Der Blaue Reiter à la fondation Beyeler

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Ces trois années flamboyantes…

Deux expositions et deux parutions d’un almanach au début des années 1910… L’histoire du Blaue Reiter (Le Cavalier Bleu) est courte mais ces trois années-là vont imprégner l’histoire de l’art qui s’en ressent encore. C’est une histoire de passion et de liberté et c’est pourquoi l’expo de la Fondation Beyeler se visite avec une jubilation immense…

Munich – 1911. D’emblée, il faut remercier plus que chaleureusement ces quelques anonymes (ils le resteront pour l’éternité…) membres du comité d’organisation de La Nouvelle association des artistes munichois (Neue Künstlervereinigung München – NKVM), qui du haut de leur autoproclamé extrême expertise, rejetèrent une peinture de Kandinsky, l’ex-président fondateur de ce groupement d’artistes qu’il avait créé deux ans plus tôt, en 1909. Sans le savoir, ces tâcherons allaient initier une des plus belles aventures de l’art moderne, et même de l’art tout court.

Depuis une dizaine d’années, dans toute l’Europe, l’Art nouveau est en train de faire souffler sur l’art académique un vent d’une incroyable fraîcheur. A Vienne, Klimt et ses compères Schiele et Kokoschka ont déjà fait sécession et créé le mouvement du même nom. Bruxelles, Londres, Berlin, Munich, Barcelone et, en France, Paris, Nancy et Strasbourg ont emboîté le pas…

A Munich, le russe Vassily Kandinsky bouillonne donc de colère devant le refus de sa toile pour l’exposition de la NKVM. Il n’est dupe de rien : l’hiver précédent, il a démissionné de la présidence de cette association, en faisant le constat des divergences grandissantes entre les peintres avides de nouveauté et les autres, infiniment plus frileux. L’occasion est donc belle de rompre avec la NKVM…

Quelques mois avant cette rupture, Kandinsky avait été invité avec son épouse, la peintre Gabriele Münster par un autre couple de peintres, Marianne von Werefkin et Alexej von Jawlensky, pour fêter la nouvelle année. Lors de cette soirée, il fit la connaissance d’un autre peintre, Franz Marc. Tous se retrouvèrent dès le lendemain pour assister à un concert du compositeur Arnold Schönberg. Le noyau dur venait de se constituer….

En quelques mois, le groupe se baptisa « Der Blaue Reiter », le Cavalier Bleu. Longtemps, les critiques d’art expliquèrent que le nom de ce mouvement révolutionnaire avait été inspiré par le nom d’une toile de Kandinsky, peinte en 1903, qui représentait un personnage drapé dans sa cape et juché sur une cheval fonçant dans une prairie parsemée de rocailles. En 1930, Kandinsky donna la clé qui manquait, en expliquant tout simplement : « Franz aimait le bleu et moi, j’ai toujours aimé les chevaux… ». On imagine les yeux pétillants du génie de l’abstraction, derrière ses fines lunettes rondes, en train de faire ce pied de nez…

La Fondation Beyeler accueille donc cette exposition formidable, Kandinsky, Marc & Le Cavalier Bleu. Ses grandes salles où sont présentées 70 œuvres et plus de 90 objets appartenant à nombre de musées et collections particulières du monde entier, racontent en fait une histoire de passion et de liberté.

En tout premier lieu, la couleur qui brise ses chaînes. Se retrouver devant « Les Grands Chevaux Bleus » de Franz Marc (1911) est un pur moment de bonheur. C’est peu dire que ces couleurs-là réchauffent l’âme : l’indigo du pelage des trois chevaux, le rouge profond des paysages de fond, le blanc lumineux du tronc d’arbre autour duquel un cheval se love et l’ondulation générale de la toile rendent profondément heureux, tout simplement, car c’est un petit miracle que nous offre la Fondation Beyeler. « Les Grands Chevaux Bleus » ne quittent que très rarement le Walker Art Center de Minneapolis, qui n’a pourtant pas hésité une seule seconde à le prêter pour cette exposition. Et tant mieux, car c’est quand même un peu loin, le Minnesota…

Le génie des couleurs de Franz Marc est également présent dans nombre d’autres toiles dont Le Renard bleu-noir, célèbre elle aussi, et qui fut peinte pour la première exposition du Blaue Reiter durant l’hiver 1911-1912. L’animal est d’un violet profond, semblant sommeiller au pied d’un arbre. Tout autour de lui, les taches de couleurs bleues, jaunes, vertes… Le mouvement du Blaue Reiter a signé l’explosion de la couleur. Rappelons que nous sommes en 1911 : à peine quinze ans auparavant, c’est l’académisme le plus austère qui régnait encore…

L’émotion devant le célèbre almanach

C’est Kandinsky qui eût l’idée du fameux Almanach qui ne connut que deux livraisons et qui fait l’objet d’une salle particulière au sein de l’exposition bâloise. Trois exemplaires d’origine y figurent, des trésors protégés sous une épaisse coque de plexiglass. Plus qu’un objet rare (seuls 1 200 exemplaires ont été édités à l’époque), on a sous les yeux LE manifeste de l’art moderne, tout simplement. Les textes de Kandinsky et Marc rythment la pagination, les reproductions dont certaines en couleur (un exploit pour l’époque) font comprendre cette avant-garde naissante qui influençait déjà tant de peintres. Au détour d’une page, on découvre une œuvre d’un jeune inconnu nommé Picasso et une minuscule œuvre d’un Paul Klee qui n’avait pas encore quitté sa région bernoise natale : Kandinsky et Marc étaient aussi des visionnaires… Vers la fin de l’Almanach figurent aussi les partitions des Schönberg, témoin de leur amitié naissante quelques mois auparavant…

Vu dans son intégralité, l’Almanach du Blaue Reiter illustre à merveille cette volonté de transformer radicalement les arts et de s’extraire de la simple reproduction de la réalité visible. Belle idée : entièrement numérisée, on « feuillette » page après page cette édition mythique sur un grand écran plat. Si ce n’étaient les autres visiteurs qui patientent derrière vous pour vivre eux aussi cette expérience émouvante, on y passerait bien une heure…

L’apocalypse s’abat sur les génies

L’expo n’a pas oublié de rendre hommage à l’ensemble de ce groupe de révolutionnaires. On y retrouve les œuvres, rarement montrées, des épouses des membres, peintres elles-mêmes, Marianne von Werefkin et surtout Gabriele Münter, l’épouse de Kandinsky (quel musée osera-t-il un jour réunir les fantastiques couleurs des paysages de cette peintre injustement méconnue ?..).

L’histoire fut donc brève. Trois ans, deux expositions à six mois d’intervalle, deux livraisons de l’Almanach, la seconde paraissant en mars 1914.

L’apocalypse va s’abattre sur le Blaue Reiter et pulvériser le mouvement. C’est d’abord Vassily Kandinsky qui est rattrapé par sa nationalité russe dès le début de la première guerre mondiale. Il ne peut plus résider en Allemagne, devenue l’ennemie de la Russie. Il émigre en Suisse et est même ensuite contraint de rejoindre son pays natal.

Franz Marc, mais aussi Paul Klee et August Macke sont mobilisés. Ce dernier est un des tout premiers à trouver la mort le 23 septembre 1914. Franz Marc sera tué à Braquis, dans la région de Verdun, le 4 mars 1916…

Il ne restera alors rien du Blaue Reiter. Mais l’art est plus fort que la guerre, plus fort que la bêtise et la cruauté des hommes, infiniment plus fort. Ce n’est pas le moindre des mérites de cette formidable exposition chez Beyeler : quand on connaît un tant soit peu cette histoire, leur histoire, on admire ces œuvres en frissonnant souvent devant tant de grâce. Ce même frisson qu’on peut aussi ressentir au Leopold Museum de Vienne devant les toiles de Schiele ou tout près de là, au Musée du Belvédère, devant les merveilles de Klimt. Ces deux monstres de la peinture, s’ils ont échappé à la guerre elle-même, ont disparu eux aussi avant 1920, le premier emporté par la grippe espagnole, le second par une hémorragie cérébrale.

On ne peut bien sûr pas s’empêcher de se demander ce que seraient devenus ces génies si le début du 20ème siècle n’avait pas été marqué par ces drames épouvantables. C’est cela aussi qui questionne la passion de tant d’amateurs d’art pour ces deux décennies-là. Peu importe au fond, ils auront marqué à jamais l’histoire de l’art et leurs audaces assumées nous touchent aujourd’hui encore au cœur.

Révolutionnaires à jamais : l’exposition de la Fondation Beyeler nous le rappelle avec bonheur…

Photos : Fondation Beyeler – Medienzentrum, Antje Zeis-Loi/Von der Heydt-Museum Wuppertal – Walker Art Center, Minneapolis – Solomon R. Guggenheim Museum, New York – ProLitteris, Zurich