Un afghan dans les vignes I On ne boit bien qu’avec le coeur

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Haroon Rahimi est une sorte d’ovni de la viticulture alsacienne. Afghan, il se fait la main sur onze rangs d’une vigne centenaire, avec des pergolas, forcément, ça intrigue. Alors direction Obermorschwihr, avec vue sur la plaine d’Alsace.

C’ est un personnage solaire, attachant, volubile qui ce jour-là nous conduit sur une petite route cahoteuse qui secoue les tripes et pose mille questions sur la qualité des suspensions. À peine arrêté, Haroon Rahimi ouvre le coffre et sort une bouteille. La couleur est intrigante, les arômes aussi.
Planté là, au milieu des vignes et des herbes folles, un drôle de breuvage en main, on voyage, forcément. Un peu d’acidité, du mal à identifier. Haroon sourit. Ce qu’il y a dans le verre, c’est un vin de cerises. Tombées de l’arbre en bas de la parcelle, elles ont macéré dans un assemblage de muscat et pinot gris. Difficile de faire plus local. Et pourtant. « C’est quelque chose qui se faisait en Afghanistan, avec des vins type porto, et moi, je ne supporte pas qu’on jette. Quand j’ai vu les cerises, j’ai demandé si je pouvais les ramasser. »
L’orage approche. Il se confie, refait intérieurement le voyage depuis son pays et sa ville natale de Mazare-Charif, au nord de l’Afghanistan. Élevé par une mère célibataire et divorcée – excessivement mal vu au pays – il a beaucoup bougé : le Tadjikistan, l’Inde, puis la France, qui va lui refuser une première fois son visa, les Pays-Bas, et puis le choix de retourner en Afghanistan, à 14 ans. « Je vivais dans une roulotte », se remémore-t-il. « Il y avait la guerre, mais je voulais retrouver mon père. Mais j’étais trop différent de cette société, où les talibans étaient revenus. J’ai échappé à un attentat à cinq minutes près, et je sentais la menace, il fallait que je reparte. »

UNE ÉTONNANTE DÉCOUVERTE

De ces années terribles, le jeune homme va également retenir un moment à part, hors du temps, une sensation particulière. Il a 18 ans, il est à Kaboul, et dans l’arrière-boutique d’un atelier de peintre, on lui propose de « goûter quelque chose ». Dans un pays marqué par les interdits, l’homme qui lui fait cette proposition sort un seau en plastique blanc, verse avec une louche dans un verre. Du vin blanc. « Dans ma tête, je me suis demandé comment c’était possible avec quelques grappes de raisin d’avoir autant de saveurs ?! »

Retour en France, cette fois c’est la bonne. Avec la découverte des métiers de l’hôtellerie-restauration, quelque chose de « facile » pour lui qui va très volontiers vers les autres. Et, enfin, la découverte de la « vraie » viticulture. « Je devais travailler un concours d’accords mets-vins, et je lis la première page, sur le grenache noir… Mais c’est de la poésie ! Un univers que je cherchais au fond de moi. »
Accueilli en apprentissage par Laurent Bannwarth à Obermorschwihr, Haroon va pouvoir se faire la main avec quelques rangées que le vigneron envisageait d’arracher. « On devait supprimer une grappe de gewurz sur deux, mais on avait quand même 10° d’alcool. J’ai dit, je ne peux pas accepter qu’on les jette. J’ai rempli mes seaux, j’ai fait vingt litres… Après trois mois d’élevage, de travail, j’ai réussi à sortir un vin un peu mielleux, avec de la fraîcheur. » Il va ensuite récupérer ces six rangées destinées à l’arrachage, avant d’en prendre onze. Son premier « projet », c’est ce vin de cerises. Mais Haroon se penche aussi sur les cépages oubliés, sur des assemblages… Vigne de récup’, cerises de récup’, des jarres en terre cuite qui vont arriver de Géorgie, pas d’inox… On pourrait le croire enfermé dans une sorte de nostalgie, ou dans une certaine idée d’une vinification à l’ancienne, c’est tout le contraire.
« La tradition, ça peut être néfaste, assène-t-il. Il faut innover, faire des assemblages, des vins de fruits… Il n’y a pas forcément besoin de révolutionner les choses, mais il faut les faire à sa façon, avec sa petite touche. » Mais on est en Alsace, un terroir très codifié, encore fortement marqué par la tradition même si les choses bougent à tous les niveaux. Haroon en est convaincu : « l’Alsace a un potentiel incroyable, c’est le meilleur terroir de France. » Mais l’amour, ce n’est pas l’aveuglement : « On est en retard au niveau du marketing. Il faut pousser encore plus les gens à faire des vins de qualité. »
Dans sa démarche très « pure » des vins de macération, Haroon, dans un français remarquable, même s’il s’en défend, regrette l’utilisation encore trop répandue des produits chimiques. La raison ? « On utilise des cépages fragiles qu’il faut traiter en amont. Il y a des cépages plus résistants qui reviennent », qu’on utilisait autrefois, et qu’il tente aussi de remettre au goût du jour.

« IL FAUT SOUFFRIR POUR ÊTRE HEUREUX »

Avec ce parcours, et une arrivée en Alsace qui a parfois pu être délicate en raison du scepticisme ambiant, il a fallu « se bouger le cul », pour reprendre des termes un peu moins dans la tradition perse. « Ça n’allait pas arriver tout seul ! Il faut souffrir pour être heureux. Je ne me suis jamais plaint. » La famille est loin, et « il y a parfois un peu le mal du pays. L’Afghanistan, c’est un beau pays, de beaux breuvages, ce n’est pas que la guerre. Au début, j’avais honte de dire que j’étais Afghan, mais aujourd’hui je ramène ma touche perse, ça me différencie des autres. »
Avec son vin de cerises, ses étiquettes sérigraphiées à la main avec une écriture persane (« Harjane »), et sa philosophie de la vie, Haroon Rahimi est en train d’acquérir le début de reconnaissance qu’il mérite. En juin dernier, il était ainsi l’un des 25 vignerons « nature » invités à Phare Ô Vins, le salon strasbourgeois.
Le temps a passé. La discussion se termine dans la voiture, à l’abri des gouttes qui viennent nourrir les vignes environnantes. Le vin s’est ouvert, c’est épatant. L’échange ne porte même plus sur le travail, les aspirations d’avoir sa propre cave, son propre terroir, un projet concrétisé cet été. On parle de la vie. Des valeurs. Et notre Petit Prince de Perse de conclure : « Un vin, c’est fait pour boire, mais c’est surtout fait pour voir ce qu’on sent dans notre coeur. » a

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