coup diantrement répréhensible). 

Ce à quoi mon adversaire répondît en substance qu’il « gérait », autrement dit qu’il ralentissait, contournait, louvoyait, bref s’adaptait. Et surtout que nous étions de plus en plus corsetés par des normes et des règlements qui entravaient par leur inflation constante notre liberté : normes pour construire, normes pour produire, normes pour établir le moindre appel d’offre, le moindre devis, la moindre paperasse. Sans parler de la judiciarisation galopante de notre société qui implique à chaque accident une recherche de responsables et de coupables, un recours automatique aux tribunaux alors que parfois, un bon bourre-pif suffirait à remettre les idées en place. Bref que nous étions en train de nous américaniser en devenant des animaux veules et procéduriers. Certes, il n’a pas tout à fait formulé les choses ainsi mais telle était bien l’idée de fond.

Or, même si j’opine au constat général, ce qui m’intéressait c’était avant tout ce qui n’est pas formalisé et qui fait l’objet d’un consensus dans une société. Les lois, comme la plupart des règles sont écrites et officielles, consultables et contraignantes. 

Fort heureusement notre vie sociale repose sur un certain nombre d’usages, d’habitudes, partagés par tous, ou à peu près, qui, elles, restent du domaine du non-dit et constituent une part de notre culture. Ainsi si vous vous avisez de grappiller des places dans une file d’attente outre-Rhin, vous vous ferez tancer vertement. De ce côté du fleuve, les réactions seront à l’avenant. Il en va de même avec les libertés que prennent certains responsables politiques avec l’argent public chez nous, et qui font l’objet d’une consternation méprisante de la part des démocraties du nord de l’Europe. 

Ce qui ressortit du vieux problème des rapports entre faits, normes et valeurs. Pour qu’il y ait des normes, il faut qu’il y ait des valeurs partagées et dont l’évidence ne soit pas remise en cause. Qu’un cycliste sur un trottoir soit hors la loi (4) cela passe encore (la preuve tout le monde semble l’accepter), mais qu’il ne reconnaisse pas que c’était à lui de s’écarter plutôt que d’essayer de se faufiler parmi de plus malhabiles que lui c’est autre chose. Il va de soi que c’était par pur égoïsme qu’il entendait poursuivre sa route comme si de rien n’était et qu’il se pensait sans doute disciple de Hume selon qui: « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt » (5). 

Inutile de préciser que si tout le monde obéit à son égoïsme les aveugles ont du souci à se faire. L’une des valeurs fondamentales de nos sociétés est, je le rappelle et bien qu’on puisse pointer de sérieux manquements, la protection des plus fragiles. Les normes sont donc prescriptives. Il y a par exemples des normes de raisonnement qui permettent d’établir une argumentation valide. Dans le cas qui nous occupe, ce sont surtout des normes pratiques et sociales. S’écarter de ces normes ne fait pas de nous des anormaux en l’occurrence mais peut nous exposer à des sanctions, symboliques ou pas. Et puis les règles, comme des lois, peuvent être arbitraires. Les normes sociales quant à elles sont conventionnelles et inhérentes, elles régulent notre vie commune. Elles nous sont donc à la fois prescrites et constitutives. Et elles se perpétuent par nos pratiques.

Nous finirons tous en pitance de vermine

Beaucoup de questions se sont posées au sujet de ces normes. Comment se créent-elles ? Préexistent-elles à l’individu ou bien les construit-il ? Sont-elles de pures conventions ou bien répondent-elles à un besoin de la société ? Sachant que les normes varient d’un pays à l’autre, on est amené à penser qu’elles ne sont pas universelles mais particulières. Contrairement aux normes cognitives, qui supposent des contraintes fortes (un résultat doit être juste), les normes sociales laissent une marge de liberté. Elles passent donc souvent inaperçues, elles servent à coordonner les actions au sein du corps social.

Mais selon une autre interprétation, celle qui postule l’existence d’un agent rationnel, ce sont moins les normes et les valeurs qui guident les actions des individus que les intérêts et les circonstances. En l’espèce, l’intérêt de notre cycliste était de gagner du temps tout en promenant son chien. Mais dans le cadre de cette interprétation, la dimension historique est évacuée, de même que l’éducation qui a inculqué normes et valeurs. Ne subsistent plus que des sujets indépendants, atomes qui se croisent et s‘agrègent en fonction de leurs intérêts du moment. Un peu comme des individus qui se retrouvent sur le Marché, chacun apportant ce qu’il propose et l’échangeant avec un autre, en toute simplicité harmonieuse. La main invisible, vous connaissez cette fable ? Dans le grand livre des Contes à Dormir Debout (CDD) elle est située juste avant la théorie du ruissellement.

 Quand enfin fût reparti cet impudent cycliste, je me disais en le regardant s’éloigner que nous étions, lui et moi, les deux représentants de courants antagonistes et irréconciliables. Lui rapide, labile et affairé ; moi soucieux, prudent et débonnaire. Je reste parfaitement convaincu d’avoir raison. Sans doute que lui aussi. Nos interprétations des normes divergent mais elles ont quand même pour fond les mêmes croyances et les mêmes valeurs. J’ai poursuivi mon chemin, le pas moins léger, en songeant qu’après tout, rouge ou bleu, nous finirons tous en pitance de vermine.

  1. Par exemple le fait d’écouter très fort sa musique en considérant que l’espace public est une annexe de son salon. Et toujours selon une loi de la physique qui veut que plus on a des goûts de chiottes et plus le volume est élevé. 
  2. Article R412-34 du code de la route, avec amende de 135€. Avis aux cyclistes strasbourgeois !
  3. Amende forfaitaire de 135€. Ah on va vite le reboucher le trou de la sécu moi je vous le dis.
  4. Second avis aux cyclistes strasbourgeois !
  5. Après cela, allez prendre au sérieux les philosophes anglais.
à lire également :