Traducteur : un métier malmené

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Les textes et autres contenus ne connaissent plus de frontières : on n’a jamais autant eu besoin de traduction dans nos vies ! Pourtant, la profession cherche sa voie d’avenir, menacée notamment par le développement de la traduction automatique. Le sujet est loin d’être anecdotique : sommes-nous prêts à lire des textes de moindre qualité ?

Janvier 2021, Capitol Hill à Washington. Amanda Gorman, une jeune poétesse noire américaine, lit l’une de ses oeuvres lors de l’investiture de Joe Biden à la présidence des États-Unis. Le succès est immédiat, et plusieurs maisons d’édition dans le monde souhaitent publier son poème, intitulé The Hill We Climb.
Aux Pays-Bas, le choix d’une traductrice blanche suscite les protestations d’une activiste noire. La polémique se répète en Catalogne, où un homme blanc avait été désigné, et fait des vagues dans l’ensemble du monde littéraire européen. L’argument principal des militants repose sur l’idée qu’il faudrait avoir vécu une expérience semblable à celle d’Amanda Gorman pour bien traduire l’espoir contenu dans ses vers.
30 septembre 2021, Strasbourg. À l’occasion de la Journée internationale de la traduction, l’Université organise pendant deux jours le colloque interdisciplinaire « Robotrad : Vers une robotique du traduire ». Universitaires et professionnels échangent sur les enjeux pour leur métier de l’irruption des logiciels de traduction. Les avis sont partagés au sein même du milieu professionnel sur l’intérêt de ces solutions dites « intelligentes ». Ces deux événements balisent les défis qui se posent à la profession. Entre les revendications identitaires e tla concurrence de systèmes automatisés toujours plus performants, les traducteurs ont-ils un avenir ?

Le choix des mots

Si elle a fait un peu de bruit médiatique, en s’inscrivant dans un débat public plus large sur la représentativité, la polémique sur les traducteurs d’Amanda Gorman a fait long feu. « C’est essentiellement la traduction littéraire et politique qui est concernée par ce sujet. Le questionnement n’est pas inintéressant » estime Rozenn Guennou, traductrice professionnelle anglais – espagnol – italien – français. « Certes, la traduction consiste à se mettre le plus possible dans la peau de l’auteur, mais il faut accepter que lorsqu’on travaille, on ne peut pas se départir de notre subjectivité. Il me semble intéressant d’interroger ce prisme, sans pour autant tirer en tirer des conclusions générales. »
À l’inverse, le rôle des logiciels de traduction, peut-être moins à même de créer le buzz, a des conséquences très concrètes pour tous les professionnels du secteur. Deux types de technologies existent : les mémoires de traduction et les systèmes de traduction automatique. Les premières sont des bases de données linguistiques dans lesquelles le traducteur enregistre des segments de texte et leur traduction dans une autre langue. Ces segments stockés peuvent être réutilisés ultérieurement.
Les systèmes de traduction automatiques sont des logiciels ou des applications en ligne qui traduisent eux-mêmes le texte qu’on leur soumet : il s’agit par exemple de Google Translate ou de DeepL, dont il existe une version payante. « La machine effectue des choix statistiques pour traduire : elle choisira pour chaque terme son équivalent le plus couramment utilisé, explique Rozenn Guennou. Ces moteurs sont enrichis par les bases de données, mais se corrigent aussi euxmêmes au fur et à mesure qu’ils traitent un segment, grâce à l’intelligence artificielle. » Ces logiciels, DeepL en particulier, proposent un rendu satisfaisant, notamment pour des combinaisons de langues courantes (français-allemand, par exemple).

Margarete Flöter-Durr © Nicolas Roses

Correct, mais pas précis

« Aucune machine ne remplacera la qualité de travail proposée par un professionnel, qui peut comprendre le contexte et les nuances dans l’usage des mots, souligne cependant Margarete Flöter-Durr, traductrice diplômée allemand-russe-français et docteur en études germaniques. C’est problématique, par exemple, quand les institutions européennes se servent des outils de traduction automatique pour proposer une traduction des textes à peu près correcte grammaticalement, mais pas précise, en polonais ou en serbo-croate par exemple. Les citoyens de ces pays n’ont pas accès à des écrits d’aussi bonne qualité que les francophones ou les germanophones… »
Dans les domaines de la justice, de l’industrie, des technologies ou encore des sciences, ces approximations peuvent également être préjudiciables. « Avec ces solutions de traduction automatique, les professionnels sont amenés à exercer une nouvelle activité : la post-édition ou la révision. Il s’agit de relire ce qu’a produit la machine et de le comparer avec le texte d’origine pour corriger d’éventuelles erreurs », ajoute-t-elle. Une activité moins créative que la traduction, et qui n’a pas les mêmes critères d’exigence.

Un marché scindé

« Davantage que les systèmes informatisés, c’est la difficulté à faire comprendre au public l’importance d’une traduction de qualité qui nous menace », affirment l’une et l’autre. Outre l’avenir de leur profession, elles pointent aussi un autre risque : l’appauvrissement de la langue. « On observe un figement des discours. Le traitement automatique des langues repose sur une approche purement statistique, qui va à l’encontre de ce qu’est une langue vivante », note Margarete Flöter-Durr.
L’avenir du métier de traducteur repose finalement sur le maintien d’un niveau d’exigence élevé quant à la précision des textes dans certains domaines. « Le marché se scinde, entre de la traduction low-cost et des productions plus qualitatives », remarque Rozenn Guennou. « Cela pourrait déboucher sur une nécessité de se spécialiser, or les formations adaptées restent peu courantes. De plus, reprendre des études peut être coûteux », met pourtant en garde Margarete Flöter-Durr, moins confiante que sa consoeur, et inquiète d’une paupérisation du métier