Le dur pari de l’indépendance
Près de six ans après sa création, le site d’information Rue89 Strasbourg continue à labourer le sillon du journalisme d’enquête indépendant. Rencontre et tour d’horizon sans langue de bois avec son fondateur, l’ex-journaliste des DNA Pierre France…
En 1999, alors âgé de 28 ans, à sa sortie du CUEJ (le Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg), ce haut-savoyard d’origine avait déjà senti tout l’impact qu’aurait le numérique dans les années suivantes et particulièrement l’information véhiculé par le biais des sites internet (à l’époque les seuls supports techniquement éprouvés). C’est pourquoi il répondit aux sollicitations d’une filiale des DNA qui créait et hébergeait des sites pour le bénéfice d’entreprises : « J’avais espoir de contribuer au développement du propre site d’information du journal pour qu’il devienne une alternative crédible au papier. Pour moi, l’enjeu était déjà que les DNA proposent une véritable offre multimédia. Mais cet objectif n’a jamais été atteint, je suis allé de déception en déception, rien de crédible ne se mettait en place. J’ai très mal vécu cette situation car je sentais que le journal allait accumuler beaucoup de retard et risquait de rater le virage du numérique… »
Comme beaucoup d’autres dix ans plus tard, en 2011, Pierre France saisira donc l’opportunité de l’ouverture de la clause de conscience pour prendre le large. Ce dispositif, strictement encadré et hérité des lois sur la presse d’après la libération du pays en 1945, permet aux journalistes d’avoir l’opportunité de quitter le journal dès qu’un nouveau propriétaire l’acquiert. En l’occurrence, cette clause s’est ouverte après que le Crédit Mutuel soit devenu officiellement l’actionnaire du quotidien régional, après une longue bataille de procédure qui s’est terminée par un jugement du Conseil d’Etat. « Avec un collègue, nous avons été les seuls journalistes de moins de quarante ans à souhaiter bénéficier de cette clause » se souvient-il. « Les plus anciens des journalistes qui l’ont négociée sont alors partis avec un chèque conséquent, puisque l’ancienneté est la variable prédominante. En ce qui me concerne, ce furent 40 000 €. Ils n’ont fait que transiter brièvement sur mon compte personnel. En fait, j’avais déjà mon idée et j’ai tout mis dans Rue89 Strasbourg. »
La rude bataille de l’information via le numérique
En 2011, Rue89 a déjà une histoire mouvementée derrière lui. Ce site « pure player », anglicisme signifiant qu’il ne produit que de l’information et n’est adossé à aucune entreprise marchande ou autre, venait d’être créé quatre ans plus tôt par une belle brochette de journalistes parisiens, réunie autour de Pierre Haski. Pierre France explique les origines de ce joli nom : « Rue, parce que c’était le parti pris de leur démarche d’alors. La ligne éditoriale ne s’élaborerait plus à partir des sacro-saintes conférences de presse auxquelles les journalistes sont invités à assister et qui, ensuite, servent de base à la rédaction des articles. Au contraire, ce sont les enquêtes, les interpellations du grand public ou de certains acteurs qui généreraient les idées d’article qui constitueraient l’essentiel du sommaire publié. Et 89, en référence à un « chiffre plein de valeur, c’est la liberté, c’est la chute du mur » comme l’expliquera alors un des fondateurs, évoquant aussi la Révolution française deux siècles plus tôt. »
Uniquement financé par la publicité, le site n’a jamais vraiment pu arriver à l’équilibre, malgré une levée de fonds de plus d’un million d’euros un an après sa naissance (les actionnaires d’origine restant alors majoritaires) et un soutien public via un fonds dédié au développement des médias. En cette fin d’année 2011, au moment où Pierre France réussit à faire labelliser son entreprise sous le nom de Rue89 Strasbourg, le site national est en train de négocier son rachat par le Nouvel Observateur. L’hebdomadaire, comme certains l’avaient commenté à l’époque, n’avait en fait pour seul but que de se hisser au sommet de la hiérarchie de l’audience des groupes d’information en ligne. Très vite, Rue89, qui était leader, a été dépassé par son concurrent le Huffington Post puis est devenu ensuite un simple onglet du site de l’Obs.
Une fragilité permanente
À quelques semaines de son sixième anniversaire (en février prochain), Rue89 Strasbourg est toujours animé par le même esprit éditorial d’origine. « 90% de nos productions proviennent de tuyaux dont nous bénéficions ou d’enquêtes que nous réalisons. Notre équipe est bien sûr modeste : deux journalistes à plein temps et une demi-douzaine de pigistes dont les salaires, à eux tous, équivalent à un troisième plein temps. Notre chiffre d’affaires est aujourd’hui de 100 000 €, dont 80 000 € qui proviennent de la publicité. Le déficit est compensé par des rémunérations faiblardes, surtout la mienne » sourit-il. « Nous avons aussi lancé une formule d’abonnement à 5 € par mois, 300 personnes y ont répondu. Mais il nous faudrait mille abonnés pour être sereins. Personnellement, je crois encore à la formule abonnements + publicité, je pense qu’il ne faut plus grand chose pour que ça soit jouable… »
Pierre France ne cache rien de la ventilation des recettes publicitaires du site : 40% proviennent de la Ville de Strasbourg et de ses organismes publics satellites, 40% des institutions culturelles locales (heureusement nombreuses et puissantes à Strasbourg – ndlr), 10% du département du Bas-Rhin et le solde, soit 10%, des promoteurs immobiliers.
À la lecture de ces chiffres, on pressent sans peine que le pari de l’indépendance doit représenter un combat quotidien. « Quelquefois, on a des échos que ça grince… » dit-il avec un petit sourire aux lèvres. « Notre vocation est de sortir des trucs, de l’info qui est susceptible de ne pas plaire à tout le monde. Alors, souvent, notre commercial témoigne que cette ligne éditoriale ne favorise pas toujours les nouveaux contrats publicitaires. Une fois, on a sorti un article qui avait fâché la Ville de Strasbourg. Six mois sans pub ! Et puis, c’est revenu… Je pense que la Ville est très consciente qu’on peut disparaître en trois mois et qu’alors, les répercussions seraient assez moches pour son environnement médiatique direct… Pour moi, quelquefois, c’est tempête sous un crâne au moment de publier. Mais on publie car j’ai trop vu les méfaits de l’auto-censure. Contrairement à ce que d’aucuns affirment, en dix ans de carrière au quotidien local, je n’ai jamais été témoin d’une censure venue de la direction et qui a empêché la rédaction d’un article. En revanche, je suis certain que l’auto-censure est souvent de mise. En vérité, je suis certain également que l’actionnaire principal des DNA étant devenu une société mondiale, il n’accorde pas une très grande attention à ce qui est publié quotidiennement dans son journal. Mais je comprends que ce soit un souci pour mes collègues journalistes qui y travaillent. Personnellement, et je ne me glorifie ainsi de rien, je suis né avec un vrai mauvais esprit, je suis fait ainsi, comme une sorte d’aiguillon permanent et j’assume ça tranquillement. J’ai conscience que j’agace tout le monde. Dans ces conditions, le fait d’être journaliste est une excuse bien confortable… » dit-il en se marrant, juste avant de conclure : « Mais l’aiguillon est aussi aiguillonné. L’aiguillon de l’aiguillon, ce sont nos pigistes, ils restent chez Rue89 Strasbourg entre un et deux ans et je peux vous dire qu’ils nous requestionnent en permanence. On est finalement très dépendants d’eux et ils nous évitent de nous endormir… »