Parler Sexe⎢Israël Nisand parle cash

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Néo-retraité – mais il reçoit encore en consultation au Centre Médico-Chirurgical et Obstétrical (CMCO) de Schiltigheim –, le Professeur Nisand ne compte plus ses interventions en milieu scolaire où il sensibilise les adolescents sur les questions les plus intimes qu’ils peuvent se poser. Révulsé par la non-application quasi systématique de la loi de 2001 relative à l’éducation sexuelle dans les établissements scolaires, il accuse : « C’est la pornographie qui, désormais, tient lieu d’éducation sexuelle pour nos enfants… »

À la lecture de votre livre paru en mars dernier (Parler sexe – Éditions Grasset), on ne peut qu’être impressionné par ce que vous dénoncez comme un énorme scandale : la loi pourtant en vigueur depuis un quart de siècle n’est tout simplement pas appliquée…

Cette loi prévoit trois heures d’éducation à la vie affective pour les plus jeunes et à la sexualité à partir de 13-14 ans et ce depuis le Cours préparatoire et jusqu’en Terminale, soit durant tout le cycle scolaire. Et c’est vrai, cette loi n’est appliquée quasi nulle part. Je suis allé rencontrer plusieurs ministres pour leur demander que soit enfin appliquée la loi de la République. Tous, gênés, m’ont fait part des oppositions rencontrées de la part des parents d’élèves catholiques. Alors, ça sert à quoi de faire des lois si les textes ne servent qu’à décorer vos étagères ? Abrogez cette loi, leur ai-je dit à tous. Leur réponse : non, on ne veut pas l’abroger… Nous vivons au coeur d’un État qui, sciemment, ne se préoccupe pas de l’application de certaines lois qu’il promulgue, pourtant…
J’ai notamment rencontré Luc Chatel quand il était ministre de l’Éducation nationale. Je lui ai demandé d’envoyer une circulaire à tous ses chefs d’établissement, leur enjoignant de recenser les ressources humaines qu’ils avaient prévues pour appliquer la loi. Dans mon esprit, le but était de leur faire prendre conscience à tous que l’application de la loi de 2001 n’était pas facultative. « Non, je ne peux pas faire ça », m’a-t-il rétorqué.

On s’aperçoit donc que dans les rares établissements où cette loi est appliquée, cela relève de la seule bonne volonté d’une infirmière scolaire, par exemple, ou encore d’un professeur-documentaliste au sein du Centre de documentation et d’information (CDI)…

Tout à fait. Et encore, il faut que ces personnes aient en elles une très forte conviction sur ces sujets. C’est incroyable !

Une autre loi n’est également pas appliquée, celle qui concerne la protection des mineurs. Et là, ça devient gravissime…

Les entrepreneurs multimilliardaires du net peuvent diffuser leurs images pornos comme ils veulent, personne ne dit quoique soit. Tu ferais ça dans la rue en essayant de vendre ces images à des mineurs, tu terminerais en cellule…
Il y a en fait un effet de ciseau entre une réalité : on n’éduque pas nos enfants à la vie affective et à la sexualité et, un état de fait, la pornographie le fait à notre place. Et c’est sordide : on montre des images de zoophilie, filmées en Californie et nos enfants pensent que c’est la norme. Un jour, l’un d’entre eux a levé la main : « Monsieur, comment cela ça se fait que les femmes aiment sucer le sexe des chiens ? » Ils ont douze ou treize ans, ils n’ont aucun moyen de se défendre contre ça ! Le plus c’est transgressif, le plus les milliardaires du net vendent leurs vidéos… Mais, eux-mêmes savent très bien comment protéger leur propre progéniture de leurs abominations. Je viens de lire cette info incroyable : le patron américain de Tik-Tok a inscrit ses enfants dans une école internet free et a interdit sa propre application sur leur mobile. Il a 41 ans, il sait très bien à quel point il fait du mal aux enfants et aux ados, des autres… Une étude fait apparaître qu’un enfant se voit imposer sous ses yeux sa première vidéo alors qu’il n’est âgé que d’à peine onze ans. Par instinct, pour se protéger, il n’en dira rien à personne dans son entourage familial. Il sera à la fois choqué, mais aussi excité, sexuellement… Et c’est la réunion de ces deux émotions fortes qui provoque l’addiction. Certains de ces gamins en sont à trois heures par jour ! Ils sont souvent traumatisés par ces images et finiront par ne parvenir à l’érection qu’à la vision d’images très transgressives et quand ils se retrouveront dans une vraie relation, celle-ci ne les excitera pas suffisamment…

Israël Nisand, « Parler sexe : Comment informer nos ados » Éditions Grasset, 2024

Vous recueillez beaucoup de témoignages en ce sens ?

Oh oui ! Grâce au système de petits papiers anonymes qu’ils peuvent déposer avant mes interventions, car, tout comme nous, leur sexualité se nourrit de l’ombre. Jusqu’à l’arrivée du Covid, je faisais une intervention de deux heures par semaine. Et jusqu’à peu, il y avait un site internet, Info Ados, financé par l’Université de Strasbourg, sur lequel ils pouvaient déposer leurs questions et consulter les réponses : il y avait quarante questions par jour… Ce site n’existe plus, l’Université n’a plus assez d’argent. Je viens de relancer un Info Ados sur Paris, car ça me permet d’emmener des gens avec moi pour les former à l’exercice. Ici, j’emmenais des internes et leurs interventions dans les établissements scolaires étaient partie intégrante dans leurs cursus, au même titre que de savoir parfaitement réaliser une césarienne…
Au bout du compte, en Alsace, nos interventions à tous sur tous les sujets ressentis intimement par les adolescents ont permis de diviser par deux le nombre d’IVG chez les mineures. Ces IVG sur mineures s’élèvent à 15 000 par an dans notre pays et concernent 90 000 femmes de moins de 24 ans par an. En Hollande, pays qui encourage une véritable éducation à la sexualité, il y a trois fois moins d’IVG que chez nous…
Ici, tout me sépare de mes collègues professionnels de l’IVG qui me critiquent, car je ne cesse de parler de prévention, je dis souvent que la meilleure IVG et celle qu’on n’a pas été obligé de faire, car on a su la prévenir. Alors d’un côté, j’ai les catholiques qui me lancent des tomates et de l’autre côté ces professionnels de l’IVG qui sont fous furieux contre moi. Et je dois même dire que les plus enragés sont à la gauche de la gauche, parmi ceux qui cherchent à banaliser l’IVG. Dans les statistiques qu’ils manipulent n’apparaissent pas les peines immenses que ressentent les femmes, quelquefois bien des années plus tard, quand elles arrivent dans mes consultations, car elles ne peuvent pas avoir d’enfant. Chaque semaine, je vois des larmes couler et j’entends cette réflexion : « Jamais je n’aurais dû pratiquer cette IVG… »

Vous me paraissez très déterminé pour continuer à mener ce combat pour l’application de la loi de 2001 qui est le vôtre depuis une quinzaine d’années, maintenant…

Je n’ai pas l’intention de lâcher l’affaire. Ça bouge un petit peu, aujourd’hui. J’ai rencontré Brigitte Macron à ce sujet et elle a convenu que ça ne pouvait pas continuer ainsi. Le monde politique se rend bien compte que 100 % des parents sont derrière moi et que cela représente un incroyable moteur politique. Mais de l’autre côté, il y a les milliardaires du net, qui ont sûrement plus de poids que moi et qui ont la possibilité de glisser à l’oreille du gouvernement qu’il ne faut pas aller trop vite parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu.
Alors, on continue à faire business as usual sur le dos de nos ados ou bien on respecte enfin la loi sur la protection des mineurs ? Il y a cinq fournisseurs d’accès internet dans notre pays. Il est aisé de leur imposer d’en respecter les lois et de fortes amendes pourraient sanctionner leur aveuglement et au besoin l’interdiction définitive de diffuser sur le territoire national. En trois secondes, on peut enfin protéger nos adolescents.
C’est simple, je n’arrêterai jamais de demander l’application de la loi. »

©Nicolas Rosès