Une vie de loup

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Il a semé la terreur parmi les éleveurs de la Haute-Vallée de la Bruche l’année dernière (Cf. Or Norme 36) : itinéraire d’un loup solitaire, depuis la Savoie qui l’a vu naître jusqu’à cette route d’Allemagne où son voyage s’est arrêté. Un récit à la première personne, le deuxième volet de notre dossier sur le retour du loup dans les Vosges.

Je suis né au printemps 2017 dans la Haute-Vallée de la Maurienne en Savoie, sur la commune d’Avrieux, aux portes du Parc naturel de la Vanoise. Ma mère était une louve italienne. Comme beaucoup de ses congénères elle a quitté son clan et traversé les Alpes en quête d’un nouveau territoire. Mon père ? … Et bien mon père avait du chien, disons-le comme ça. Ce qui fait de moi un hybride de première génération, autrement dit un bâtard… mais de lignée italo-alpine s’il-vous-plaît ! Ma mère m’a transmis l’esprit d’aventure, mon père, ce besoin de proximité avec les Hommes. Le premier de ces héritages m’aura fait parcourir des centaines de kilomètres, le second aura causé ma perte.

J’ai passé les premiers mois de ma vie dans la chaleur du clan, protégé par mes parents. Les premiers jours ont été plutôt confortables : tanière moelleuse, odeur rassurante, lait maternel à volonté. Mais après trois semaines pelotonné au fond de cette « caverne », à ne percevoir du vaste monde que ses lointains échos, et accessoirement des gueules grandes ouvertes régurgitant de la nourriture pour ma mère, nous n’avions qu’une envie, sortir : sentir le soleil réchauffer nos poils et l’herbe tendre rafraîchir nos coussinets, mettre nos truffes tous azimuts dans les courants d’air pur chargés de mille parfums, explorer la nature et toutes ses splendeurs… répondre à l’appel de la forêt immense et pleine de dangers.
Sous le regard faussement détaché de nos ainés, mes frères et sœurs et moi avons ainsi passé l’été à jouer à la bagarre, à chasser la mouche et le lézard, à affuter nos canines sur des morceaux de bois, mais aussi et surtout à apprendre les bonnes manières. Puis est venu le temps des premières grandes sorties en famille, des premières grandes leçons de chasse, des premières lampées de sang frais. La fin de la récréation était sonnée, terminée la rigolade ! A partir de là, on nous a clairement fait comprendre, à coup de crocs s’il le fallait, que si nous voulions une place au sein du clan, nous devions la mériter.

Est-ce mon esprit peu compétitif, rebelle ou solitaire, ou tout simplement l’envie d’aller voir ailleurs, former mon propre clan, écrire ma propre histoire ? Toujours est-il qu’un beau matin, je suis parti.

Stéphanie Morelle © Nicolas Rosès

Je suis un opportuniste

J’ai arpenté les forêts, franchi les cols, traversé des territoires d’autres meutes, ventre à terre, essayant de me faire le plus discret possible pour éviter les ennuis. Très vite la faim est devenue mon moteur. J’ai appris à mes dépends qu’en matière de chasse, la solitude n’aide guère. Fini les banquets de chevreuils. Je ne faisais festin que de lièvres ou de lapin dans les jours fastes, mais essentiellement de grenouilles et d’insectes. Combien de fois ai-je dû ravaler ma fierté de grand prédateur… si au moins cela nourrissait.
« Ah ! la faim ! la faim ! ce mot-là, ou plutôt cette chose-là, a fait les révolutions. Elle en fera bien d’autres ! » C’est un de vos grands auteurs qui a écrit ça il me semble, comment s’appelait-il déjà… ah oui, Flaubert ! Je ne sais pas si ma faim a fait des révolutions, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que pour nous autres les loups, la faim est une obsession. Trouver de la nourriture, voilà à quoi nous employons la majeure partie de notre temps. Inutile de vous dire qu’à ce jeu-là, facilité fait loi. Pourquoi irions-nous nous fatiguer à courir le gibier, quand il n’y a qu’à foncer dans le tas la gueule ouverte ? Attention je ne m’apprête nullement à passer aux aveux, ce qui se passe dans la forêt, reste dans la forêt ! Mais ce que vous devez comprendre, c’est que les loups sont des opportunistes, et vos troupeaux livrés à eux-mêmes, de fantastiques garde-mangers.

La carte et le territoire

Mais revenons à nos moutons, si vous me permettez l’expression. J’ai parcouru plus de 350 kilomètres en quelques mois à peine — Alpes, Jura, Vosges — désespérément seul et mal aimé. Quand j’ai débarqué dans cette Haute-Vallée de la Bruche, langue pendante et ventre creux, c’était comme si j’avais trouvé l’Eldorado : pas d’autre meute installée mais peut-être une femelle solitaire comme moi avec qui je pourrais m’associer, de la nourriture abondante et facile d’accès — quand je vous dis que c’est une obsession — et je ne parle pas seulement des troupeaux : la forêt était remplie de gibier. J’avais enfin trouvé un territoire. Quelle naïveté ! J’ai très vite compris que je n’étais pas le seul prédateur de ces bois.

En Alsace-Moselle, le gibier est considéré comme un patrimoine et la chasse encadrée par le droit local. Pour pouvoir chasser, il faut non seulement un permis, mais aussi être locataire d’un lot de chasse déterminé et administré par la commune, celle-ci étant tenue de procéder à des adjudications tous les neuf ans. Dans le Bas-Rhin, ces loyers pèsent 8,2 millions d’euros. Une manne pour les propriétaires fonciers qui n’ont pas renoncé aux produits de la chasse, sinon pour les communes dont ces loyers peuvent représenter jusqu’à 30% de leurs recettes annuelles. Sans compter les bénéfices qu’en tirent les adjudicataires. Certaines chasses à cerf, dont vos amis les suisses sont particulièrement friands, se monnayent jusqu’à 20 000 euros. Inutile de vous dire qu’à ce prix-là, les invités en veulent pour leur argent, voilà pourquoi il est important que la forêt regorge de gibier.
Si encore il n’y avait que la chasse, mais c’est l’exploitation de la forêt elle-même qui est mal gérée. Demandez à Thierry Sieffer, le maire de Ranrupt, il est intarissable sur le sujet. Je l’ai déjà entendu gronder dans les bois, fustiger tous ces gens qui pensent pouvoir reproduire le modèle agricole dans la forêt. Sauf que ce n’est pas le même milieu. L’unité de mesure du temps pour un forestier c’est le siècle, celle d’un agriculteur c’est l’année, déjà là il y a un problème. Toutes ces mauvaises pratiques forestières dans les forêts privées qui consistent à raser des parcelles entières sans replanter derrière. Résultat, la forêt se transforme en champs de ronces dans lesquels les sangliers, les chevreuils et les cerfs se gavent toute l’année bien tranquillement à l’abris des chiens de chasse, plutôt délicats en matière d’épines.
Vous allez me dire : et le loup dans cette affaire ? Et bien nous autres loups nous sommes la clé de voute du fragile équilibre sur lequel repose l’écosystème des forêts — comme tous nos collègues grands prédateurs d’ailleurs. Partout où le loup est de retour, la biodiversité reprend ses droits, la population de gibier qui abroutit sans arrêt les jeunes pousses est régulée et se disperse, la forêt repousse. Malheureusement tout le monde n’est pas de cet avis.

© Nicolas Rosès

Persona non grata

La France est le pays que l’Europe subventionne le plus, où on indemnise le plus, où on tire le plus de loup, et où il y a le plus d’attaques… Permettez que la Commission européenne commence à se poser des questions… Pourquoi en Allemagne ou en Pologne on fait mieux avec moins ? Demandez à Stéphanie Morelle, chargée de mission pour France Nature Environnement (FNE), elle vous expliquera comment certains préfets délivrent des autorisations de tirer des loups sans vérifier si les moyens de protection étaient là, et en sautant l’étape dite d’effarouchement, ce qui est parfaitement illégal ! Selon la loi, si malgré les moyens de protection — à savoir présence humaine, regroupement nocturne et clôture — un loup attaque un troupeau, il y a une première phase d’effarouchement, avec un chien de protection par exemple. Si le loup n’est pas impressionné, alors vous pouvez dégainer. Mais attention, seulement pour un tir de défense. Si c’est un loup sourd ou un peu simplet qui n’a toujours pas compris le message, vous pouvez renforcer les tirs de défense. Et c’est seulement si c’est un loup kamikaze que l’autorisation de prélever est donnée.
Encore faut-il lever le bon loup… et gare aux erreurs judiciaires… Imaginez que vous tuiez le couple dominant d’une meute de huit individus qui chassaient le gibier en groupe, la situation risque fort d’empirer : la meute est déstructurée, quatre loups partent d’un côté, trois de l’autre, mais ça ne suffit plus pour courser un chevreuil. Conséquence, au lieu d’aller chasser le gibier les loups vont se rabattre sur les troupeaux. On en revient toujours au même point : protégez vos troupeaux non d’un chien ! Je sais c’est plus facile à dire qu’à faire, d’autant plus que le grand méchant loup est très malin, et apprend très vite, de ses erreurs comme de ses victoires.

Pour ou contre le loup on s’en fout

Une qualité reconnue et exploitée par certaines associations comme Meuse Nature Environnement. Depuis 2015 elle teste différents moyens de protéger les troupeaux — clôtures grillagées ou électrifiées, chiens, et même ânes et lamas de protection… après tout pourquoi pas — et tente de trouver des solutions de cohabitation en partenariat avec les éleveurs.
Certains de ces éleveurs ont eux-mêmes pris le problème à bras-le-corps, comme Francis Schirck du côté de Bussang dans le Haut-Rhin. Victime d’une prédation il y a quelques années, et par ailleurs fervent défenseur de la nature, il a fondé une association avec un groupe d’éleveurs du coin afin de réfléchir ensemble. Leur devise : pour ou contre le loup on s’en fout ! Là n’est plus la question de toute façon, le loup est de retour, il est protégé, bénéfique même, il va falloir faire avec, trouver des solutions. L’une d’elle étant de mutualiser les besoins, donc les moyens. Ils ont par exemple réuni leurs troupeaux pour partager les frais de l’emploi d’un garde-berger. En outre, ils ont pris l’habitude d’aller voir ailleurs, là où le loup est installé, en Italie, en Pologne ou au Portugal, à la rencontre d’éleveurs qui vivent avec les loups. C’est à la suite d’un de ces voyages que Francis a choisi d’adopter deux chiens de montagne portugais, plutôt que des patous, pour garder ses brebis, et il a bien fait. Il est allé les chercher dans la Drôme cet hiver. Il leur faudra encore deux ou trois ans avant d’être vraiment efficaces — peut-être le temps qu’une meute de loups ne s’installe pour de bon dans le secteur.

Épilogue

De toutes les régions que j’ai traversées, l’Alsace reste l’endroit où le débat autour du loup reste encore relativement apaisé. Sans doute parce-que les loups ne s’y sont pas encore vraiment installés. Comme moi ils n’ont fait jusque-là que passer — bien mal m’en a pris — Adieu Bruche, Climont et Champ du feu, j’ai préféré quitter le pays, traverser le Rhin, parcourir 250 kilomètres jusqu’à cette route de Mayence où mon voyage s’est arrêté… Percuté par une voiture, si c’est pas triste… pour finir empaillé dans un musée qui plus est… Le loup est mort, vive le loup.

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