La mythique « Migrant Mother » et la photographe…

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Durant ce XXème siècle béni qui vit l’essor de la photo, combien de clichés peuvent-ils incontestablement recevoir le label d’image mythique qui, en un clin d’œil, agrège à la perfection identité de l’auteur, pays, époque, contexte événementiel et vibration émotionnelle intemporelle ? Allez, les doigts des deux mains suffisent… Et parmi ces images, il y a la Migrant Mother de Dorothea Lange dont une merveilleuse exposition parisienne nous raconte l’histoire…

 

Son nom ne vous dira rien et c’est sans doute ce qu’elle aura le plus revendiqué jusqu’au bout de la tâche qu’elle se sera fixée dès son arrivée à la tête du musée du jeu de Paume en 2006 : ne pas monopoliser elle-même les feux de la rampe mais, au contraire, braquer les projecteurs sur 180 expositions monographiques et thématiques en douze ans. L’Espagnole Marta Gili quitte donc la direction du jeu de Paume, ce centre d’art consacré à la diffusion de l’image à Paris en confirmant ses options de toujours sur la place occupée par les femmes photographes dans l’histoire de cet art : quasiment la moitié des expos que le musée aura présentées auront été celles de femmes photographes.
Et, pour clore ses douze années de présence à Paris, cette formidable et exigeante professionnelle nous gratifie du feu d’artifice de la centaine de clichés originaux de la photographe américaine Dorothea Lange, disparue il y a un peu plus d’un demi-siècle, auteure d’une œuvre lumineuse qu’on (re)découvre avec jubilation au Jeu de Paume.

In the middle of nowhere…

Dorothea Lange, photographe de San Francisco, 41 ans. Florence Owens Thompson, fermière du Middle West, 32 ans. Ces deux femmes n’avaient que peu de chances de se croiser, ne serait-ce qu’une fraction de seconde. Et pourtant…
Nous sommes à Nipomo, en Californie. C’est un jour lumineux et glacial de février 1936. Nipomo est un de ces bleds d’à peine quelques milliers d’âmes qui parsèment la Highway 101 au nord de Los Angeles, à quelques kilomètres de l’Océan Pacifique. Bien que ces terres-là soient alors à cent pour cent agricoles, ce sont des lieux secs et arides, balayés constamment par des tourbillons venteux qui lèvent de vicieux nuages de poussière et où l’on se demande bien ce qui peut y pousser et surtout qui s’occupe des productions locales.
Ce jour-là, le froid intense, malgré le soleil, rabote encore un peu plus le peu d’humanité qu’augure ce village improbable… Tout près du ruban de bitume, il y a là un campement sordide d’environ 2 500 cueilleurs de pois. Tous, hommes, femmes, enfants ont été jetés par dizaines de milliers sur les routes de l’ouest américain par la grande dépression des années trente qui les a étranglés les années auparavant. La plupart ne sont alors qu’en situation de survie et vivent dans une misère sans nom. Trois ans plus tard, John Steinbeck publiera le célébrissime Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath), le roman qui, à travers le calvaire du fermier Tom Joad et de sa famille, gravera dans le marbre ces années de désespérance et de drames.
Ce matin-là, une voiture a frôlé ce campement miséreux. À son bord, une photographe californienne, Dorothea Lange. Elle a acquis une petite réputation de bonne portraitiste auprès de la bonne société de San Francisco, à 250 miles au nord de Nipomo.
Elle est déjà depuis un mois sur le terrain. Sa mission lui a été commandée par la Farm Security Administration (FSA), l’agence fédérale chargée des programmes contribuant à l’endiguement de la pauvreté dans les régions rurales. La FSA a demandé à Dorothea Lange de rendre compte par l’image de la contribution du New Deal de Rooselvet au combat contre la misère en Californie. En un mois, la photographe a déjà plus de 2 000 négatifs en stock… Elle rentre chez elle, fatiguée par ce labeur quotidien intense, ces milliers de kilomètres rendus encore plus pénibles par les conséquences fatigantes d’une claudication prononcée qui la handicape depuis l’adolescence, où elle a été victime de la poliomyélite…
Plus tard, Dorothea Lange dira qu’elle avait tout d’abord hésité à photographier ce campement avant de décider de continuer sa route. Mais, prise d’une forme de remords, trente miles plus loin, elle décide de faire demi-tour pour retrouver le camp de Nipomo. Elle ne sait pas encore que ce demi-tour là va marquer à jamais sa vie…

L’histoire d’un cliché célébrissime

Dorothea Lange prépare sa chambre grand format (4 X 5 pouces) et l’installe sur son trépied, sous les yeux de quelques dizaines de cueilleurs de pois. Tous sont affamés et attendent l’aide gouvernementale qu’on leur a promise : la plupart se sont contentés quelques heures auparavant d’une bouillie tiède composée à partir de légumes gelés.
« J’ai aperçu cette femme affamée et désespérée, et me suis approchée d’elle comme attirée par un aimant » racontera-t-elle quelques années après. « Je ne me rappelle pas comment je lui ai expliqué ma présence ou celle de mon appareil photo, mais je me souviens bien qu’elle ne m’a posé aucune question. J’ai fait sept prises de vue, en travaillant de plus en plus près dans la même direction. Je ne lui ai demandé ni son nom ni son histoire. Elle m’a dit son âge : trente-deux ans. Elle m’a aussi expliqué qu’ils se nourrissaient de légumes gelés provenant des champs environnants et d’oiseaux que les enfants chassaient. Elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de quoi manger. Elle était assise là sous cette tente à un pan, ses enfants blottis contre elle, elle semblait savoir que mes photographies pourraient l’aider, c’est pourquoi elle m’a aidée. Il y avait comme une sorte d’égalité… »
En témoignant ainsi, Dorothea Lange révèle que pour des raisons éthiques, elle ne préférait pas photographier les gens à leur insu. Le plus souvent, elle tenait à mettre en place un dialogue et créer les effets d’un début de complicité lui permettant de recueillir l’accord tacite de prendre ses clichés. Habituellement, et ses archives en témoignent, la photographe prenait un grand nombre de notes sur chacun de ses clichés. Est-ce l’effet du demi-tour soudain et de la légère impréparation de ce reportage ? Hormis le lieu, la date et un descriptif sommaire des vues réalisées, elle n’aura rien consigné par écrit…

De retour chez elle, à Berkeley , Dorothea Lange développe ses négatifs et en tire des premières épreuves papier. Le 10 mars suivant, le quotidien San Francisco News publie un reportage sur les dix tonnes de l’aide alimentaire gouvernementale qui est enfin arrivée au campement de Nipomo. Deux des sept clichés de Dorohea Lange illustrent l’article mais ce qui allait devenir une des images les plus célèbres de l’histoire de la photographie n’y figure pas…
Elle sera publiée le lendemain, dans la suite de l’article du 10 mars titré : « What does the New Deal Mean to this Mother and her Child » (Que signifie le New deal pour cette mère et son enfant ?). La mise en page met particulièrement en valeur cette seule photo. C’est le début de l’extraordinaire destin de ce cliché… qui, à ce moment précis, n’est absolument pas légendé.
Il ne le sera pas plus quand il sera publié quelques mois plus tard dans la prestigieuse revue US Camera 1936, seuls le nom de Lange et les spécificités techniques de la photo (« chambre 4 X 5 Graflex ; objectif Zeiss Tessar 7 ½ ; diaphragme f/8 ; exposition 1/15 s, pellicule S.S. Pan) apparaissant. Mais dans les années qui suivront immédiatement, le cliché sera très souvent publié un peu partout.
La locution « Migrant Mother » n’est pas apparue tout de suite. La première légende retrouvée sera « Destitute pea pickers in California. Mother of seven children. Age thirty-two. Nipomo, California » (Cueilleurs de pois indigents en Californie. Une mère de sept enfants. Trente-deux ans. Nipomo, Californie). Cinq mois après la prise vue, le New-York Times utilisera l’image pour illustrer un article plus générique sur les aides fédérales apportées aux cueilleurs de fruits californiens. Le quotidien « retouchera » l’image, faisant disparaître les enfants. Le visage plus serré de l’inconnue sera ainsi légendé : « A worker in the peach-bowl – Une travailleuse du peach-bowl ».
Au final, ce qui est assez incroyable en soi, on ignore encore aujourd’hui quand est apparue pour la première fois la légende « Migrant Mother » qui, depuis, accompagne ce cliché célébrissime dans ses tours du monde…

Et au fait, qui était la « Migrant Mother » ?

Ce qui est également merveilleux dans cette histoire unique est le statut acquis par Dorothea Lange grâce à cette photo et aux autres qui l’accompagnaient dans ce travail commandé par la FSA. Sa technique, son engagement, son « œil » si particulier et cette distance idéale avec les sujets photographiés ont vite « signé » l’éclosion de cet incroyable talent de la photographie documentaire. L’exposition du Musée du Jeu de Paume le montre admirablement comme par exemple ces centaines de clichés réalisés lors d’un épisode longtemps caché de l’entrée en guerre des Etats-Unis après l’agression japonaise brutale à Pearl Harbor. Du jour au lendemain, des milliers d’Américains d’origine japonaise, établis pour la plupart depuis des décennies dans les grandes villes californiennes, ont été dépossédés de leurs biens, spoliés, regroupés, déportés et incarcérés dans des camps d’accueil, passant du jour au lendemain du statut de citoyen américain à part entière à celui d’ennemi national. Dorothea Lange fut là aussi pour figer sur la pellicule ces visages et ces attitudes. Longtemps interdites de diffusion et soumises au « Secret Défense » avant d’être déclassifiés (il y a douze ans seulement !). Les images de Dorothea Lange que l’on découvre sur ce sujet sont là encore incroyables : toutes ont cette distance magique, toutes orientent irrésistiblement le regard vers l’essentiel, toutes racontent une histoire qu’on lit au premier coup d’œil : un admirable travail de reportage et de témoignage avec, en filigrane, un engagement qui n’est certes pas ostentatoire mais qui n’est pas absent d’un seul cliché…

Le siècle a ensuite déroulé ses épisodes dramatiques et, à chaque fois, il y eut des photographes pour être présents et témoigner. Plus tard, à partir des années 70/80, les médias du monde entier ont parfaitement saisi la valeur emblématique de ces images et l’immense concours qu’elles apportent à la mémoire collective de ces grands événements qui ont marqué l’histoire de l’humanité.
En même temps que leur valeur patrimoniale, ces clichés recèlent un trésor humain considérable et il est remarquable, là encore, de constater à quel point on a déployé tant d’efforts pour retrouver la trace de ces êtres humains que les infimes dixièmes de seconde d’ouverture de l’objectif ont à chaque fois figé à jamais comme une balise importante de notre histoire.
La célèbre « Migrant Mother » immortalisée par Dorothea Lange sur le campement de Nipomo en février 1936 a été retrouvée par Emmet Corrigan, un anonyme journaliste local du Modesto Bee, un petit quotidien de cette ville située à mi-chemin enter San Franciso et Sacramento.
En 1978, quand Emmet Corrigan l’a retrouvée, Florence Owens Thompson avait 75 ans. Elle venait juste de prendre sa retraite après avoir été longtemps ouvrière. En discutant avec elle, le localier apprendra que dans ses veines coulait du sang Cherokee, un fait totalement ignoré lors de la publication du cliché et qui « renforce » encore plus l’aspect légendaire de la « Migrant Mother » dont les ancêtres étaient donc déjà là bien avant que le tout premier blanc ne mette le pied sur la terre du « Nouveau Monde ».
C’est une femme passablement amère qu’Emmet Corrigan a alors interviewée : elle lui déclara « quelle aurait préféré ne jamais avoir été photographiée par Dorothea Lange, que la photographe lui aurait promis de ne jamais publier ses clichés, qu’elle ne lui avait même pas demandé son nom et qu’elle n’avait pas gagné un seul dollar » malgré le succès mondial de cette image de légende…
Florence Owens Thompson ne pouvait évidemment pas savoir que la photographe étant alors missionnée et rémunérée pour son travail par l’administration américaine lorsqu’elle réalisa la « Migrant Mother », sa photographie était alors immédiatement tombée dans le domaine public et que sa reproduction, incroyablement prolifique, devenait automatiquement libre de droits, y compris quant à ses droits personnels selon les principes d’une loi américaine très différente de son équivalente française.
Bien sûr, Dorothea Lang aura bénéficié quelques années de la très forte notoriété apportée par le succès de la « Migrant Mother » mais sans plus.
En 1975, quand Emmet Corrigan a retrouvé Florence Owens Thompson, Dorothea Lange n’était déjà plus de ce monde depuis dix ans. Si elle avait vécu jusqu’à cette date, nul doute qu’elle se serait précipitée à la rencontre de la « Migrant Mother » pour vivre ces retrouvailles. Cette femme était la tendresse même, forte d’une incroyable humanité comme le montre si bien un court documentaire diffusé en boucle dans le cadre de l’expo du Jeu de Paume et qui est basée sur une interview filmée par une télévision américaine quelques mois avant son décès.

Aujourd’hui, les tirages d’origine de la « Migrant Mother » peuvent atteindre des sommes considérables. En 1998, Sotheby’s en a vendu un à New-York qui portait à son dos des mentions manuscrites originales de Dorothea Lange. Il a atteint la somme de 244 500 $. Mais la reproduction du cliché reste toujours gratuite, comme au premier jour…
Peu importe : sa vision est toujours aussi puissante et émouvante plus de 80 ans après. Le temps n’a rien gommé : on y voit et on y lit toujours la misère qui accable les plus démunis mais aussi leur farouche volonté de la surmonter en protégeant les plus fragiles : les enfants.
Et on y lit aussi, sans formellement la voir même si c’est éclatant, la jeune femme claudicante dont le talent incroyable lui permit, appareil photo en main, de devenir un légendaire témoin de son siècle…

Dorothea Lange – Politiques du Visible
au Musée du Jeu de Paume (Métro Concorde – à l’entrée du Jardin des Tuileries)
Ouvert tous les jours sauf le lundi de 11h à 19h, ouvert jusqu’à 21h le mardi.
Jusqu’au 27 janvier 2019
www.jeudepaume.org

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