« Rio(t) Grande » ou le sens de l’aventure européenne
Photos : François Nussbaumer – europa.eu
On doit au journaliste Daniel Riot une expression incontournable dans le landerneau strasbourgeois : « L’Europe de et à Strasbourg ». Elle exprime à la fois le fait que Strasbourg accueille des institutions européennes (« L’Europe à Strasbourg ») et aussi que notre ville incarne une « certaine idée » de l’Europe, autour des valeurs et des principes démocratiques et humanistes qui structurent l’histoire post-hitlérienne du continent (« L’Europe de Strasbourg »). L’expression a fait florès. Elle nourrit les argumentaires des militants et observateurs, agrémente les « éléments de langage » de nos édiles et alimente l’action publique locale. Mais quelle peut être sa signification, aujourd’hui, en 2017, dans la perspective du « projet » européen lui-même ?
L’Europe à Strasbourg, c’est tout aussi bien la « petite Europe », l’Union européenne, celle des 28 ou 27 (le doute est permis) – avec le Parlement européen et le Médiateur européen –, que la « Grande Europe », celle des 47, autour du Conseil de l’Europe, de ses institutions et organes (Assemblée parlementaire et Cour européenne des droits de l’homme, notamment). A la faveur de la chute d’un mur un jour de novembre 1989 et de l’effondrement d’un Empire deux ans plus tard, ces deux Europe, occidentales à l’origine, se sont élargies sans toutefois se confondre sur la carte.
Le « triangle d’or » de la Grande Europe : Démocratie, Etat de droit et droits de l’homme
La « Grande Europe », celle du Conseil de l’Europe, organisation internationale créée à Strasbourg quatre ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, œuvre à promouvoir « la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme » (le « triangle d’or » selon l’expression du politologue Pierre Hassner) – avec, comme Texte Premier, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950). Malgré les divergences à l’œuvre entre les nations européennes – divergences anthropologiques dirait l’historien et démographe Emmanuel Todd –, il existe pourtant des traditions constitutionnelles communes aux différents Etats européens, une « culture politique » commune, fondée justement sur le respect des formes et des normes de la démocratie parlementaire, de l’Etat de droit et de la protection des droits fondamentaux. Cette culture politique commune s’est affirmée à partir de 1945 : « La reconnaissance de l’Holocauste est notre « ticket d’entrée dans l’Europe », écrivait l’historien Tony Judt, qui ajoutait : « La mémoire retrouvée des Juifs morts de l’Europe est devenue la définition et la garantie mêmes de l’humanité restaurée du continent ».
La CAAMM de la Petite Europe de Jean Monnet : Charbon, Acier, Atome, Marché, Monnaie
La « Petite Europe », l’Union européenne, est née quant à elle d’un cartel de six membres fondateurs. Elle fut à l’origine dopée, pour faire la paix, par le goût des « réalisations concrètes », pour reprendre les mots du discours prononcé le 9 mai 1950 par Robert Schuman et inspiré par Jean Monnet – discours auquel le Président de la République, Emmanuel Macron, n’a pas manqué de faire référence dans son propre « discours pour une Europe souveraine, unie, démocratique », tenu à la Sorbonne le 26 septembre dernier. Unie d’abord autour du charbon et de l’acier puis de l’atome et du marché et, enfin, pour certains, de la monnaie, cette Europe-là n’est plus si petite. Mais les 28 Etats membres pourraient repasser à 27 si le divorce était prononcé entre les insulaires grands-bretons et les continentaux solidaires. Quant à « l’€urozone », elle a déjà attiré 19 impétrants – grâce sans doute à la fraîcheur et à la poésie de sa dénomination, digne d’un grand centre commercial perché aux abords d’un faubourg lointain et grisâtre.
Début de convergence
Les fameux critères d’adhésion à l’Union européenne (1993), mêlent ces deux dimensions, économiques et politiques : économie de marché viable, Etat de droit et système démocratique stable. L’Union a même tenté de se doter formellement d’une « Constitution » en 2005, avec le succès que l’on sait. Depuis 2000, elle dispose d’une Charte des droits fondamentaux, qui a une valeur juridique contraignante depuis le Traité de Lisbonne (2009). Le projet d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, dont la Cour de Strasbourg contrôle le respect dans les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, est quant à lui suspendu – pour le moment –, la Cour de justice de l’Union européenne, à Luxembourg, ayant émis un avis négatif en 2014.
Le Parlement européen, qui est la voix des citoyens européens, devrait être l’assemblée où tous les débats et votes se tiennent au grand jour, sans exclusive et sans conciliabule. On songe ici aux fameux « trilogues », selon la novlangue gaufrée et sans supplément chantilly en usage chez les initiés, c’est-à-dire ces discussions informelles qui associent les représentants des institutions de l’Union (Conseil, Parlement et Commission). Il faudrait dès lors s’atteler à renforcer sérieusement les pouvoirs législatifs, budgétaires et de contrôle du Parlement européen, pour avancer véritablement vers une « Europe souveraine, unie, démocratique ». La seule constitution de « listes transnationales » aux élections européennes est à cet égard sans doute nécessaire (et déjà possible juridiquement), mais non suffisante.
La voie européenne : gouverner les hommes ou administrer les choses ?
Prenons garde à la pente délétère qui consiste « à substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses », selon le mot de Saint-Simon. Pour paraphraser encore l’auteur de De la réorganisation de la société européenne, nous pourrions ajouter que l’Europe ne serait aux yeux de certains, comme la Nation pour notre philosophe, pas « autre chose qu’une grande société d’industrie ». Cette rhétorique, qui voudrait emprunter l’apparence du langage de la pseudo-rationalité technocratique, est très présente dans le discours de nombre de partisans d’un « déménagement » du siège du Parlement européen à Bruxelles, comme si cette question était une affaire de pure logistique et d’optimisation des coûts. C’est là, à tout le moins, une vision bien réductrice de ce qui unit ou pourrait unir les Européens. L’histoire européenne n’est certes pas un long fleuve tranquille. Mais les caprices et les nécessités de l’Histoire ont justement fait de Strasbourg, ville-frontière nichée au cœur de la vallée rhénane, l’exact point géométrique de conciliation des Européens en mal d’unité depuis la fin de l’Empire carolingien. Les risques visibles de dislocation de l’entité européenne devraient rappeler à ceux qui espèrent encore en l’Europe, que Strasbourg est bien autre chose que l’enjeu d’une bataille de boutiquiers sur la délocalisation de l’usine législative de l’entreprise Europe. Défaisons-nous de cet état d’esprit « corporate » car la politique relève d’abord de l’imaginaire et du symbolique. Ceux qui l’oublient défont l’Histoire sans la comprendre.
Sécessions, transgressions, dérives
Les phénomènes actuels de sécession des territoires (Padanie vs Italie, Ecosse vs Royaume-Uni, Catalogne vs Espagne, Royaume-Uni vs Union européenne) ou de transgression des valeurs (Pologne et Hongrie vs Union européenne, Russie et Turquie vs Conseil de l’Europe), démontrent s’il en est besoin la fragilité des montages juridico-politiques, tant au plan national qu’européen. L’élection d’un Donald Trump, a même pu faire dire au Premier ministre hongrois, Victor Orbàn : « Je me sens libéré de l’Union européenne et du politiquement correct. »
Les symboles européens sont mis à mal y compris dans un Etat fondateur comme la France. C’est le cas de l’insoumis Jean-Luc Mélenchon, qui souhaite retirer la bannière bleue à douze étoiles de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, au motif qu’il s’agirait d’un « symbole confessionnel », alors que 70 ans d’histoire ont ancré les couleurs européennes dans l’imaginaire collectif. Le 19 octobre dernier, le Président de la République a entamé les démarches pour que la France reconnaisse officiellement les symboles européens, comme 16 autres Etats membres.
Par ailleurs, la juriste Mireille Delmas-Marty nous rappelle que depuis les attentats du 11 septembre 2001, on assiste à « un repli sécuritaire et souverainiste qui légitime jusqu’à la torture aux Etats-Unis et déclenche un peu partout un spirale qui semble accompagner une dérive sans fin de l’Etat de droit ». Voilà où nous en sommes.
Le sens de l’aventure européenne
Mais l’Europe de et à Strasbourg, chère à Daniel Riot, peut encore inspirer le projet européen. Si l’histoire européenne n’est pas un long fleuve tranquille, le Rhin est un peu notre « Rio(t) Grande » à nous, ici à Strasbourg, lieu d’où l’aventure européenne peut sans cesse recommencer.