Sur le plateau des BI, Sorj Chalandon et le petit cinquante-sixième…

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Voilà un livre qui saisit son lecteur, le prend à témoin du si peu de considération humaine qui régnait il n’y a pas finalement si longtemps dans notre bon pays de France et qui, à l’image des grands romans du xixe siècle, révèle une intrigue haletante jusqu’au bout du bout de sa dernière page. Celles et ceux qui seront présents lors de la venue de Sorj Chalandon aux prochaines Bibliothèques idéales vont retrouver le plaisir d’entendre – puis de lire – cet auteur qui occupe une place unique dans la littérature française, après avoir été un « monstre » du journalisme de la seconde moitié du xxe siècle…

On sourit quand Sorj nous confirme le lieu qu’il a choisi à Paris, pour réaliser cette interview avec Or Norme : « Je te suggère la brasserie Le Scossa, place Victor Hugo. J’habite tout près. Et tu sais pourquoi elle s’appelle comme ça ? Son premier propriétaire, un Italien, a choisi ce nom, La Secousse, en français, parce qu’en la visitant pour la toute première fois, le sol a tremblé sous ses pieds au passage du métro de la ligne 2… »
Et effectivement, à peine installé en terrasse sous ce beau soleil du début juillet dernier, on sent distinctement la secousse sous nos semelles. Presque le début idéal d’un roman, songe-t-on…
Puis Sorj arrive… avec son allure débonnaire, sa crinière de vieux renard argenté, son regard bleu métallique et son fin sourire toujours bienveillant. Il vient juste de passer le seuil de sa 71e année après une superbe carrière de ce journalisme d’autodidacte qui était encore possible au début des années 70 et dont le moule s’est brisé définitivement il y a déjà un long moment. Sorj, entré à Libération en 1974, a passé 33 ans au sein de la rédaction du journal. Il a débuté comme dessinateur puis s’est essayé aux montages des pages avant de devenir journaliste au service Société. Reporter puis grand reporter, il a couvert, entre autres, les événements au Liban, en Iran, en Irak, en Somalie ou en Afghanistan.
La reconnaissance suprême est arrivée moins de quinze ans plus tard, en 1988, avec l’obtention du prix Albert-Londres pour ses articles sur l’Irlande du Nord et le procès de Klaus Barbie. Devenu ensuite rédacteur en chef adjoint de Libé, il claqua violemment la porte du quotidien quand le nouveau propriétaire, Édouard de Rotschild, décida alors de tourner la page Serge July. « Ce journal m’a appris à être journaliste… Aujourd’hui je suis en deuil » clame-t-il. Et, avec élégance, il préfère ne pas évoquer plus le sort du titre qui l’a fait naître…

Aujourd’hui, Sorj Chalandon signe chaque semaine dans les colonnes du Canard Enchainé. L’Enragé, qu’il présentera sur la scène des Bibliothèques idéales, est son onzième livre, tous ont été publiés chez le même éditeur, Grasset, « grâce au flair et à la belle pugnacité de mon éditrice d’origine, Martine Boutang », tient à préciser Sorj. Les distinctions n’ont pas manqué : Prix Médicis 2006 pour Une promesse, Prix Joseph-Kessel et Prix Simenon 2008 pour Mon traître, Grand prix du roman de l’Académie française 2011 pour Retour à Killybegs, entre plein d’autres…

Tous, sauf un…

« Je connaissais l’existence de cette colonie pénitentiaire pour mineurs installée sur Belle-Île-en-Mer. L’administration appelait comme ça ces endroits-là, mais la presse parlait de “bagnes pour enfants”. Celui de Belle-Île a fermé en 1977, mais depuis 1880, des centaines d’enfants y avaient été enfermés et soumis à des conditions de vie et à une violence difficilement imaginables aujourd’hui. Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Cernés par la mer, ils ne pouvaient pas aller très loin et les gendarmes ont décidé d’offrir une pièce de vingt francs argent pour chaque enfant capturé. Alors, les braves iliens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs partout sur l’île. Tous ont été rattrapés. Sauf un, qui a toujours échappé aux poursuites.
C’est à ce cinquante-sixième gamin que je me suis intéressé. Dans mon roman, tout est vrai… durant un tiers du livre, cette partie où je décris les conditions atroces qui étaient celles de ces mômes… Ils étaient souvent torturés, battus… J’ai même appris que les gosses apprentis menuisiers étaient chargés de fabriquer les cercueils de leurs copains, c’est fou, non ?
Puis j’imagine la vie et le destin de ce dernier môme qu’on n’a jamais retrouvé. La presse de l’époque, que j’ai consultée, est presque unanime pour estimer qu’il a péri en mer. Je n’ai surtout pas voulu lui redonner vie dans la peau d’un petit orphelin malheureux, j’en ai fait un enragé, comme le dit le titre du livre. D’ailleurs, avec mon éditrice, on a longtemps hésité sur ce titre, on a envisagé également “La teigne”…
Les lecteurs de mes livres se souviennent sans doute des rapports douloureux que j’ai pu avoir avec mon père. Quand j’étais môme, une de ses menaces rituelles était de m’envoyer dans ce qu’il appelait une “maison de correction” ou encore une “maison de redressement”. Une nuit, il m’a même emmené dans la campagne de la région de Lyon, où nous habitions, au pied d’un immense mur, devant une porte close. Il m’a déposé là et m’a dit : “Tu toques à la porte, tu dis que tu t’appelles Chalandon, ils t’attendent !” J’avais douze ans, je lui ai obéi. Mais j’avais compris qu’il cherchait à m’impressionner. Alors, j’ai retraversé la route, je me suis caché derrière de grandes herbes et je l’ai vu revenir et me rappeler : Sorj ! Sorj ! Je suis réapparu : “Ils n’ont pas voulu que je rentre”. “Je sais, je sais” m’a-t-il dit, “j’ai réfléchi, je te donne une nouvelle chance…” Voilà, je vivais avec ça quand j’étais môme. Je me suis littéralement sauvé, ensuite, j’ai été émancipé, comme on disait, sur le coup de mes seize ans… Arrivé à la Gare de Lyon à Paris après un voyage en train effectué sans avoir acheté le moindre billet, j’ai vécu comme un SDF puis, un jour, j’ai entendu un crieur de journaux qui braillait : “Demandez la Cause du Peuple ! (‘l’ancêtre’ du journal Libération – ndlr)” Ç’aurait pu être l’Église de Scientologie ou n’importe quoi d’autre. Après avoir dormi dans pas mal de squats, ces gens m’ont fait faire la connaissance d’un couple de profs qui m’ont offert pour un temps la chambre de leur fils parti pour ses études et m’ont obligé à passer mon Bac, en candidat libre. Grâce à eux, j’ai découvert les musées, la beauté et toutes sortes de choses qui m’avaient été jusqu’alors interdites. J’ai découvert aussi la morale, la dignité. Et après, je suis entré à Libé. Un jour, Sartre m’a pris le bras pour que je l’aide à traverser la rue. T’es un môme chevelu qui surnage et tu te dis : Putain, c’est Jean-Paul Sartre. Bon, tu connais la suite… »

Et, dans L’Enragé, quand on lui fait remarquer cette liberté totale qu’il s’est permise avec la description si précise (et si affectueuse, au fond) de cet ado enragé, de cet être à qui il a redonné si formidablement vie, il ne faut pas longtemps avant que Sorj confirme : « Oui, c’est bien sûr un peu moi, ce môme. Je vais te dire, si je n’avais pas eu moi-même ces peurs en moi, si je n’avais pas eu cette terreur de mourir sous les coups de mon père, je ne pense pas que j’aurais pu écrire ce livre. Ce sont mes limites en tant que romancier. Je ne peux pas écrire des choses essentielles si, à la racine, je n’ai pas vécu moi-même ce dont je parle. Pour écrire Mon traître, il m’a fallu être moi-même trahi, et pour Une joie féroce, j’ai écrit une partie de ce livre à l’hôpital alors qu’on soignait mon propre cancer ! Oui, ce môme, c’est moi… »

La magie du roman

Et après quelques longues confidences sur tout ce qui a resurgi de sa vie pour bâtir la personnalité de ce petit Jules Bonneau, le bon Sorj glisse dans un souffle : « Oui, je l’aime ce môme, je l’aime… Si je n’ai pas voulu en faire un petit orphelin sur lequel on se serait forcément apitoyé, il est devenu dans mon livre un vrai révolté, avec cette colère, cette rage qu’il a au plus profond de lui, mais qui, petit à petit, desserre le poing. C’est ça qui m’intéresse chez ces gens-là : comment arrive-t-on à peu à peu entrer en paix. Ce qui ne sera d’ailleurs pas le cas de mon enragé pour qui toute sa vie va être une guerre… »

Parmi les épisodes qui décrivent la traque nocturne des cinquante-six petits fuyards, celui du poète parisien ne peut que frapper. « Ce n’est pas issu de mon imagination » annonce aussitôt Sorj. Ce poète parisien, qui a vraiment séjourné à Belle-Île, s’était fait remarquer par les iliens de l’époque par une certaine originalité dans son comportement. Témoin de cette nuit où on a incité la population à pourchasser les petits fuyards, il a ensuite écrit un poème : Chasse à l’enfant publié au sein d’un recueil célébrissime : Paroles. Ce poète parisien s’appelait Jacques Prévert…

Oui, on est bien là en plein coeur de la magie du roman. Près d’un siècle plus tard, la tragédie de ce groupe de mômes nous bouleverse et Sorj Chalandon fait revivre le petit cinquante-sixième, dont on était resté sans nouvelle depuis 1934. L’écrivain le fait avec un respect infini, pétri dans une gangue d’humanité et de bienveillance. Et quand on lui fait remarquer tout l’attachement pour son personnage qu’on devine en lui, Sorj devient soudain mystérieux, plonge la main dans sa poche et explique : « Pour chacun des livres que j’ai écrits, j’ai déniché un gri-gri que j’ai toujours conservé sur moi. Pour mon livre sur la mine, ce fut une véritable taillette de mineur (une petite plaque métallique sur lequel figurait le numéro matricule de chaque mineur, qui devait l’avoir sur soi lors de son séjour sous terre – ndlr). Pour L’Enragé, c’est évidemment la pièce de 20 francs argent de 1934 que les gendarmes ont promis aux iliens qui rattraperaient un des fuyards. C’est le prix d’un enfant, voilà, la valeur de quatre pains d’un kilo à l’époque… Écoute ce bruit… » dit Sorj en faisant tourner la pièce sur la table métallique de La Scossa. « C’est le bruit de l’argent massif, tu fais tourner une pièce d’un euro sur cette même table, ça ne fera quasiment pas de bruit… C’est bouleversant de savoir que cette pièce était le prix d’un enfant, en 1934, à Belle-Île, non ? »

Rencontre le vendredi 15 septembre à 17H30
au Parlement européen dans le cadre des Bibliothèques idéales

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