Tomi Ungerer, ce tellurique et tendre ami…
C’est dans le bel écrin du musée Tomi Ungerer qu’elle dirige à l’entrée de l’avenue de la Marseillaise que Thérèse Willer nous reçoit chaleureusement. Dehors, le beau soleil automnal caresse la façade et vient éclairer de biais la grande banderole où Tomi nous regarde affectueusement. Putain de temps : dix mois déjà que le grand escogriffe s’est éclipsé… Nous avons demandé à celle qui fut si proche de lui, à la veille de l’anniversaire de sa disparition, de nous confier son Tomi personnel, quelquefois quasi intime. Dans le silence d’une petite pièce où les innombrables ouvrage de sa bibliothèque personnelle que Tomi a légué à « son » musée attendent d’être recensés, Thérèse a commencé à raconter plus de quarante ans d’une amitié jamais ébrêchée. L’amitié d’une vie, résumée ici sans aucun ajout, entre guillemets…
« Tomi, je l’ai rencontré en 1976 par le biais de mon compagnon de l’époque qui travaillait à la Maison Kammerzel et qui était sans doute son meilleur ami d’alors, en Alsace. J’étais étudiante en histoire de l’art et j’ai donc été invitée par Toni, mon compagnon, à déjeuner avec lui au premier étage du célèbre restaurant. Je me souviens que j’étais assise sous une fresque de Léo Schnug… J’ai vu arriver un grand homme habillé comme un gentleman-farmer avec une veste de velours côtelé et des bottes, accompagné d’une dame âgée qui s’est révélée être sa mère. En le voyant entrer dans la salle, je me suis dit : oh ! ces yeux !… Ils étaient d’un bleu glacier et une belle mèche de cheveux grisonnants les recouvrait un peu. Arrivé à la table, il a avancé la chaise pour que sa maman s’installe et là, en moi-même, je me suis dit que ce monsieur était plus gentleman que farmer. Sincèrement, je me souviens que je n’ai quasiment pas dit un mot durant ce déjeuner, muette de saisissement tant j’étais impressionnée ; j’étais toute jeune : pour moi, j’étais assise près de l’artiste dont on parlait tant dans les milieux de l’histoire de l’art – à l’époque, le grand public ne le connaissait pas tant que ça. Il revenait à Strasbourg pour lancer son livre « Das große liederbuch» où il avait illustré plus de 200 chansons populaires. Strasbourg n’était qu’une étape dans cette tournée : il y avait aussi l’Allemagne, la Suisse… Je crois me rappeler qu’il venait à peine de s’installer en Irlande et qu’il avait déjà donné aux Musées de Strasbourg sa première série de dessins originaux et aussi son premier ensemble de jouets d’enfant. Très peu de temps après, il y a eu sa première exposition à Strasbourg, à l’Ancienne Douane. Je me souviens que durant ce déjeuner où j’ai été si peu bavarde, je me suis délectée des paroles de Tomi, y compris de ses célèbres blagues qu’il racontait à table, tout en s’occupant avec grand soin de sa maman. Manifestement, la révélation a été plutôt de mon côté, donc. Je ne pense pas que ce repas l’ait beaucoup marqué, me concernant…
Nous ne sommes pas devenus amis très vite. C’est un peu plus tard, dans les années 1980, que notre amitié s’est constituée, après être allée plusieurs fois le rencontrer en Irlande avec mon compagnon, dans cet endroit merveilleux qu’il venait de reconstruire, au bord des falaises. Mon compagnon avait ouvert L’Arsenal, son restaurant à la Krutenau où j’ai travaillé à la fin de mes études, et comme ils étaient très amis tous les deux, Tomi y venait à chaque fois qu’il revenait à Strasbourg. Une belle proximité s’est vite installée entre nous…
Cette amitié avec Tomi n’était pas simple, mais elle était simple en même temps. Je m’explique sur cette curieuse façon de la présenter : à cette époque-là, il est d’un abord extrêmement facile – je parle au présent, c’est comme ça que je le ressens – car il a sans doute besoin de renouer avec l’Alsace et son amitié se traduit par une très grande gentillesse et une débauche de mots drôles et d’humour. Il n’a jamais de sa vie dérogé de ça : dès qu’il sort un livre, il a envie que tout le monde le voit, il a envie de le partager avec tous. Ces années-là, il est pour moi quelqu’un de très chaleureux et très facile d’accès et ma timidité lors de notre première rencontre a très vite disparu. Mais bon, Tomi est un artiste et quelquefois, donc, ce n’était pas simple. Je me souviens d’un soir où une opération de communication de la FNAC avait été organisée au restaurant. On avait une trentaine d’écrivains, tous célèbres, qui s’étaient répartis entre les tables. Tomi était là et Anthony Burgess, l’illustrissime écrivain anglais, était à sa table. Ca s’est vraiment très mal passé. A partir d’un sujet en rien fondamental, ils ont commencé à se disputer. Je pense que Burgess portait sur lui, naturellement, une forme d’arrogance très anglaise qui ne pouvait que déplaire à Tomi qui venait d’emménager en Irlande. Il se sont tellement « frités » tous les deux avec moult éclats de voix que, le lendemain, pour se faire pardonner, Tomi a fait envoyer des fleurs à Mme Burgess qui était à table, près de son mari. Il était comme ça, Tomi, capable de déceler dans les tous premiers instants qu’une tête ne lui revenait pas ! Il pouvait être très violent en mots. Mais le lendemain, il était de nouveau délicieux. Je pourrais en raconter beaucoup tant il se sentait bien dans notre restaurant de la Krutenau, au point même de l’avoir en partie décoré avec un retable de grenouilles dont le musée est aujourd’hui dépositaire.
Après le décès de mon compagnon en 1988, j’ai souhaité quitter complètement le milieu de la restauration. J’ai travaillé un peu en free-lance puis j’ai appris que le poste de conservatrice de la collection Tomi Ungerer au sein des Musées de Strasbourg se libérait. Je connaissais bien la jeune femme qui l’occupait, elle me racontait souvent comment ça se passait et moi, j’étais forcément intéressée, en tant qu’amie de Tomi, par l’actualité de l’entrée de ses œuvres aux Musées et j’étais souvent présente aux événements comme, par exemple, l’inauguration par Catherine trautmann du Centre de documentation Tomi Ungerer, rue de la Haute-Montée. Roland Recht, qui dirigeait alors les Musées, et qui avait été mon professeur à l’Université, m’a engagée en 1992. Je renouais ainsi avec mes études et ma passion. Je n’étais pour autant pas une spécialiste de l’œuvre de Tomi même si nous étions amis et que je m’y intéressais peut-être plus que beaucoup d’autres. Très vite ensuite m’est apparue une évidence flagrante : il fallait absolument ouvrir un musée consacré à cette collection et à cet artiste. Une clause précise qui était liée au contrat qu’il avait signé avec la Ville de Strasbourg pour les donations de ses œuvres stipulait que la Ville se devait de les exposer de façon permanente au sein des Musées. Ca aurait pu être, par exemple, une salle au sein du Musée d’art moderne et contemporain… Je me suis donc attelée sur le projet de la création d’un véritable musée, projet que la Ville de Strasbourg a soumis au ministère de la Culture. Et qui est revenu, dans un premier temps, avec la remarque qu’en France, on n’ouvrait pas un musée public pour un artiste vivant ! Nous étions là au tout début des années 2000. Je résume : il a suffi de réécrire le même projet en l’appelant Musée Tomi Ungerer – Centre International de l’Illustration pour que le projet de musée soit enfin validé par la direction des musées de France. Catherine Trautmann a beaucoup aidé à ce que ce projet soit validé et, revenu aux affaires, Robert Grossmann l’a concrétisé. Deux fortes personnalités qui s’opposaient volontiers elles aussi, mais ça a fonctionné ! Nous avons été le premier musée public consacré à un artiste vivant à ouvrir en France. Et qui plus est pour un illustrateur ! Quelle revanche pour l’illustration qui a longtemps été considérée comme n’étant pas un des beaux arts…
A la réflexion, ce musée s’est créé d’une façon extrêmement rapide par rapport à la moyenne des autres musées de notre pays. Mais évidemment, pour Tomi qui avait commencé ses donations en 1975, ça paraissait long ! Alors, il en a piqué des colères ! Heureusement que la confiance qu’il avait en moi était totale : lui qui m’avait connue ailleurs, dans un tout autre contexte a, je crois, été ravi de me retrouver avec ces responsabilités-là et à cet endroit-là… Et jusqu’à son décès, il a adoubé en quelque sorte toutes les expositions que nous avons montées ici. De temps en temps, il venait me faire une suggestion sur un artiste que j’aurais pu exposer ou sur une autre partie de son œuvre qu’on pourrait montrer, mais sans pour autant rien imposer. La confiance entre nous était totale… et heureusement, car plus d’un de ses coups de colère, en amont de l’ouverture, ont bien failli faire capoter le projet. Il avait un vrai côté tellurique, quelquefois, doublé d’une grande sensibilité et d’une grande intelligence. Il ne fallait rien lui cacher car très vite, il pressentait tout et ça revenait alors comme un boomerang. Son intuition était phénoménale. A un moment, vers 2004, où on était à une phase cruciale de la création du musée avec le choix des architectes par la Ville, Tomi a pris la mouche en estimant que cela n’allait pas assez vite. Il a alerté la presse en clamant que, puisque c’était comme ça, sa collection allait partir à Colmar, etc, etc… Nous qui étions sur nos rails, nous avons regardé ça avec pas mal d’inquiétudes. Robert Grossmann a été à deux doigts de lui dire : et bien, si c’est comme ça, pars donc avec ta collection ! On a frôlé le grand clash de très peu, ce jour-là…
Bien sûr, concernant la façon dont Tomi a vécu la présence effective de « son » musée à Strasbourg, je crois que cela s’est passé avec toute l’ambiguité qui était très souvent présente chez lui. Il a toujours été ravi, le mot est faible, qu’on lui ait érigé un musée de son vivant mais, en même temps, c’était comme un mausolée où mourrait une partie de lui-même, comme il l’a souvent dit, en provoquant… Mais je sais bien qu’au fond de lui-même, il enterrait une partie pour en ouvrir immédiatement une autre ! Il rebondissait, quoi… Oui, Tomi était ravi de l’existence de ce musée. Au lendemain de l’ouverture, il a encore fait un don de quelques milliers de dessins, mais aussi de sa bibliothèque personnelle, 177 ouvrages qui reflètent ses passions, ses gouts, ses aspirations à travers toutes ses époques, des ouvrages en français, en anglais et en allemand…
On ne le sait pas assez encore à mon goût mais Tomi était un homme extrêmement cultivé et qui lisait tout ce qui lui tombait sous l’œil : des biographies, des essais, des récits de voyages, des romans, de la poésie… mais aussi des livres de documentation scientifique comme sur l’histoire naturelle qui l’intéressait formidablement : en Irlande, nous étions tous les deux capables de discuter pendant plus d’une heure d’une fleur que j’avais trouvée là-haut dans les collines et qui était une espèce rare de potentille, selon lui. Il en connaissait le nom latin, le nom anglais, le nom français. Pendant sa période canadienne, il n’a cessé de photographier puis de dessiner la flore et la faune de la Nouvelle-Ecosse. La minéralogie le passionnait également, tout comme la géographie, la physique…Il avait même fait une année de maths élém, comme on disaità l’époque, car il était censé reprendre l’entreprise familiale d’horlogerie. Il a échoué et cela a généré ses pérégrinations à travers le monde…
Je pense aussi qu’on méconnait son côté littéraire : il existe des centaines de manuscrits inédits, des nouvelles, il en a mises quelques-unes en images, des pièces de théâtre. Il mettait en scène un personnage qui était son double et qu’il avait appelé M. Malparti : comme lui, mal parti dans la vie, avec la perte du père à l’âge de quatre ans, avec cette enfance en plein conflit mondial, avec des débuts professionnels difficiles car personne n’imagine qu’on lui a fait un pont d’or et déroulé le tapis rouge à son arrivée à New-York…
Même si l’étendue de son œuvre est désormais bien assise, on ne le connait pas assez intimement en Alsace, car il donnait volontairement ici cette image d’amuseur, d’amateur de blagues et je pense que dans sa région natale, ça occultait quelque peu la profondeur de l’homme qu’il a été. Dans d’autres pays, Tomi est reconnu pour bien d’autres aspects…
Je l’ai vu pour la toute dernière fois en novembre de l’année, moins de trois mois avant sa disparition, à son domicile de la rue Jean-Jacques Rousseau à Strasbourg. Je voulais être la première à lui apporter son dernier livre qui venait d’être édité et qui, terrible ironie du sort, était la réédition de In-Extremis, édité par un des meilleurs éditeurs français, Frédéric Pajak qui a créé chez Buchet/Chastel la collection Les Cahiers dessinés, dans laquelle il rassemble des peintres, des dessinateurs et des auteurs de bande dessinée. Je les ai mis en contact il y a quelques années et ils se sont très bien entendus, tous les deux. Ensemble, ils auront eu le temps de sortir Les carnets secrets, In-Extremis donc, et la réédition de The Party.
Quand je lui ai présenté In-Extremis, Tomi l’a feuilleté en étant vraiment ravi du travail de l’éditeur. Il a tenu à me le dédicacer juste avant qu’on ne se quitte. Et là, il y a eu un moment qui bien sûr restera à jamais gravé dans ma mémoire parce qu’il est tellement significatif de Tomi : j’ai vu sa main tracer les mots et un dessin et j’ai alors réalisé que seul son cerveau guidait sa main et qu’à ce moment précis, l’œil n’était qu’un intermédiaire sans trop d’importance. Le geste venait directement de sa pensée et posait les mots et le dessin sur le papier… Je ne pouvais bien sûr pas savoir que je n’allais plus jamais le revoir vivant. C’est la première fois, depuis, que je reparle de ce moment-là et cela m’émeut au plus profond… »
Tomi en son musée
Ce que Thérèse Willer ne dit pas, par pudeur et aussi par vraie modestie, c’est que si le Musée Tomi Ungerer – Centre International de l’Illustration a pu en aussi peu de temps (douze ans) acquérir la belle réputation qui est la sienne, il le doit sans doute pour beaucoup à cette parfaite et longue complicité du couple artiste/conservateur qui a concouru à sa naissance mais aussi à la vie de l’institution durant les douze années qui se sont écoulées depuis son ouverture jusqu’à la disparition de Tomi en février dernier.
Aujourd’hui le musée conserve 11 000 dessins de l’artiste auxquels se sont ajoutés 6 500 jouets de sa collection personnelle. Ce fonds unique s’est enrichi d’œuvres d’autres illustrateurs français et étrangers comme, entre autres, les américains Robert O. Blechman et William Steig, l’allemand Philip Waechter, le franco-hongrois André François et le fr ançais Maurice Henry.
Nouvelle exposition : Focus ! La photographie chez Tomi Ungerer
Tomi Ungerer a entretenu avec la photographie un rapport intime et méconnu. Il a utilisé ce médium à des fins différentes : en tant que base documentaire, œuvre à part entière ou en l’intégrant dans son œuvre graphique. Le parcours proposé permet de découvrir environ 150 œuvres de Tomi Ungerer qui s’échelonnent de la fin des années 1950 jusqu’à la dernière décennie.
Jusqu’au 2 février prochain.
Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration
2 avenue de la Marseillaise Villa Greiner à Strasbourg
Tram B, C, E et F – arrêt République
Bus 15a et 72 – arrêt République
Fermé les 25 décembre et 1er janvier
www.musees.strasbourg.eu