Marquis de Sade, Pur sadisme
37 ans après avoir été stoppé dans son élan, Marquis de Sade renaît. Pour ceux qui ont vécu cette révolution à la fin des années 70, c’est un évènement considérable, car MDS a bousculé toute une génération. En quatre ans et deux albums, Philippe Pascal, Frank Darcel et les autres musiciens de ce groupe mythique ont laissé une empreinte indélébile dans l’histoire du rock français.
Pour Thierry Danet le patron de l’Ososphère, « MDS constitue un projet majeur dans l’histoire des musiques électriques en France », mais, de désaccords en malentendus, l’aventure s’est arrêtée brutalement au début des années 80 et cette musique si particulière s’est tue. Reformé à l’origine pour un soir, MDS a finalement accepté de rares invitations, dont celle de Musica, l’Ososphère, et l’Opéra du Rhin, le 23 septembre sur la scène de l’Opéra. Rencontre avec Philippe Pascal et Frank Darcel, les deux leaders d’un groupe de légende.
Or Norme : Vous revenez à Strasbourg, 37 ans après votre dernier concert ici, avez-vous conscience d’avoir bousculé toute une génération ?
Philippe Pascal : « Depuis un an, oui. C’est très étonnant. Nous n’en avions absolument pas conscience avant. Pour nous, c’était une affaire classée. Peu de groupes se réclament de Marquis de Sade. On n’a pas fait école.
Or Norme : Une si longue absence, pour votre public, c’est quasiment du sadisme !
Franck Darcel : C’est surréaliste de remonter sur scène, si longtemps après. Parfois, je regarde le batteur, je me demande si c’est bien nous. Les autres musiciens ont eu des vies en dehors de la musique. Pour eux, on voit bien que c’est comme un matin de Noël.
Or Norme : Philippe, vous n’aviez pas rechanté depuis plus de quinze ans, les premières répétitions vous ont ému aux larmes !
PP : Je me demandais si la musique tenait encore debout. On s’est retrouvés dans une maison un peu glauque de la banlieue de Rennes, on a fait Who Said Why ? Et effectivement, j’étais terriblement ému de constater que cela marchait encore.
Or Norme : Vous avez préparé votre retour en pensant vraiment qu’il serait le seul concert ?
PP : Oui, c’est pour cela que nous avons projeté des vidéos, pour en dire un peu plus que la musique, pour expliquer ce qui nourrissait Marquis de Sade en 79/80. Comme la jauge était limitée, on s’autorise quelques concerts supplémentaires, mais ce n’était pas prémédité. On ne s’attendait à rien, on a été surpris de l’engouement que cela a provoqué.
Or Norme : Il y avait un peu de nostalgie ?
PP : C’était une espèce de messe, mais on n’était pas dans la recréation d’un monde perdu.
FD : C’est comme si l’on retrouvait une vieille voiture. On enlève la capote, on monte dedans et on constate qu’elle roule encore.
PP : Et elle ronronne mieux que jamais. Marquis de Sade était et est redevenu une machine de guerre qui prend le public à bras le corps, et qui essaye d’imposer ses morceaux bizarrement arrangés.
Or Norme : Oui, car vous n’avez jamais rien fait comme les autres, musicalement !
PP : Cela ne sert à rien de répéter en moins bien ce que font les autres, nous avons toujours essayé de faire quelque chose de personnel. Avant d’être « pour » quelque chose, Marquis de Sade est « contre ».
Or Norme : Par principe ?
PP : Par principe, oui. Systématiquement.
FD : On n’a jamais essayé de copier. Si l’on composait de nouveaux titres, il faudrait essayer de retrouver une fibre personnelle, c’est le plus compliqué, car pour le moment, on joue sur des acquis.
Or Norme : Pensez-vous enregistrer un nouvel album ?
FD : On y travaille, de loin.
PP : Je ferai tout pour, mais il n’y a aucune assurance.
Or Norme : Avez-vous des souvenirs de vos deux concerts à Strasbourg, en 1980 à la salle de la Bourse et en 81 au Tivoli ?
PP : Je me souviens de cette odeur d’éther qui flottait dans l’air, du son extrêmement métallique de la salle de la Bourse, moins du deuxième. Il y a un live qui circule, je l’ai écouté pour trouver des morceaux que nous n’avons jamais enregistrés.
FD : Je confonds sans doute avec d’autres dates, mais je me souviens qu’à l’aller, on partageait la même voiture, donc c’est la première tournée forcément. On a pris un type en stop qui venait au concert. Il était super content, c’est mon seul souvenir.
Or Norme : Ce n’est pas anodin de revenir dans le « secteur »… L’Europe, la Mitteleuropa ont compté pour vous à l’époque… Avez-vous le sentiment d’avoir participé à la construction de l’Europe, de l’Europe du Rock ?
FD : Sûrement, mais en même temps, quand l’Europe s’est construite, mal construite, ce n’était évidemment pas grâce à nous. Notre vision de l’Europe n’était pas politique.
PP : Notre Europe se nourrissait notamment des mouvements artistiques de l’entre-deux-guerres, des mouvements en Allemagne, en Autriche, en Italie. C’était notre matériau pour construire notre musique et nos textes, l’imaginaire et l’esthétique de Marquis de Sade.
Or Norme : Cet esthétisme, cette élégance peu commune, le costume sombre, vos textes… Il y avait une grosse ambiguïté, on vous prenait pour des nazillons.
FD : À l’époque, il suffisait de se couper les cheveux courts, d’être à moitié blond comme je l’étais et de porter un imperméable noir pour passer pour ce que l’on n’était pas. Comme c’était de la « récup », j’en avais un qui avait appartenu à un oncle américain, cela ne correspondait à rien, cela brouillait énormément les codes. Il y avait peut-être une provocation, mais elle était… subliminale.
PP : on parlait de Bader, pas de Himmler ou de Rudolf Hoess.
FD : À Rennes, on avait même des problèmes avec l’extrême droite locale. Cela nous plaisait d’être insolents ou dérangeants, mais nous n’avons peut-être pas démenti comme il le fallait. J’ai fini par le faire dans le magazine Best, cela devenait fatiguant. Les gens n’avaient qu’à venir à Rennes pour se rendre compte que nous n’avions rien à voir avec l’extrême droite.
Or Norme : Pendant votre vie, que représentait Marquis de Sade ? Un fardeau, un beau souvenir, c’était quoi ?
FD : Cela dépendait des moments. Pendant les années 80, on sentait qu’il y avait pas mal de regrets, chez nous aussi sans doute. Dans les années 90, le groupe a disparu, les jeunes musiciens n’en avaient rien à faire.
PP : Même si notre ombre était envahissante.
FD : Oui, mais on parlait moins de nous, on n’était plus d’actualité comme dans les années 80. À un moment, on oublie aussi…
Or Norme : Au point de s’oublier soi-même ?
PP : Oui. Tout à fait.
Or Norme : Vraiment ?
PP : Avec une volonté délibérée de s’oublier, d’oublier une partie de soi, et d’oublier cette période.
FD : Et là, du coup, avec ce retour inattendu, c’est redevenu valorisant de repenser à tout ce que l’on a fait.