Eva Kleinitz : « Il faut briser cette image d’une Europe qui possède toutes les clés de l’opéra… »
Le festival Arsmondo, qui débute en ce début mars et va se poursuivre jusqu’au 15 avril prochain, est un événement qui va concentrer la lumière sur la culture japonaise, opéra bien sûr, mais aussi littérature, cinéma, musique, philosophie et on en passe… En poste à l’Opéra national du Rhin depuis l’été dernier, Eva Kleinitz, la directrice de l’institution, revient avec nous sur cette belle idée, appelée à se renouveler chaque année, désormais..
En s’attardant sur le programme de la première édition de Arsmondo, on comprend vite que cette idée n’est pas née en quelques semaines. De quand date sa genèse ?
« L’idée est née quand je préparais mon projet de candidature à la direction de l’Opéra national du Rhin. En fait, le projet était développé sous le nom d’Arsmondo que je signalais comme provisoire dans le document que j’avais rédigé pour présenter mon projet global. Je souhaitais qu’à Strasbourg, un maximum d’institutions culturelles puissent collaborer ensemble sur un tel projet qui, par essence même, est très fédérateur. De Stuttgart où je dirigeais encore l’Opéra local, je me suis imaginée que cet événement était susceptible d’apporter d’autres dynamiques à toutes ces institutions et bien sûr, en premier lieu, à l’Opéra national du Rhin. D’entrée, j’ai privilégié l’autre idée-force d’Arsmondo : se projeter hors de l’Europe, ce continent qui a inventé l’opéra et dont nombre de pays, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, la France et d’autres, perpétuent la tradition depuis des siècles. Il y a plein de créateurs, de compositeurs, d’écrivains, de metteurs en scène qui travaillent hors d’Europe. En Amérique, au Japon, en Chine, en Australie, en Arabie Saoudite et ailleurs, il y a des créateurs de talent qui se plongent dans l’univers de l’opéra. Avec cette idée, j’ai souhaité que l’opéra s’ouvre vers ces pays dont on apprécie mal l’influence dans ce domaine. On est d’accord, l’opéra est né en Italie mais il est devenu depuis longtemps un phénomène mondial. Il suffit de penser à tous ces chanteurs et chanteuses qui viennent de tant de pays différents. Il fallait à mon sens briser cette image d’une Europe qui possède toutes les clés de cet art…
Arsmondo 2018 s’articule autour de la création française du Pavillon d’Or, créée mondialement à Berlin en 1976 et qui n’avait donc jamais été joué dans notre pays. Une création française est un événement relativement rare. Est-ce que les futures éditions de Arsmondo, puisque vous ne cachez pas votre volonté d’en faire un rendez-vous annuel, au printemps, verront ce parti-pris s’installer ?
Oui, absolument. Cette volonté était partie intégrante de mon projet initial.
Pourquoi le choix du Japon, pour cette première du festival ?
Allez, j’avoue que le Japon est un pays cher à mon cœur… Les hasards de la vie ont fait que je suis allée pour la première fois dans ce pays en 2000, invitée par l’Opéra de Tokyo. Évidemment, je ne parlais pas un mot de japonais et ma connaissance de ce qui se passait au Japon en matière d’art lyrique était très parcellaire. En fait, j’ai été bouleversée, ce fut en fait un véritable coup de foudre tant j’ai découvert de belles choses, à Tokyo et ailleurs. Évidemment, j’y suis retournée dès l’année suivante et ainsi, j’ai fait très vite la connaissance de beaucoup de personnes qui travaillent dans l’opéra ou dans le théâtre, des universitaires aussi… Mon carnet d’adresses s’est considérablement étoffé au fil de toutes ces années et ainsi, dès ma nomination au poste de directrice de l’Opéra national du Rhin au début de l’été dernier, je suis entrée immédiatement en contact avec la Nikikaï Opéra Foundation qui est une institution évidemment très tournée vers l’Europe et dont le rôle premier est de monter des collaborations très étroites entre les opéras européens et le Japon. Je connais très bien le secrétaire général de cette Fondation et je me suis penchée avec lui sur quelle œuvre nous pourrions collaborer pour la première de Arsmondo. Non seulement on s’est accordé très vite sur le Pavillon d’or mais aussi sur son metteur en scène, Amon Miyamoto qui est très réputé au Japon car non seulement il met en scène de grands opéras, mais aussi des pièces de théâtre, du kabuki (une des formes de théâtre parmi les plus traditionnelles du Japon qui présente la particularité de n’être jouée exclusivement que par des hommes – ndlr). Il est très populaire dans son pays grâce aux séries télé sur lesquelles il travaille et qui visent à mieux faire connaître les cultures des pays aux téléspectateurs japonais, et il est en train de terminer la conception d’un show pour présenter les jeux olympiques de 2020 à Tokyo. Dès nos premiers contacts, il avait fait part de sa très grande motivation pour travailler avec les équipes d’un opéra européen. Évidemment, Le Pavillon d’or est un roman japonais inspiré par l’histoire d’un monument national de ce pays alors, Amon Miyamoto aurait tout aussi bien pu préparer la première française avec des professionnels japonais mais non, il tenait absolument à travailler avec une équipe européenne pour pouvoir vivre pleinement cette collaboration et prendre conscience de notre vision du Japon en général et plus particulièrement de notre vision des années d’après-guerre de son pays, qui sont en fond de décor du Pavillon d’or. Évidemment, cette attitude m’a beaucoup plu, moi qui avait mis les échanges et les questionnements mutuels au cœur de mon projet. Comment la vision que l’on a de son propre pays peut-elle être amenée à évoluer au contact d’autres influences, quelquefois très lointaines ? Cette interrogation est majeure, pour moi. Il y a tellement d’artistes qui ont quitté leur pays et qui s’imprègnent d’autres cultures, de nos jours : Murakami, l’écrivain le plus célèbre du Japon et qui fera l’objet d’un colloque en deux parties, la première à Strasbourg durant Arsmondo, la seconde à Paris, vit depuis longtemps à New York et est un fan de Janacek, le compositeur tchèque. Ce qui ne l’empêche évidemment pas de rester sous l’influence de sa patrie d’origine. L’art est lui aussi concerné par la mondialisation qui s’est mise en place, ça bouge beaucoup ! Du coup, on regarde aussi son propre pays d’une autre façon car les souvenirs qu’on en a conservés n’ont quelquefois plus rien à voir avec la réalité contemporaine. C’est tout cela qui m’intéresse profondément…
Comment s’est fait le choix du Pavillon d’or ?
C’est l’aboutissement de nos réflexions communes avec le secrétaire général de la Nikikaï Opéra Foundation. Je me souviens bien : on était là, tous les deux, dans l’énorme chaleur qui régnait à Tokyo en août 2016 et moi, j’avoue que je tenais à ce choix. On peut très bien ne pas connaître Mishima, l’auteur du livre, ne pas connaître du tout Toshiro Mayuzumi le compositeur, mais beaucoup ont entendu parler du Pavillon d’or de Kyoto. Beaucoup de ceux qui ont lu le roman, et moi la première, n’avions pas forcément conscience qu’il s’agissait d’une histoire vraie qui avait si profondément bouleversé le peuple japonais. Mishima, qui on le sait tous, était un être compliqué avec certaines opinions politiques pas vraiment acceptables, dirais-je, mais aussi un homme d’une grande culture avec un savoir prononcé sur les pays européens, a lui aussi été impacté par cette histoire au point de s’être rendu en prison pour rencontre le jeune moine auteur de l’incendie pour lui demander pourquoi il avait fait ça. Son roman est aujourd’hui encore très lu par la jeunesse japonaise car il pose des questions fondamentales : qui vais-je devenir, où va s’orienter ma vie, comment puis-je me libérer de l’influence familiale, comment vais-je me débrouiller pour vivre dans cette société ? Le 23 mars prochain, tout cela aura un écho grâce à Arsmondo, puisque Stanislas Nordey, le directeur du TNS, viendra lire des extraits du roman de Mishima. Toute l’originalité du festival est là, mêler les moments et les expériences artistiques. Il y aura aussi le récital de la soprano Pumeza Matshikiza. Cette jeune femme est d’un incroyable talent : elle est une de ces jeunes chanteurs d’aujourd’hui que j’adore car ils sont plus que des chanteurs, justement. Elle est née en Afrique du Sud et a vécu une enfance très difficile. Elle a quitté son pays après avoir obtenu des bourses d’études. Elle pourrait être une parfaite avocat de la cause des femmes de par le monde. Elle a eu aussi le talent et l’audace de découvrir toutes sortes de musiques. Son récital, qui sera comme un florilège de musiques du monde entier, sera un moment pour le grand public. Parmi tous les grands moments de Arsmondo, et je sais que Or Norme va les détailler longuement, il y a cette discussion sur la création musicale que j’animerai moi-même le 28 mars à l’issue du concert de l’Ensemble Linea. Il y aura le grand chef d’orchestre français Sylvain Cambreling et deux compositeurs, Toshio Hosokawa et Misato Mochizuki. Le ballet de l’ONR sera aussi partie prenante de Arsmondo avec la présence de quatre danseurs japonais de notre Opéra à Mulhouse. Enfin, je voudrais aussi dire un mot sur le programme exceptionnel de films japonais, concocté à l’Odyssée par son directeur Farouk Günaltay, en étroite complicité avec François Longchamp qui est directeur artistique et rédacteur en chef du magazine de l’Opéra national du Rhin : ces films seront présentés sous trois thématiques, Mishima bien sûr, qui a aussi tourné des films, « Désirs et cruautés » une sélection de films parfaitement représentatifs du cinéma japonais et aussi, en final, trois films de Naowi Kawase, une réalisatrice que j’adore…
Quel programme ! Avant même l’ouverture du festival le 2 mars prochain, vous avez le sentiment d’être parvenue à ce dont vous rêviez ?
Oui, vraiment, je vous assure… Ce fut compliqué parfois, mais la volonté et l’envie de tous de travailler ensemble et la fascination de beaucoup de gens pour le Japon ont ouvert beaucoup de portes.
Vous êtes depuis maintenant huit mois complètement installée à Strasbourg. Le délai est bien sûr trop court pour tirer un bilan exhaustif mais quel est le regard que vous portez sur ce que vous avez vécu ici depuis l’été dernier ?
D’abord, je dois dire que je suis infiniment reconnaissante vis à vis des Strasbourgeois et des gens de la région : tous m’ont très bien accueillie, tant personnellement que professionnellement car tous ont aussi fait un formidable accueil à la programmation. Je me rappelle de cette journée de présentation de la saison qui a eu lieu un dimanche à 11h dans la grande salle : il y avait plein de monde très curieux et impatients de nous rencontrer. J’ai été également très touchée par l’accueil réservé à Francesca da Rimini par exemple, cet opéra complètement inconnu : un très bon bouche-à-oreille s’est mis en place et le taux de remplissage a été excellent puisque certaines personnes sont même venues à deux représentations. En outre, la critique a été formidable et j’en ai été très heureuse tant j’adore cette œuvre. Elle est si exigeante que j’ai espéré qu’aucun des interprètes ne tombe malade tant il aurait été alors si difficile de les remplacer. Heureusement, ça n’a pas été le cas. Il y a eu des soirées très exigeantes aussi pour le Ballet durant lesquelles on a pu mesurer l’important potentiel des danseurs. On aurait aimé reprendre d’ailleurs le ballet sur Charlie Chaplin tant le succès a été formidable. Mais voilà, on touche là aux impossibilités du planning. Ce qui nous amène aux grosses difficultés que nous rencontrons avec la vétusté de l’immeuble de l’Opéra de Strasbourg. Bien souvent, l’obsolescence de l’outil est compensée magnifiquement par l’enthousiasme et l’engagement exceptionnel de tous les collaborateurs de cette maison : pour Francesca da Rimini, toute la mise en scène était basée sur une scène tournante. Entre deux répétitions, cette scène tournante s’est cassée. Heureusement que nos techniciens ont intelligemment fait appel à une petite société de la banlieue strasbourgeoise qui a réparé in-extremis le dispositif. Le soir, à 19h, tout était rentré dans l’ordre… Evidemment, on ne peut plus continuer comme ça : récemment, on a dû renvoyer huit cent enfants le jour où cette poutre menaçait de céder, au-dessus du plafond de la grande salle. Heureusement qu’on a repéré ça à un moment où la salle était vide ! Cette situation m’attriste car je sens bien qu’il y a une foule de gens qui ont envie de venir à l’Opéra : on pourrait présenter beaucoup plus d’événements mais c’est impossible tant les conditions de travail sont précaires. Même si notre direction technique fait face de façon exceptionnelle, tout cela mobilise trop d’énergie, trop d’argent, trop de temps. Nous ne pouvons pas participer à de grandes coproductions internationales, par exemple. Trop de contraintes et une incertitude permanente nous empêchent de le faire…
Quelles sont les solutions possibles ?
On discute d’une nouvelle étude. Évidemment, je souhaiterais vraiment que l’Opéra de Strasbourg reste à l’emplacement qu’il occupe aujourd’hui mais dans des conditions matérielles dignes du XXIième siècle qui permettent au public de profiter également de facilités modernes comme une librairie, un restaurant par exemple et tout cela sans toucher à la jauge, ça c’est très clair ! C’est un très grand défi bien sûr, mais enfin, dans le monde entier il y a tant d’opéras comme celui-ci qui ont réussi leur rénovation, il y a des experts renommés, des architectes formidables qui possèdent des solutions pour ce genre de projet. Réunissons-les, voyons ce qu’il est possible de faire sur ce site, ici, entre la vieille ville et la Neustadt. Ça prendra du temps, on ne sera peut-être plus là quand ça sera opérationnel mais c’est notre responsabilité de nous battre pour mettre en route ce projet de rénovation. Cette situation est bien sûr le seul point négatif que j’ai rencontré lors de ces premiers six mois à Strasbourg : je le savais avant d’arriver, mais j’avoue que je n’étais pas consciente de l’amplitude et du nombre de problèmes que j’ai effectivement rencontrés. »