Quentin Cogitore « Se retrouver seul avec soi-même… »
Aujourd’hui âgé de 26 ans, ce jeune haut-rhinois originaire d’un tranquille petit coin de montagne au-dessus de Lapoutroie est devenu « spécialiste en analyse des comportements, sur les réseaux sociaux notamment… », métier qu’il exerce au sein d’une agence de communication strasbourgeoise. « Une période de ma vie où j’apprends beaucoup » dit-il. Mais un simple passage. Ses rêves sont ailleurs…
Son parcours de vie est certes court, mais il en dit déjà long sur sa personnalité profonde : « Je suis le sixième garçon d’une fratrie de six » dit-il. « Je peux dire qu’avec mes frères, j’ai passé mon enfance en permanence à l’extérieur de la maison familiale à La Bohle, près du col du Bonhomme. Pour moi, c’était la nature qui était au menu de tous les jours à tel point que mon rêve d’enfant était de tenir une ferme-auberge. C’est d’ailleurs dans cet objectif que j’ai entamé des études dans un lycée hôtelier. Finalement, je me suis ravisé, je suis entré en fac d’histoire où j’ai obtenu une licence en histoire de l’art. Puis, je me suis intéressé à la philo avant d’intégrer l’ISCOM à Paris pour obtenir un master en marques et management de l’innovation… » Ce qui l’aura finalement conduit, après avoir essayé plusieurs chemins, à son métier d’aujourd’hui.
Un voyage initiatique pour passer à l’âge adulte
« À 17 ans, le bac en poche, je suis parti marcher dans les Pyrénées, seul pendant un mois. Ce fut mon premier voyage effectué en solitaire » raconte Quentin. « Cette initiative m’a paru tellement évidente que je ne me suis pas posé plus de questions que ça. Ce devait forcément être en montagne avec la marche au programme. Ce voyage je l’ai ressenti comme un rite initiatique pour passer à l’âge adulte, en quelque sorte. En fait, j’étais déjà au-delà de la randonnée, c’était du trek, des jours entiers en autonomie avec une envie de découvrir beaucoup de paysages différents. Cette envie était déjà profondément ancrée en moi : avec mes frères, depuis longtemps, on passait tous nos temps libres dans la montagne… J’avais reçu une bourse de voyage de la Fondation Zellidja* et, en échange j’avais monté un petit projet journalistique pour raconter mon voyage. Les 500 euros que j’avais obtenus étaient une somme énorme pour moi, à l’époque… Malgré tout, je me suis vite rendu compte que j’étais loin d’avoir tout prévu. Mais je me suis adapté et j’ai assumé. Rétrospectivement, je sais aujourd’hui que ce premier voyage a bien posé les jalons pour que je puisse ensuite en effectuer d’autres : une grande autonomie, une immersion la plus profonde possible dans la nature, un vrai sentiment de liberté et cette soif de découvrir ces endroits à couper le souffle que je fréquente aujourd’hui. J’en suis rentré très amaigri, mais très heureux. « T’es bien bronzé mais t’as vraiment une sale gueule » m’a dit mon oncle qui était venu me récupérer à la gare… »
Rentré à Strasbourg pour faire ses études, Quentin s’organisera en permanence pour ne pas perdre le contact avec sa si précieuse nature. « Au menu de tous les week-ends, c’étaient les Vosges ou les marches en forêt, pour retrouver cet esprit de liberté qui fut finalement la grande découverte de mon voyage initiatique. J’ai enchaîné les expériences de marche dans la nature : les chemins de Compostelle, en deux fois, avec un cousin. Chaque été, je me débrouillais en fait pour retrouver au plus vite tous les différents aspects de la montagne. Avant mon master, je suis parti cinq semaines en Grèce pour marcher sur le mont Athos, un lieu avec une histoire incroyable, qui vit en autarcie depuis plus de deux mille ans : là-bas, la spiritualité imprègne chaque pierre de chaque monastère, chaque rencontre, chaque discussion… Le plein de sensations, certaines inédites, une aventure… Le dernier trek que j’ai fait, c’était il y a deux ans, en Ecosse. J’ai emprunté deux GR en partant de Glasgow et en marchant jusqu’à Inverness, à travers les Highlands, une région de toute beauté. Juste le temps de vérifier un pressentiment déjà ressenti : je tombe très vite amoureux des lieux où je me sens bien… »
J’ai fait ça, j’étais là… Et toi ?
Quand on le pousse à parler de la marche, Quentin reconnaît assez vite « ne pas avoir de choses très originales à dire. Comme pour beaucoup d’autres, il y a bien sûr le côté physique, la notion de dépassement de soi et cultiver son endurance, par exemple. Mais je suis resté fidèle à mon option d’origine et la principale vertu de la marche, pour moi, est de se retrouver seul avec soi-même ou, à la rigueur, avec des personnes qui me sont chères et qui partagent comme moi le même intérêt pour la nature. Ce qui m’intéresse, c’est de me retrouver dans des conditions où on est coupé de tout, où les seules choses qui ont de l’intérêt sont les choses pour la tête, pour les yeux, pour le cœur, exactement là où on n’a plus d’autre choix que de se retrouver seul face à soi-même… Contrairement à la vie en ville, frénétique, où le quotidien nous bouffe, où les choses s’enchainent tellement intensément et rapidement qu’on ressent du stress quasiment en permanence, quand on est en situation de marche au long cours, il n’y a que trois ou quatre pensées qui se chamboulent dans la tête tout au long de la journée. Et moi, ça me fait un bien fou. Je suis en permanence en manque de ça quand je suis en ville. Les journées y passent à une vitesse folle et je me sens complètement vidé le soir venu, sans pourtant que mon corps n’ait fait grand chose. Je n’ai pas envie que ce quotidien-là devienne ma norme. Ma norme, ce sont des paysages à couper le souffle, un environnement naturel sain, où il y a plus d’arbres que de béton, de pierres, d’écrans d’ordinateurs ou de smartphones. Cette volonté est devenue centrale dans ma vision de ma vie à venir… » dit-il d’une voix assurée.
« Je pense aussi qu’il y a une vraie tendance à l’évasion, à la découverte des grands espaces » poursuit Quentin. « Mais ce n’est à mon avis qu’une mode, un fait de société en trompe-l’œil, qui n’existe pas pour des bonnes raisons. Le but, c’est de faire une belle photo, de l’envoyer sur Instagram et d’être liké, juste pour dire : j’ai fait ça, j’étais là, et toi ?.. Sous-entendu, ta vie est merdique et la mienne est géniale. Je travaille au cœur des réseaux sociaux, je sais de quoi je parle : tout y est montré et se doit d’y être montré, tout est « tendance » et ce côté « outdoor » est dans cette logique-là : on y privilégie le côté graphique des images qu’on envoie et point-barre. Et bien moi, ça me gonfle de ne pas pouvoir discuter avec un type qui est allé dans un certain pays mais qui est incapable de me parler de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il a vu, de ce qu’il y a vécu, un type qui sera juste capable de me dire : regarde mon Instagram, tout est dessus… Ça ne m’intéresse pas du tout et, d’ailleurs, je poste de moins en moins de photos de mes voyages car ça me permet de mieux me concentrer sur mes pieds, les animaux que je peux rencontrer, ma connaissance du terrain, approfondir mes compétences en lecture de cartes, renforcer mes capacités physiques. J’ai infiniment plus d’estime pour quelqu’un qui va être capable de m’apprendre quelque chose ou me montrer ce qu’il sait faire que pour un autre qui va me dire j’étais là, j’ai fait ci ou ça… Cette frime me rebute vraiment et d’ailleurs, on peut aussi la retrouver dans la quête de la performance sportive : j’ai du mal à comprendre l’intérêt qu’ont certains à courir 120 km en montagne alors qu’ils ne savent même pas lire une carte et sont incapables de se repérer. J’ai du mal à comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à dépenser 1500 euros dans une paire de skis incroyable si on ne sait pas mettre une peau de phoque sur ses skis. En fait, je réalise bien que je vis un peu à contre courant de ma génération, qui, avec les réseaux sociaux, est à fond là-dedans. Voilà pourquoi je préfère largement le mont Athos à plein d’endroits plus « instagrammables »… Ce rapport à la marche, à la montagne se doit d’être emprunt d’humilité, selon moi et ce sentiment est devenu tellement central que j’ai bien conscience de devenir un peu extrémiste, un peu « ayatollah » mais je suis engagé aujourd’hui dans un entraînement pour passer le concours d’entrée à la formation d’accompagnateur en montagne et je suis donc obligé de « bouffer » un grand nombre de pratiques : l’escalade, la rando, le ski alpin et, vis à vis des gens que je commence à accompagner, je m’astreins à avoir le regard le plus humble possible vis à vis de tous, quelqu’un qui pratique depuis deux mois ou quelqu’un de plus expérimenté. Dans cette fonction, il n’y a pas de place pour quelqu’un qui se comporterait avec une attitude arrogante du style « je sais tout ». Des gens comme ça sont toxiques, tout simplement… Par exemple, je n’ai évidemment pas de mépris vis à vis des Alsaciens que je rencontre sur les chemins balisés par le Club Vosgien, bien au contraire. Moi aussi, je les pratique, je dors dans les refuges non gardés, j’utilise leurs balisages et leurs cartes qui sont incroyablement détaillées, à ma connaissance les seules en France où le balisage terrain correspond au balisage de la carte… Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est tout ce qui se passe avant la marche rando : la préparation, la connaissance du matériel, la connaissance du terrain, du milieu naturel, décrypter tous les langages de la montagne et de la nature et pouvoir voir bien au-delà de ce qui est immédiatement visible…»
Alors, quand vient (malheureusement) le temps de se quitter et qu’on lui fait la remarque que, selon nous, il ne va pas faire de vieux os en ville, Quentin éclate de rire : « Non, sûrement pas » s’exclame-t-il. « Je suis en train de convaincre ma copine, ça prendra le temps qu’il faudra mais je sais que je ne vivrai pas toujours en ville, même dans une super ville comme l’est Strasbourg. »
Quelle sera ta vie, Quentin ?
Alors, on le pousse un peu, on lui demande de se projeter dans quinze ans, dans la jeune quarantaine. « Quelle sera ta vie, Quentin ? » « C’est difficile pour moi de répondre à cette question » dit-il lentement. « C’est très paradoxal par rapport à tout ce que je viens de dire. Je me sens bien dans ce métier pour lequel je me suis formé pendant trois ans mais je suis aussi très bien, et de mieux en mieux même, dans la montagne, dans le silence, parmi la pierre et le bois, au contact de personnes qui ont fait des choix radicaux comme tout quitter pour monter une micro-ferme par exemple. Oui, je suis bien sûr attiré par les choix que j’ai déjà fait, mais je le suis encore plus par ce que je suis en profondeur et depuis toujours. Alors, oui, je suis attiré par quitter mon quotidien actuel et essayer de me nourrir que de l’essentiel dans une maison à la montagne, à réaliser des choses de mes mains et vivre dans un temps plus long que la frénésie qu’on m’impose actuellement. Quand je serai à la montagne, je serai multi-activités, à la fois le maraîchage, l’activité physique intensive, l’accueil de personnes, l’écriture, la photo… Je vivrai tout ça avec le temps qu’il faut pour le vivre, c’est à dire tout ce que je n’aime pas dans ma vie d’aujourd’hui. Voilà comment je me vois quand j’aurai quarante ans… »