Catherine Trautmann, Trente ans après 1989…

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Il faut se rappeler le coup de tonnerre national (et à fortiori local) qui a retenti dans le paysage politique français en mars 1989 avec l’élection tout à fait inattendue à la tête de la municipalité de Strasbourg, d’une jeune maire socialiste (38 ans) qui avait alors déjoué tous les pronostics et pris tous les risques, y compris contre l’avis des membres les plus prestigieux de son parti. Trente ans plus tard, nous avons convaincu Catherine Trautmann de dérouler ses souvenirs avec nous et, puisqu’elle est toujours très engagée en tant qu’élue, de nous parler du paysage politique contemporain. Un entretien évidemment passionnant…

 

Le temps passe vite. Trente ans se sont écoulés depuis votre première élection en mars 1989. On se rappelle bien sûr de cet événement survenu à la surprise (presque) générale mais on a presque oublié les mois qui ont précédé l’élection. Etre candidate au poste de maire de Strasbourg n’a pas été un long fleuve tranquille. Il vous a fallu une énergie considérable et un grand culot pour vous imposer, vous qui étiez apparue dans les radars de la vie politique locale à la fin des années 70…
« Je suis issue du bouillonnement de la fin des années soixante. J’ai eu mon bac en 1969. C’était une époque de débats intenses et quasi permanents et je peux dire que j’ai alors fait le tour du monde avec tous les étudiant étrangers qui étaient à Strasbourg. Mon militantisme avait ce caractère-là : un engagement dans le sens de la grande tradition mondialiste de l’époque – j’avais beaucoup lu Franz Fanon et Aimé Césaire, par exemple – mais aussi pour la reconnaissance des étudiantes et au-delà, des femmes dans cette ville où il n’y avait pas de crêches, par exemple. Quand j’avais voulu mettre ma première fille en jardin d’enfants, on m’avait répondu : mais vous êtes étudiante, vous ne travaillez pas, vous pouvez donc la garder ! Ou alors vous sûrement une grand-mère qui peut s’en occuper… J’ai donc hésité entre militer dans des associations féministes ou m’engager dans un parti dont l’action pouvait faire bouger les choses dans ce sens. Je me suis donc retrouvée dans un groupe de femmes très mobilisées et engagées au sein du PS. Là-dessus, mon professeur de théologie protestante, Antoine Trocmé, est candidat aux élections municipales de 1977 et je deviens alors membre du PS pour lui donner un coup de main. A peine un an plus tard, le secrétaire de ma section démissionne. Je passe quelques épisodes de querelles entre militants pour lui succéder. Bref, je me retrouve secrétaire de section par dérogation. Plus tard, je suis sur la liste PS conduite par Jean Oehler pour les élections municipales de 1983. J’y figure au titre du quota de 25% de femmes imposé sur les listes municipales par la ministre Yvette Roudy. D’ailleurs, à l’époque, on m’a vite surnommé Miss Quota ! Je fais donc partie des huit élus de l’opposition…

Et tout va alors s’enchaîner de façon assez vertigineuse…
C’est exactement cela. Trois ans plus tard, je suis élue député lors des élections législatives de 1986, seule élection à la proportionnelle, forme de scrutin voulue et décidée par François Mitterrand. Deux ans plus tard, je deviens secrétaire d’Etat dans le gouvernement Rocard. Je me présente à l’élection législative de la 2ème circonscription et j’échoue d’un cheveu, à 120 voix près. Arrive alors les derniers mois de 1988, nous sommes à six mois de l’élection municipale et, forte du travail important réalisé depuis les années précédentes, je décide de partir à la municipale, comme on disait à l’époque…

Et là va se mettre en place un scénario presque oublié aujourd’hui, beaucoup d’événements se sont produits avant que vous deveniez maire de Strasbourg en mars 1989 et rien n’a été facile pour vous car, en fait, vous n’avez pas été naturellement choisie pour être tête de liste…
Pas du tout, en effet. J’avais des handicaps aux yeux de pas mal de personnalités du parti : j’étais rocardienne, j’avais donc contre moi tous les miterrandistes, les poperenistes (du nom de Jean Poperen, un « compagnon de route » historique de François Mitterrand – ndlr) et les fabiusiens – mais Robert Herrmann a négocié très vite un compromis et m’a soutenue. C’est donc la grande bagarre avec Jean Oehler. Et finalement, je fais une campagne quasi seule, sans l’appareil. Et très vite je me suis dite que je n’avais plus qu’une solution : jouer la crise à fond, provoquer le président de la République pour qu’il entre dans le jeu ! Plus tard, deux mois après l’élection, j’ai rencontré François Mitterrand à l’Elysée et il m’a demandé de lui raconter ce que j’avais en tête durant ce bras-de-fer pré-électoral. « Je n’avais plus aucune autre solution que de jouer le fond de la crise » lui ai-je répondu. Et en le regardant droit dans les yeux, j’ajoute : « il fallait que vous soyez vous-même sollicité… » Alors, il a conclu, définitif : « je pensais bien que vous aviez eu une idée de ce genre… » (à cette évocation, Catherine Trautmann ne peut s’empêcher de sourire). J’ai su après qu’il avait avoué à un proche collaborateur ne pas avoir du tout prévu notre victoire à Strasbourg.

Ce qu’on comprend derrière ces circonstances que vous remettez aujourd’hui en lumière, c’est que cette victoire décisive de 1989 a aussi été acquise avec une audace incroyable et aussi une quasi effronterie alors très inhabituelle dans les mœurs politiques, surtout à gauche où François Mitterrand règne alors depuis l’Elysée tel un sphinx…
Il y a de ça, oui. Il faut pousser sa chance, toujours et sans cesse. Il faut aller la chercher, ne pas attendre qu’elle vienne toute seule. C’est ce que le militantisme féministe m’a appris…

Ce fut une campagne très stratégique et agressive aussi, de votre part et beaucoup de choses se sont cristallisées alors autour du tram que vous souteniez mordicus contre le projet de métro automatique prôné par le maire sortant, Marcel Rudloff…
Il y a eu un premier sondage public qui indiquait que 60% des Strasbourgeois voulaient du changement. Donc moi, pour ma deuxième affiche, j’en avais profité pour tirer un peu le sondage de mon côté avec ce slogan : « Catherine Trautmann, maire de Strasbourg ! 60% sont déjà pour… » J’ai donc incarné ce changement et de plus, Marcel Rudloff n’a pas été soutenu par sa famille politique. Episode que j’ai connu moi-même un peu plus d’une décennie plus tard… (sourire). Concernant le dossier du tram, déterminant en effet, j’avais longuement auparavant travaillé sur cette solution lors des années précédentes dont une espèce de tour de France du compagnonnage, à Nantes, à Grenoble, à Lille où Pierre Mauroy avait choisi le métro automatique de Lagardère. Tout cela m’a permis de me forger une opinion crédible. En 1982-83, j’ai fait un stage d’un an sur la gestion municipale, les budgets, les politiques d’urbanisme et de transports, entre autres, tout ce qui était nécessaire pour exercer la fonction d’élu d’une ville. Tout cela m’a été très utile une fois devenue maire, où j’ai pu aborder je pense avec crédibilité des dossiers assez complexes. La mise en place d’un groupe de travail avec des experts et des proches m’a confirmé que c’était bien la voix du tram que Strasbourg devait choisir. Il fallait à l’évidence raisonner dans le cadre plus vaste du projet urbain de la ville, d’un nouveau plan de circulation, de l’essor des voies pour cyclistes, etc… En raisonnant ainsi, le tram devenait un projet structurant, une véritable épine dorsale permettant de récupérer de l’espace piéton et ainsi réaliser une profonde transformation urbaine. En faisant un simple calcul économique, on avait réalisé que le budget nécessaire à la réalisation du métro automatique permettait de réaliser deux fois moins de kilomètres de voies dédiées que le tram. Il coûtait deux fois plus cher, en d’autres mots. Pour moi, le choix était évident. J’ai été élue et je l’ai mis en œuvre. Contre vent et marées, y compris, immédiatement après l’élection, après cette campagne peu fair-play initiée par les DNA appelant à l’organisation d’un référendum sur le tram …

Il y a une anecdote qui m’a été racontée. Quelques jours après votre élection, Jean-Luc Lagardère, le PDG du groupe Matra qui portait le projet de métro automatique, aurait fait des pieds et des mains pour vous rencontrer pour sauver son projet, c’est à dire pour vous faire changer d’avis. Et serait reparti dépité parce que vous n’aviez rien céder. C’est vrai ?
Non, c’est une légende urbaine. En fait, nous avons fait connaissance bien plus tard, quand je suis devenue ministre de la culture en 1997. Je travaillais sur des dossiers relatifs à la presse, notamment, et il a demandé à me rencontrer dans ce cadre-là. En même temps, il m’a en quelque sorte présenté des excuses sur la virulence du débat tram/métro presque dix ans plus tôt. Il l’a fait d’une façon extrêmement élégante et nos relations sont devenues très cordiales : il a été d’une grande loyauté à mon égard. Plus tard, quand il a lu mon livre, il m’a dit : « J’ai à peu près tout vécu moi-même, mais pas la trahison que vous avez connue et je pense que c’est une très dure épreuve… ».

Quelle a été votre première pensée quand vous avez appris que vous étiez élue ?
Je vais vous dire très sincèrement. Le dimanche après-midi du deuxième tour, le préfet me téléphone. Il est 16h, Jacques, mon mari, est sorti se promener avec nos deux filles pour me permettre de me concentrer tranquillement. Il me dit : « Sondage sortie des urnes. Ce soir, vous êtes maire de Strasbourg. C’est très clair, c’est sûr… ». Je raccroche et là… j’ai un trou. Je me retrouve une heure plus tard, à la même place, près du téléphone. Je n’ai jamais eu la moindre idée de ce que j’ai pu faire durant cette heure-là. Je pense que la nouvelle m’a occasionné un tel choc qu’ensuite c’est comme si on m’avait coupé les fusibles (rires). Ma première pensée est donc que je n’ai pas été capable de penser ou analyser quoique ce soit durant de longues minutes après avoir appris la nouvelle de mon élection. Le soir-même, j’ai réalisé que ma vie avait basculé, que j’étais au pied du mur et que j’allais enfin pouvoir mesurer mes capacités réelles. Pour ma première déclaration à mon groupe au lendemain de l’élection, j’ai évoqué que nous avions été élu en mettant à profit les conditions tout à fait particulières d’une quadrangulaire où nous avions réalisé un peu plus de 40% des voix et que, de ce fait, nous aurions sans doute à faire face à un procès en légitimité. Je leur ai immédiatement précisé que notre légitimité, nous allions pouvoir la mesurer lors de l’élection municipale suivante. Ce qui voulait dire : allez, on se met au travail, tout de suite ! J’ai ajouté que j’espérais que tout le monde savait nager parce qu’on allait plonger dans une piscine où n’existait pas la moindre bouée de sauvetage… Il nous fallait respecter à la lettre le contrat d’action municipale que nous avions passé avec les strasbourgeois. Nous l’avons fait et en 1995, six ans plus tard, nous avons été réélus au premier tour !..

Il faudrait des centaines de pages pour tout raconter de ces deux mandats successifs exercés ensuite qui ont permis, objectivement, une importante transformation de Strasbourg. Vous avez profondément marqué l’histoire de cette ville durant ces douze années…
Et pourtant, j’ai été souvent sévèrement bousculée, y compris en échappant à des coups dans la rue. C’est allé jusque là… Entre le dépit des sortants vaincus qui ont eu du mal à admettre que la ville n’était pas leur propriété et les attaques violentes contre nos décisions, notamment celle de mettre en œuvre le tram, ce fut un véritable corps-à-corps comme je l’ai nommé à l’époque. Tous les moyens étaient bons pour essayer de me faire craquer. Y compris en ce qui concerne mon couple : les rumeurs de divorce, ma plus grande fille à qui on a projeté des gaz lacrymo au visage et j’en passe… Il nous a donc fallu sans cesse montrer que nous étions bel et bien là, que nous n’avions nullement l’intention d’abandonner quoique ce soit. Ce qui fut fait. Ce fut pour moi une expérience unique et fondatrice : je n’avais jamais eu l’occasion de travailler comme ça, en mode projet et au jour le jour, intégrer tout ce que le terrain nous apprenait dans la phase chantier du tram. J’ai pu ainsi avoir une relation très directe avec toutes les couches de la population strasbourgeoise et j’ai misé sur leur compréhension et l’intérêt que nous montrions à leurs besoins et leurs attentes… On a agi de la même façon sur notre projet culturel. Il fallait prendre en compte toute la diversité des populations, porteuses de langues et de cultures différentes et leur ancrage dans notre culture locale et régionale. Il fallait aussi sortir de l’entre soi et respecter et développer encore plus cette réputation culturelle de Strasbourg qui vient de si loin. Cet héritage culturel de notre ville a été au cœur de ma stratégie de conquête des mois précédant l’élection de 1989. Aucune autre ville française, hors Paris, n’aligne autant de noms dont l’action a été déterminante dans le théâtre, la musique mais aussi les sciences sociales, les sciences humaines, la vie intellectuelle en général. Dès ma vie d’étudiante, j’étais imprégnée de cet héritage. Il y a donc eu une grande ambition, comme l’a montré ce défi de créer ici un musée d’art contemporain, ce combat contre Jack Lang qui ne le jugeait pas nécessaire à Strasbourg. Ce fut un sacré combat qu’on a rappelé récemment lors du vingtième anniversaire. A cette époque, je tranche aussi dans le débat que menaient entre eux les spécialistes sur l’avenir des salles historiques de l’Aubette pour préserver les couleurs qui existaient encore depuis la période de Jean Arp et Sophie Taeuber. Le développement de l’Odyssée, le Forum du cinéma européen avec le concours de Wim Wenders et Robert Enrico au niveau du cinéma ont été des moments majeurs aussi. Et je n’oublie pas la transformation du Maillon, la montée en première division de l’Opéra et de l’Orchestre, la transformation des Arts Déco, La Laiterie… On a été une des premières villes à soutenir le hip-hop, je ne peux pas tout citer bien sûr… Aujourd’hui, je continue à être en lien avec pas mal de gens connus lors de ces décennies-là…

En 1995, donc, après la brillante réélection et au premier tour, cette fois-ci, on imagine que le climat est redevenu plus serein, moins conflictuel…
Oui, bien sûr, mais en même temps, c’est devenu presque trop confortable. Je me souviens bien avoir dit à mes collègues que le premier risque était de se penser alors comme des fonctionnaires. J’ai insisté sur le fait qu’une responsabilité élective n’est qu’un contrat à durée déterminée dont on ne connaît pas l’issue. Et certains ne l’ont pas compris : il y avait chez eux plus d’arrogance, plus de laisser-aller pour résumer, et ils glissaient vers cette sorte de notabilité que leur conférait leur mandat…

Est-ce qu’à ce moment-là, vous commencez à percevoir les germes de ce qui allait provoquer votre défaite de 2001, ces baronnies qui s’installaient peu à peu, ces appétits qui soudain commençaient à s’aiguiser ?
Oui, nettement. Je savais avant la réélection qu’il me fallait penser à mettre en place un groupe d’élus autour de moi capable de porter plus collectivement les responsabilités. J’ai ouvert ce chantier-là, en nommant des adjoints responsables par pôles. Ce qui a aussi permis à certains de s’imaginer encore plus importants. Là-dessus, il y a la mobilisation contre le Front national que j’initie en mars 1997 (plus de 60 000 manifestants protestent alors contre le parti d’extrême-droite qui tient son congrés au PMC, à Strasbourg. Deux ans plus tôt, Jean-Marie Le Pen avait obtenu plus de 25 % des voix lors de la présidentielle, dont 20 % à Strasbourg. Deux mois après la manifestation, lors des élections législatives, onze candidats frontistes étaient en capacité de se maintenir au second tour dans les seize circonscriptions d’alors. Aucun ne sera élu –ndlr). Je prends là un risque majeur non seulement au plan politique mais aussi au plan personnel puisqu’il faut quand même se rappeler que Le Pen m’avait désignée comme cible. Mais dans mon camp, tant au niveau local qu’au niveau national, on n’avait pas toujours tout compris de cet événement-là…

Peu de temps après, Lionel Jospin vous propose d’entrer à son gouvernement. Il avait édicté une règle contre le cumul des mandats…
J’avais fait campagne pour cette règle et je me la suis donc immédiatement appliquée en abandonnant mon mandat de maire. Sans état d’âme et malgré l’avis de beaucoup qui auraient souhaité que je reste au moins premier adjoint. Ce partage des responsabilités dans l’équipe majoritaire au conseil municipal a alors pris tout son sens…

Catherine Trautmann au balcon de l’Hôtel de Ville avec Willie et Nelson Mandela

Et c’est là, manifestement, où les divisions internes se sont cristallisées…
Oui, très clairement. La nécessité absolue de l’unité a été perdue de vue. Et j’ai sans doute alors commis une erreur que je n’ai comprise que plus tard : celle de vouloir absolument travailler sur la rumeur qui a couru alors, celle de l’amant turc qui est devenue vite terrible parce que comme j’avais de officiers de sécurité, ils étaient tous supposés être celui-là… A ce stade-là, il était évident que c’était une officine qui travaillait ça et je sais aussi que des politiques la répandaient volontairement. Par ailleurs, les gens ont pensé que je les avais trahis, abandonnés. C’est en cela aussi que cette rumeur a prospéré : c’est la thématique de l’infidélité. Elle a quitté son mari, elle a un amant turc, elle a quitté Strasbourg, elle nous a quittés aussi…

Des regrets d’avoir accepté ce poste de ministre ?
Non. J’étais une responsable politique nationale, j’avais apporté plus que ma part dans la victoire des législatives de 1997 qui ont amené Lionel Jospin au pouvoir et donc, mon entrée au gouvernement était une partie de cet engagement-là. Je pensais alors que l’équipe municipale était plus solide et surtout plus respectueuse des engagements pris en commun avant la réélection. Il m’a bien fallu alors constater qu’il y avait un manque de vision totale des conséquences potentielles de cette division dans nos rangs…

La campagne de 2001, où vous vous représentiez pour un troisième mandat consécutif, a été très compliquée, manifestement…
C’est une évidence, oui. J’ai dû tout d’abord dissuader Roland Ries de conduire une liste puis il m’a fallu faire face aux conséquences d’une autre liste venue de nos rangs et conduite par Jean-Claude Petitdemange. La gestion de cette crise m’a fait me démener pour mobiliser sur des aspects positifs en luttant contre tout ce qui était négatif. Mais, comme ce n’tait pas la première campagne que je menais, j’ai compris à l’issue du premier tour que l’écart était insurmontable. A vrai dire, je savais déjà que ce serait extrêmement difficile dès avoir repris la tête de la communauté urbaine en janvier 2000. En fait, mon erreur a été de vouloir remettre la machine en route et de beaucoup travailler sur certains dossiers qui avaient été délaissés. J’aurais dû en fait retrouver le contact avec les strasbourgeois, les voir, les revoir, sans cesse, absolument renouer avec eux. Provoquer les retrouvailles, en quelque sorte. En fait, j’ai voulu rebâtir l’équipe, remettre tout d’aplomb, remettre de l’ordre dans la maison… L’erreur a été là.

On imagine que vous avez toujours su que le monde politique est un univers sans pitié, que ce soit au niveau national ou au niveau local. Cet échec-là et d’autres épisodes qui se sont déroulés depuis, comment les avez-vous intégrés, digérés peut-être…
J’ai toujours eu coutume de dire qu’en politique, il fallait savoir réussir une victoire mais aussi réussir un échec. Car ça fait partie du jeu démocratique. A mes successeurs, j’ai tout remis, j’ai été très loyale, ils ont bénéficié d’un état des lieux conforme à la situation réelle. En 2008, je me suis rendu compte que cette partie de notre histoire était restée comme suspendue après notre défaite de 2001 et j’ai annoncé alors que je soutiendrais Roland Ries. Dans mon esprit, c’était pour clore un chapitre interrompu trop tôt…

Pour terminer, comment analysez-vous ce que nous connaissons aujourd’hui et dont les germes étaient pourtant parfaitement visibles depuis bien longtemps, au fond ?
Vous avez tout à fait raison sur ce point. Les conséquences du bouleversement financier systématique de 2008 sont ravageuses. Ce séisme s’est traduit en chômage, en difficultés et en une vague d’injustice considérable. Les inégalités sont devenues insupportables et ce virus-là atteint en profondeur le moral des gens et détruit la confiance envers les élus et les élites du pays et même envers la société telle qu’elle est organisée. Je me souviens qu’aux environs de 2004, j’avais pris connaissance d’une étude qui pressentait cela : cette étude d’opinion avait constaté que les gens étaient prêts à aller jusqu’à prôner leur propre débrouillardise même en étant hors-la-loi. Cette étude m’avait bien sûr fortement interpellée car je me rendais bien compte qu’il y avait là une forme de violence venant en réaction contre une autre violence, économique et sociale. D’ailleurs, en 2014, pour les élections européennes, j’ai bien vu que les gens que nous rencontrions étaient très nombreux à nous expliquer qu’ils ne déplaceraient pas pour voter, je savais alors que la campagne que nous menions serait perdue. Je passe sur les aspects particulièrement humiliants sur la façon dont ça s’est passé, dont on ne m’a pas informée correctement, volontairement, du choix de la tête de liste alors que j’avais toujours été ouverte à toute discussion politique…

Et de cette politique, de ce monde politique où vous avez été plongée depuis le début des années 80, vous en pensez quoi aujourd’hui ? Sincèrement…
Beaucoup de choses ne sont plus les mêmes. Les relations entre la politique et les citoyens ont été profondément altérées par les effets des injustices et des inégalités comme je l’ai dit tout à l’heure et tout cela est amplifié par les réseaux sociaux qui sont omniprésents. Ils ne m’impactent pas moi-même car j’ai délibérément fermé ma page Facebook au lendemain du scrutin européen de 2014 où c’était devenu très difficile de ne lire que les réactions de gens qui me plaignaient et regrettaient les conditions de mon départ du Parlement européen. Cependant, même sans le recours des réseaux sociaux, je constate que les gens savent très bien ce que je produis, c’est quelque part rassurant. Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que le personnel politique se contente beaucoup trop de l’effet d’image tel que Debord l’évoquait. Je crois qu’on est arrivé au bout de cet effet d’éphémèrisation et de ces décisions qui, au fond, accentuent la dictature de l’urgence. En réalité, on vend de l’image mais il n’y a pas de solution miracle. Edgar Morin a bâti son œuvre sur l’ère de la complexité. Sa réflexion, ça fait longtemps qu’elle me suit… Il a eu raison très tôt : tout est très complexe. Et ce fait sociétal qu’il décrivait et analysait et que les politiques ne prenaient pas en compte, on est en plein dedans aujourd’hui… Il en va de même pour les visions de Ricœur sur le développement durable. Au fond ces penseurs luttaient déjà contre le court-termisme, qui est notre plus grand ennemi aujourd’hui. La grande question non tranchée au début des années 2000, c’est la crise de l’Etat-providence. On a beaucoup raillé le gouvernement Jospin, la gauche plurielle, mais au fond, on a alors tenté de faire ce qu’on ne parvient plus aujourd’hui à concrétiser, rallier les forces progressistes pour atteindre un but commun. Aujourd’hui, il y a ces élus qui n’ont pas d’expérience politique et qui ont choisi l’aventure plutôt que le projet et ça, pour moi, c’est franchement une situation problématique. Les gens le ressentent fortement et ils expriment depuis des mois un sentiment d’abandon, d’injustice, d’incompréhension et de mépris. C’est cela qui caractérise vraiment les temps que nous vivons : l’expansion incommensurable des inégalités est un facteur de dépression sociale, nous vivons là-dedans. Ce que je crains, c’est que la politique devienne un vrai théâtre d’ombres et qu’au fond, la vie réelle et ses drames ne passent plus par elle. En écoutant les gens, dans la rue, dans le tram, on constate très vite que d’abord, ils ont besoin de parler et qu’ils ont le besoin qu’on les écoute. Souvent on me dit : on ne vous demande pas d’apporter une solution immédiate mais on aimerait être certain que vous comprenez ce qu’on ressent, ce qu’on vit au quotidien. Ils ont ce formidable besoin d’empathie. Et je pense que la politique, aujourd’hui, est beaucoup trop dans l’image et pas assez, et de très loin, dans l’empathie. Sans se laisser noyer non plus, il faut donc que les politiques s’immergent au sein de la société pour retrouver les gens. C’est fondamental si on veut ramener les gens vers les urnes, vers le vote. L’abstention ou la volonté de faire reconnaître et comptabiliser le vote blanc, c’est une façon de dire : vous ne pouvez pas nous représenter, nous ne vous reconnaissons pas comme nos représentants. L’expression de la crise démocratique est toute entière signifiée par ça. Il faut tourner la page de cette Vème République. Elle est le règne du monarque plébiscité. Il faut réinterroger le processus de légitimation de la décision publique. D’un côté les gouvernements s’affaiblissent dans la mondialisation et de l’autre, ils revendiquent de pouvoir décider avec moins de contrôle. Ce n’est pas du tout acceptable. Il faut donc redynamiser et revivifier le contrat démocratique de la République française. La République, il ne faut pas la rêver, il faut la vivifier. On est allé au bout du président souverain., on le voit dans la situation actuelle. On a besoin de quelqu’un qui est garant de la solidité de nos institutions et de l’unité nationale, qui porte la voix de la France à l’international : ce n’est pas tout ça qui est remis en cause, c’est la manière dont cela fonctionne aujourd’hui…

Pour vraiment terminer, en deux mots, un énième mandat municipal se termine dans un an. De quoi avez-vous encore envie ?
Ce qui est clair, c’est que ne suis pas désimpliquée. J’ai encore devant moi des tâches importantes et mobilisatrices à assumer. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de contribuer à la réflexion sur la période à venir. Je travaille en ce sens sur le plan Climat et cette question-là, je le sais avec certitude, va structurer profondément à la fois l’organisation du service public et les politiques publiques en général. Je n’ai pas piloté la stratégie économique de notre territoire sans que ça me donne l’envie de faire naître encore plus de possibilités pour une nouvelle étape à écrire et réaliser. Concrètement, je compte bien écrire la partie climatique et environnementale de Strasbourg et son agglomération car il faut en faire un grand projet parce que Strasbourg est une ville fragile et parce que la santé des gens est une priorité. Pour moi, l’exercice politique a toujours été une remise en question pour agir et renouveler sa propre pensée, à la recherche de solutions. Alors oui, c’est certain, je ne suis pas désimpliquée… »