Auberge de l’Ill : Trois étoiles cinquantenaires…

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Revenir à l’Auberge de l’Ill est l’assurance d’un moment comme hors du temps tant, sur tous les plans, la perfection est de mise. Cette excellence est ici le fruit d’une histoire hors norme et l’évoquer avec Marc Haeberlin permet de puissamment mesurer l’empreinte d’un exceptionnel héritage familial…

Illhaeusern, un matin de fin octobre. La belle lumière du soleil automnal éclaire merveilleusement le petit pont face à l’Auberge de l’Ill. « Collonges-au-Mont d’Or – 432 km » annonce le panneau routier vissé au muret, que Marc Haeberlin a fait installer. À 432 km de là, donc, Paul Bocuse s’est également débrouillé pour que l’adresse de sa célèbre Auberge du Pont de Collonges, quai d’Illhaeusern, évoque également l’Auberge de l’Ill. Un clin d’œil entre deux chefs triple étoilés, certes, mais une superbe marque de respect, surtout.
Comme à l’habitude, Marc Haeberlin a l’accueil généreux et souriant, avec une franche poignée de main et visiblement heureux d’entamer avec nous cet entretien promis de longue date, mais calé à peine quelques jours auparavant, à son retour d’un énième voyage, à New York cette fois-ci…

Marc, parlons bien sûr et avant tout de ce moment d’exception dans l’histoire de la gastronomie française. Il y a cinquante ans, l’Auberge du l’Ill recevait sa troisième étoile, la plus haute distinction qui soit, et elle n’en a pas été privée une seule année depuis. Votre établissement est sur le podium des plus anciens trois étoilés de France…
« Oui, nous sommes juste derrière Paul Bocuse qui a reçu sa troisième étoile il y a cinquante-deux ans. Et juste devant les frères Troigros, à Roanne, qui fêteront le cinquantenaire de l’attribution de leur troisième étoile l’an prochain.

Cinquante ans au plus haut de la tradition gastronomique française, mais aussi cinquante ans de travail et d’excellence…
Oui, et de remise en question chaque jour, aussi. Car, vous savez, les étoiles on ne les a que durant un an. Ce n’est pas comme un titre de meilleur ouvrier de France qu’on possède à vie…

 

Quand on naît et qu’on grandit dans un tel contexte, aux côtés d’un père étoilé, est-ce inéluctable de faire une carrière dans la gastronomie ?
Non, je ne crois pas. Ce n’est pas obligé du tout. Effectivement, j’ai grandi entre l’auberge de Illhaeusern et la ferme de mes grands-parents à Horbourg-Wihr. Ce n’est pas la cuisine proprement dite qui m’a le plus attiré, c’est le fait de vivre d’excellents moments avec des gamins de mon âge. Au début, mon père n’avait qu’un cuisinier à ses côtés, maman faisait la pâtisserie, et il n’avait que deux apprentis. Moi, je devais avoir douze ans, et eux quatorze. Alors je donnais des coups de main juste pour être avec eux, faire des pluches, vider des poissons, faire des petits boulots de cuisine, apprendre à dresser des petits plats… C’est tout ce travail en commun qui m’a attiré vers la cuisine. Ensuite, il faut bien dire que je n’étais pas très brillant à l’école. Ma mère voulait que je passe le bac mais pour moi, il n’en était pas question, je voulais faire mon apprentissage. Alors on a transigé et j’ai choisi l’Ecole hôtelière de Strasbourg. Ca n’a pas été facile tous les jours. La première année par exemple, j’ai dû faire un stage en salle et ce faisant, j’ai bien eu la confirmation que c’était la cuisine qui m’intéressait. Je me souviens encore que le pire, c’était d’amener les petits-déjeuners en chambre, lors d’un stage dans un beau Relais et Châteaux du sud de la France. J’étais affreusement gêné de voir les gens très peu habillés et de pénétrer ainsi dans leur intimité. Ce n’était pas vraiment la même chose que d’accueillir dans un restaurant des gens qui s’habillent et qui ont même un masque, quelquefois (sourire…).

 

Ce qui est tout à fait impressionnant, chez vous à l’Auberge de l’Ill, c’est de réaliser qu’on vit avec les étoiles depuis plus de six décennies maintenant…
Vous avez raison. Mon père a obtenu la première étoile en 1952. Elle est arrivée avant moi, d’ailleurs, puisque je suis né en 1954. Mais il faut bien comprendre que par le passé, il n’y avait absolument pas tout ce côté médiatique qu’on constate aujourd’hui autour des étoiles et des chefs étoilés. Mon père m’a toujours dit qu’en 1967, quand il a obtenu la troisième étoile, il n’y avait même pas eu un article dans les DNA ou dans L’Alsace. À peine une mention dans la presse nationale, Le Figaro je crois, qui parlait d’ailleurs en même temps des restaurants de l’époque qui venaient de la perdre, cette fameuse troisième étoile. Moi-même, quand j’étais à l’Ecole hôtelière au début des années soixante-dix, je ne me rendais pas du tout compte de ce que ces trois étoiles représentaient. Je savais juste qu’on avait un bon restaurant où beaucoup de monde venait manger et avec, de temps en temps, la venue de gens connus. Mais voilà, ce n’était pas plus que ça, pour moi, à l’époque… La vraie pression est venue plus tard, une douzaine d’années après, quand j’ai commencé à travailler ici. Mon père n’a jamais été trop inquiet sur ce sujet ; pour lui le renom de l’affaire importait, certes, mais c’était surtout la satisfaction de ses clients qui prédominait, mais pas au point de se mettre lui-même la pression. Bon, pour être honnête, chaque année vers la fin de janvier, on avait quand même un peu hâte d’apprendre qu’on l’avait pour un an de plus, cette troisième étoile…

Depuis quelques années, il n’est pas rare d’apprendre qu’un chef étoilé refuse désormais ses étoiles. À l’image de Sébastien Bras, en septembre dernier, le chef triple étoilé du restaurant Le Suquet à Laguiole, dans l’Aveyron, comme vous issu d’une belle tradition familiale puisque c’est son propre père qui avait amené l’établissement au sommet de la gastronomie d’exception…
Honnêtement, Sébastien Bras est un cas particulier. J’avoue que je ne le comprends pas et d’ailleurs, comme j’étais à l’étranger, je n’ai pas suivi ça de très près. Sa maison est une très belle maison, elle est pleine toute l’année et ses clients ne tarissent pas d’éloges. Très franchement, les chefs qui rendent leurs étoiles sont souvent à la tête d’entreprises qui vont mal financièrement, qui sont trop chères en prix de revient ou qui n’arrivent pas à fidéliser une clientèle suffisante pour exister. Mais Bras, ce n’est pas ça. Je pense qu’ils ont dû s’entendre en famille, avec son père et sa mère, son épouse aussi… Ce que je sais c’est que cette nouvelle a réellement pris tout le monde de court…

Il a dit ce que d’autres ont dit avant lui : « On ne veut plus vivre sous la pression de Michelin, on veut se détacher de cette tension qu’occasionne inévitablement les trois étoiles… » À ce propos, on ne peut s’empêcher de penser au suicide de Bernard Loiseau, à Saulieu…
Tout le monde dit que Michelin est responsable de cette tragédie. Mais il faut quand même se rappeler que Bernard s’est donné la mort le dimanche qui a suivi la sortie du Michelin qui lui avait confirmé le maintien de ses trois étoiles… Il y a eu d’autres raisons, peut-être financières car il avait beaucoup investi. C’est tout un système : Bernard était le cuisinier qui, à l’époque, était de très loin le plus médiatique. Après sa cuisine bien sûr, son grand plaisir était d’avoir fait le journal de 20 heures, il se réjouissait vraiment d’avoir participé à telle ou telle émission de télé…
Non, ce n’est pas Michelin qui nous met la pression, c’est nous qui nous nous la mettons. Par exemple, si ici on a décidé il y a deux ans de faire des travaux pour le cinquantenaire de l’Auberge de l’Ill, ce n’est pas parce que Michelin nous aurait suggéré qu’il faudrait un peu investir ou autre… Non, les travaux, nous les avons nous-même jugés nécessaires, comme nous l’avions fait une dizaine d’années auparavant. Je pense que ces travaux redynamisent tout : toute l’équipe et aussi, quelque part, nos clients. Et puis, c’est bien de pouvoir travailler dans un beau cadre. Et, pour tout vous dire, on n’est pas là pour s’enrichir. Notre vie, ça a toujours été la bonne santé et l’avenir de l’affaire, et rien d’autre. Si nous appliquions les mêmes marges que McDonald’s applique sur un steak haché, eh bien, à part quelques émirs ou oligarques russes, personne ne pourrait venir manger chez nous…!

 

Certainement. Qu’est-ce qui vous fait encore avancer, aujourd’hui ?
C’est l’amour de cette maison. L’amour profond de la cuisine, mais aussi l’amour des employés car j’ai la conviction depuis toujours qu’on ne parvient à rien quand on raisonne tout seul. Certains sont ici depuis plus de trente ans. Serge Dubs (qui fut Meilleur Sommelier du monde – ndlr), qui est encore là aujourd’hui, le week-end ou quand on refait les cartes des vins, est avec nous depuis quarante ans. On a démarré ensemble chez Lasserre… Et puis, il y a la famille, comme toujours ici. Ma fille, ma nièce, mes neveux, leurs épouses et époux, ainsi que Maxime, mon beau-fils, qui s’occupe des Haras à Strasbourg. Ce modèle de travail en famille, on l’a hérité de mon père et de mon oncle. Le souvenir des ancêtres fait réellement avancer. Pour moi, ils sont toujours là : j’y pense tout le temps. Je me dis : est-ce que Jean-Pierre, qui était passionné de déco, aurait aimé le résultat de travaux de ces derniers mois ? Et mon père, aurait-il aimé tel ou tel plat ? Il était resté un grand cuisinier classique, il n’aimait pas trop quand j’innovais mais il me laissait toujours faire. Sa boussole était en permanence le client. Il me laissait élaborer un nouveau plat, même si cela ne l’emballait pas trop, et il attendait le client qui l’avait testé. C’était bien sûr souvent des gens qui le connaissaient bien. Et il questionnait : « Alors, ce nouveau homard ? » Et quand on lui disait « Formidable !« , alors il me disait : « Tu vois, ils ont aimé, alors on peut le mettre à la carte… » Nous sommes une vraie équipe, depuis toujours. Quand j’ai commencé à voyager en Asie, j’ai imaginé des plats avec pas mal d’épices. Serge n’a pas hésité alors à me dire : « Tu ne peux pas laisser ces plats à la carte, ça me casse tous mes vins. » En lui-même, le plat était excellent mais c’était trop chinois ou trop thaï. Il ne faut pas oublier que nous, nous servons de grands vins, pas du thé ou du whisky, comme quelquefois là-bas…  L’accord subtil entre les plats et les vins, c’est ce qui fait encore la différence entre la grande cuisine française et les autres cuisines dans le monde.

Que reste-t-il à inventer pour la haute gastronomie ?
Mais plein de choses, je vous assure… On invente tous les jours. D’ailleurs, quelquefois, on croit qu’on a inventé alors que quelqu’un dans le monde le fait depuis bien plus longtemps que nous. C’est d’ailleurs un des charmes de notre métier que d’avoir une nouvelle carte tous les trois mois. Évidemment, on y trouvera quatre ou cinq plats incontournables que mon père a créés et qui sont comme l’ADN de la maison, comme le saumon soufflé ou la mousseline de grenouilles, des plats mythiques auxquels les gens pensent déjà au moment de prendre leur voiture pour venir chez nous. Mais à côté d’eux, il y a plein de plats qui changent, suivant mon inspiration ou en parlant avec mes seconds, ou encore selon la saison par exemple…

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Au moment où ce numéro hors-série de Or Norme sortira, vous viendrez juste de fêter vos soixante-trois ans. Quand vous vous projetez dans les années qui viennent, vous vous voyez toujours ici, aux fourneaux de l’Auberge de l’Ill ?
Absolument. Tant que ma santé me le permettra et que les jeunes ne m’indiqueront pas le chemin de la sortie (rires), je pense rester tant que ça ira. Comme mon père qui était encore là même lors des dernières années de sa vie alors qu’il avait des problèmes de santé : il faisait toujours un petit tour le matin… Vous savez, on fait un métier tellement magique et prenant : je ne me vois pas rester chez moi regarder la télé le matin ou trainer un peu dans un tout petit jardin alors qu’en même temps je saurais bien qu’à l’Auberge il y a du boulot et que ça travaille dur… Non, tout ce qu’on a toujours gagné, on l’a mis dans l’affaire, ni mon père ni moi n’avons jamais possédé un luxueux chalet dans les Alpes ou une superbe villa sur la Côte-d’Azur. Tout est ici.

Il y a quelque chose de très moral dans votre histoire. Vous êtes en train de me dire que jusqu’à votre dernier souffle, du moins tant que votre santé le permettra, vous allez vivre votre passion de la cuisine. C’est une espèce de fantastique addiction, très positive bien sûr…
Mais oui, c’est comme une drogue, vous avez raison. Bocuse, qui a aujourd’hui quatre-vingt douze ans et qui ne va pas trop mal côté santé malgré le handicap de la maladie de Parkinson, m’a dit récemment : « Tu sais, j’ai décidé une chose : à cent ans, je laisse la place aux jeunes ! » Bon, j’espère leur laisser la place avant mais venir chaque jour faire mon petit tour, oui, ce serait bien mon genre parce qu’ici, il y a toute l’ADN de ma famille. Ici, c’est toute ma vie, c’est toute ma passion… »

Crédits photos : Sophie Dupressoir

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