Pierre Terrasson « De belles histoires, des histoires de mecs et de pros… »

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Le photographe emblématique de la scène rock des années ’80 et ’90 raconte dans cet entretien en toute liberté ses rencontres avec les Vanessa Paradis, Alain Bashung, Jacques Higelin et autres Serge Gainsbourg… Il brosse le portrait d’un petit môme des années cinquante qui a trouvé sa voie avec la photo et n’a jamais cessé d’y respirer l’air du grand large…

C’est une de ces rencontres qu’on attend toujours avec une vraie impatience et qui finit par se matérialiser dans ce mythique atelier-studio de la cité de la Maladrerie à Aubervilliers. Des portes métalliques taguées de partout qui s’ouvrent sur un génial capharnaüm comme on les aime : sur deux étages, un studio photo et des pièces aux murs entièrement recouverts de tirages, de pochettes de disques ou de post-it où on lit des noms célèbres à n’en plus finir. Là, seul le propriétaire des lieux peut retrouver sans hésiter un document ou un objet dans ce bordélique et génial empilement. Nous sommes dans l’antre d’un sacré personnage…

Je sais que ton adolescence, notamment au niveau scolaire, a été très chahutée, disons…
Hormis les trois premières années de ma vie que j’ai passées à Dijon, où je suis né voilà 66 ans maintenant, j’ai vécu toute mon enfance et ma jeunesse à Colombes dans les Hauts-de-Seine. Mon père était un artiste de chant lyrique, il a fait le Conservatoire puis a dirigé plusieurs opéras dont, peut-être certains de tes lecteurs s’en souviendront-ils, l’Opéra du Rhin à Strasbourg pendant un peu plus de dix ans, à partir de 1980. Pour ma part, j’ai eu une jeunesse agitée en matière scolaire car, à part la philo ou le dessin, pas grand chose d’autre ne m’intéressait. J’ai dû faire une dizaine de boites avant le bac, tu vois… de l’internat, des boîtes privées, bref j’ai étudié là où on voulait bien m’accueillir…
D’ailleurs, le bac, je ne l’ai pas eu, finalement… Cependant , je dis depuis toujours que j’ai un bac +6 parce que je suis entré aux Beaux-Arts. À cette époque, on pouvait y rentrer sans le bac, sur dossier. Tu montrais tes dessins, tes trucs et voilà… Évidemment, aujourd’hui, un truc pareil serait impossible. Donc, retiens bien et n’oublie pas, je suis bac +6, j’ai un diplôme supérieur en arts plastiques, hein !…

Donc, tu dessinais beaucoup à cette époque. Et la photo ?
Oui, je dessinais et je faisais aussi de la photo. J’ai pris quelques cours à la maison des jeunes de Colombes et, vers quinze ans, j’ai eu un labo dans le pavillon familial. Enfin, l’agrandisseur ressemblait plus à une boite de conserve qu’autre chose mais ça me permettait de développer et tirer les photos de mes potes que je faisais. Ensemble, on se prenait déjà pour des poètes maudits : Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, on s’écoutait pousser les cheveux, tu vois… (grand éclat de rire), on se prenait un peu pour ce qu’on n’était pas. On se lisait des poèmes, on discourait… Curieusement, j’ai fait très peu de photo pendant mes années aux Beaux-Arts. Figure-toi que je faisais de la mosaïque, c’est fou, hein ? Je faisais des tables, de la déco, jusqu’à des tombes en granit…

Là, on était au tout début des années ‘70, j’imagine que les Beaux-Arts de Paris devaient encore surfer sur Mai 68, non ?
Oh oui ! Aujourd’hui, quand tu passes devant l’immeuble, c’est tout lisse, bien propre. À l’époque, c’était tagué, graffé, collé… Ces gars-là avaient quand même réalisé toutes les affiches de 68, et ce n’était pas rien… Sur un mur, dans un amphi, il restait une phrase : « Le fond de l’ère effraie !… » Et bien, on n’a pas arrêté de disserter sur ce thème-là, avec un prof. On vivait formidablement libres, il y avait une forme de romantisme et aussi une grande liberté sexuelle. Et on bossait tous azimuts. Faut dire qu’on avait des profs comme César, par exemple, le haut de gamme, quoi ! On était des touche-à-tout, ça partait dans tous les sens…

Comment se sont passés les débuts en photo ?
Côté photo, je n’ai jamais suivi d’études, j’ai tout appris sur le terrain. Vers la fin des années ’70 début des années ’80, quand je suis arrivé ici, à Aubervilliers, je suis tout de suite tombé sur cet atelier que j’ai transformé peu à peu en studio, ce qui m’a donné un sacré avantage par rapport à beaucoup d’autres photographes. J’ai également eu de très bons assistants, très techniques, qui n’ont pas spécialement cherché à faire une carrière de photographe, qui ont fait partie d’un tas de mecs bien plus forts que moi techniquement et qui m’ont toujours bien conseillé. J’ai vu assez vite que je parvenais à vendre mes photos de concerts. Je faisais des fêtes politiques comme la fête de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne –ndlr) avec des mecs comme Julien Clerc, Little Bob…

Comment on passe de photographe de la scène de la fête de la JOC à Aubervilliers au stade de photographe incontournable de la scène françaises et même internationale ?
Je crois bien que c’est grâce à une curiosité insatiable. Certains photographes se sont spécialisés sur telle ou telle niche tandis que moi, durant ces années-là, j’ai profité de tout. Il y avait tant à faire et tout m’intéressait, tous azimuts. Au début, j’y allais carrément au flanc. Vers la fin des années ’70, il y avait les deux magazines rock incontournables, Rock&Folk et Best et un troisième canard, en noir et blanc, seule sa couv était en couleur. Il s’appelait Rock en Stock et ils achetaient les photos 10 francs. Alors, tu leur amenais un tirage, ils te filaient 10 balles et après, ils en faisait ce qu’ils voulaient… Finalement, dans les années ’80, j’ai enchaîné les reportages de concerts avec les post-punk comme les Cure, Siouxies, la Bat Cave de Soho, à Londres, et je n’arrêtais pas : oui, j’étais curieux de tout…

Les temps étaient bien différents d’aujourd’hui, certes, mais comment es-tu parvenu à gagner leur confiance et devenir en quelque sorte le photographe qu’ils souhaitaient voir travailler sur leurs concerts français ?
J’étais pote avec eux mais juste pour établir une bonne qualité de contact, je n’ai jamais fait ami-ami, je les ai toujours regardés comme des modèles et conservé une bonne distance. Ils avaient bien sûr un droit de regard sur mes photos, j’ai toujours trouvé normal de les leur montrer et on détruisait celles qui ne leur plaisaient pas. Du coup, ils avaient totalement confiance en moi et quand ils repassaient deux ans plus tard pour un nouvel album, ils souhaitaient que ce soit moi qui les suive. Une bonne part de ma crédibilité provenait du fait que je collaborais avec la vraie presse rock. Avec un tout petit magazine, Guitare & Claviers, j’ai réussi à me retrouver à Londres en train de photographier Andy Summers, le guitariste de Police ou encore Jean-Michel Jarre ou Daniel Balavoine que j’ai photographié quinze jours avant sa mort. Ce serait impensable aujourd’hui des trucs pareils. La photo s’est complètement banalisée, elle est devenue pourrie, con, tout ce que tu veux, tout le monde publie les mêmes photos libres de droit que tout le monde a, c’est comme ça. C’est devenu tellement naze que j’ai vite arrêté tout ça vers 1990. À ce moment-là, je suivais Vanessa Paradis et côté scène, j’étais avec Patrick Bruel, j’étais passé à autre chose…

Justement, parle-moi de cette relation tout à fait particulière que tu as réussi à nouer avec les plus grands, Vanessa Paradis, Bruel donc, mais aussi Serge Gainsbourg, Alain Bashung, Jacques Higelin qui vient de nous quitter (cet entretien a été réalisé à Aubervilliers le 11 avril dernier, la veille des obsèques du chanteur au cimetière du Père-Lachaise –ndlr)…
Paradis a été mon premier contact avec la Variété, moi qui auparavant photographiais Lou Reed, les Cure ou les Stranglers, tu vois… J’ai même fait des photos de cul pour Vertiges et Pulsions, un petit canard qui appartenait à Rock en Stock pour qui j’ai fait deux ou trois sujets avant d’arrêter. Franchement, c’était pas mon truc. Le rédac chef de Rock News, un petit canard qui faisait partie du même groupe, me propose de photographier Vanessa Paradis. Je me dis : pfff… Vanessa Paradis… « Tu sais, Joe le Taxi », qu’il rajoute. Ouais, je connais, je soupire… Et puis, elle vient ici, dans mon studio, à Aubervilliers, du haut de ses seize piges. Je monte vite fait un fond d’image, je vais récupérer mes boîtiers et quand je la retrouve, elle est allongée par terre, sur le fond et je réalise que c’est un OVNI cette petite nana-là. Elle avait une relation avec la lumière, les éléments, les volumes que je n’ai que très rarement rencontrée chez les autres. Lou Reed, dont je te parlais, c’était une horreur à photographier : c’était un mec super raide et pareil pour beaucoup d’autres musicos, ces guitaristes coincés qui s’accrochaient désespérément à leur guitare. Alors cette nana de seize ans qui bougeait comme une dingue en studio, je ne l’ai pas lâchée pendant trois ans. Un de mes plus beaux coups a été de lui faire avoir une pleine page dans les Inrocks, je parle bien des Inrocks des années ’80. Eric Muller, un vieux pote qui y travaillait, avait lancé un sujet sur les photographes, j’en étais et chacun d’entre nous pouvait proposer une photo de l’artiste avec lequel il travaillait volontiers. J’ai proposé Vanessa, il ne m’a pas pris au sérieux mais quand il a vu l’image, il la publiée sans hésiter. Après, tout s’est enchaîné, je lui ai fait trois pochettes de disques et j’ai été son photographe sur le film Noces Blanches où je faisais ce que je voulais sur le plateau. Pendant trois ans, j’ai essayé de lui apporter mon côté vieux routard du rock. Je lui ai fait découvrir Lou Reed par exemple et plein d’autres. Et puis, comme elle avait seize ans, elle avait été suivie à fond par la presse jeune là où, en général, on tire un fond rose derrière et on fait des photos alors que moi, je la collais sur des chaînes rouillées dans des docks à Boulogne-sur-Mer, tu vois le truc… des photos de nuit, dans des endroits bien glauques, bien pourris et en plus, elle adorait ça ! Avec sa mère ça allait, c’était quelquefois limite avec sa maison de disques qui me disait : « Attends, Terrasson, on ne peut quand même pas publier ça… » mais bon, elle a aimé mon côté rock et moi, je me suis vraiment plié à un sacré boulot, en apprenant du reste beaucoup avec elle. Puis on s’est séparé, parce que c’est comme ça. Et puis, il y a eu Bruel, l’époque de Casser la voix. J’ai fait toute la Bruelmania de la fin des années ’80, début ’90. De la folie pure ! J’étais sur la scène très près de lui, il pouvait s’asseoir peinard devant un public de nanas qui chantait toutes les chansons à sa place et à tue-tête. Avec lui, j’ai fait cinquante couvertures de magazines, c’était insensé…, au point de monter ici une agence de vente en interne, puisque j’étais exclusif sur lui. Avec un vendeur au téléphone, Christiane, ma femme, qui s’occupait de la compta, un autre vendeur qui passait sa vie sur un scooter pour montrer les photos au tout Paris de la presse. Avec Patrick, ça a été une autre histoire de belle confiance entre mecs et entre pros…

C’est en traînant souvent sur les plateaux télé que tu fais les belles rencontres qui vont marquer à jamais ta carrière. Alain Bashung, Jacques Higelin, Serge Gainsbourg : à chaque fois, c’est une autre très belle histoire qui naît…
Alain, je me suis mis à le côtoyer par le biais de commandes de magazines de musique, dont une journée entière chez lui à Crespières, dans les années ’80. L’heureuse époque où on pouvait passer beaucoup de temps avec les gens, en toute intimité. Même en studio ici, il venait le matin, on lui faisait le make-up, on shootait, on se faisait livrer des pizzas et on recommençait la séance ensuite. C’était bon enfant… Pareil avec Serge. On se retrouvait carrément chez eux quelques jours plus tard, même le week-end : j’arrivais avec ma table lumineuse, on triait les diapos, on bossait pendant que nos gosses respectifs jouaient ensemble. C’était direct, simple, sans chichi… Avec Jacques Higelin, c’était la période des grands concerts avec Madonna ou Dylan, au Parc de Sceaux. Je me souviens des photos de ses concerts à Bercy. J’étais perché dans les cintres, pile au-dessus de la scène. Quelle époque !.. Jacques, je l’ai accompagné à Calvi où il avait installé sa mère et j’ai fait ces fameuses photos à l’arrache, une heure avant de prendre l’avion. Hier, après avoir appris sa mort, je me suis refait le film à l’envers, j’ai réécouté ses albums et je me suis souvenu de ces jours passés en Ardèche, près de mon père, où les deux se tiraient la bourre question musique… La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a une dizaine d’années, lors d’un concert de sa fille Izia, au Bataclan. Il était là, dans le noir, tout au fond… Sincèrement, l’annonce de sa mort m’a fait beaucoup de peine, j’ai allumé une bougie chez moi…
Avec Serge, mes premières photos datent de la fin des années ’80, ce sont des photos de répétition de ses concerts à Mogador ou au Palace. Puis, mes bonnes relations avec Jean-Yves Legras, du magazine Best, qui était bien le seul photographe salarié de toute la presse rock, ont fait qu’un jour, il m’a ramené Serge dans mon studio, ici, à Aubervilliers… Impensable, aujourd’hui. Il m’en a ramené d’autres : Jean-Louis Aubert, Charlélie Couture, Mick Jagger, les deux frangins d’Indochine, Scorpion au grand complet qui ont accepté de faire une pyramide avec le chanteur et sa boule à zéro qui touchait le plafond ! Les mecs débarquaient avec des Mercedes six portes, tu te rends compte ? Comme ce jour où David Hallyday est arrivé avec la Ferrari rouge de son vieux et que je lui ai dit : mais putain, je la mets où ta Ferrari, mec ? On est en plein Aubervilliers ici !.. Pour revenir à Serge, il est venu avec Bamboo en 1984 pour une prise de vues et ensuite, ça s’est bien passé ensemble : on parlait peinture, tu vois, ça le changeait et moi aussi. Il avait le même boitier Nikon que moi, un F2, alors il s’est mis à me demander des conseils pour la photo. C’était complètement fou avec Serge, quelquefois : chez lui, il me triait des tirages photo tout en jouant du Chopin au piano. Toutes ces années-là, Serge faisait partie des gens que je voyais régulièrement, chaque fois qu’ils sortaient un album. La photo nous reliait en permanence. C’est Jack Ralite, le maire d’ici, qui est décédé récemment, qui s’était démerdé pour que je puisse faire sa fameuse photo de Serge en tôle au commissariat d’Aubervilliers. Moi, j’avais été collé en garde-à-vue un an avant, pour violence à agent, alors je connaissais bien le terrain, tu vois… Un an plus tard, je suis revenu au même endroit, mais avec Serge : les keufs m’ont dit : « mais, on vous connaît, vous… ». J’ai dit ; oui, oui, je viens avec Gainsbourg, voilà… Et on a pu faire la photo de Serge menotté surplombé par la Marianne de l’époque, Catherine Deneuve… On a fait les photos à toute vitesse parce qu’il était en retard pour récupérer Lulu et le ramener rue du Moulinet, chez Bamboo. On a traversé tout Paris à fond la caisse, ensuite… Serge était d’une générosité folle et je me souviens de ce jour où il s’est aperçu qu’un de mes tout jeunes assistants avait eu un accident et qu’il lui manquait deux dents. Il lui en parle et lui dit qu’il fallait s’en occuper. Le gamin lui répond qu’il n’avait bien sûr pas de fric pour deux bridges. Combien ça coûte deux dents ? lui demande Serge. Et il lui a fait un chèque de 10 000 F pour qu’il se refasse faire les dents…

Dernière question, et pourtant j’en aurais bien trois cents autres. Les photos de concerts se sont arrêtées quand ?
Vers 1995, à peu près. Les maisons de disque ont soudain été gérées tout à fait différemment. Quand tu allais faire un petit bonjour dans mes majors, tu n’entendais même plus de musique… Ils m’ont tellement gavé avec tout ça que j’ai décidé de ne plus les côtoyer. J’ai dû arrêter complètement la presse il y a cinq ans, à peu près après avoir travaillé comme portraitiste pour un magazine, Respect, qui s’adresse aux minorités et qui n’est aujourd’hui publié que sur le net. J’ai publié pas mal de bouquins, notamment avec mon pote et voisin Didier Daeninckx. Mais je continue quand même avec des petits groupes, ceux qui ont un minimum de moyens car je travaille toujours en argentique, que je numérise ensuite, à l’Hasselblad, format carré. Bon, ne rigole pas, je me sens isolé, OK, mais je te jure que physiquement, je ne suis pas à l’aise avec le numérique. Je suis un mec mécanique, j’ai besoin d’avoir des crans de diaph, de la lumière qui rentre à telle ou telle vitesse, j’ai besoin de choisir un film, je suis une caisse à outils, faut être taré tu vois… Mais moi ça me va d’être taré : j’ai besoin de toute cette chaîne et le tout numérique ne m’intéresse pas. Et puis avec l’argentique, tu te donnes la chance et le temps de trier tes photos à un autre moment et avec un autre regard. Tu ne jettes rien dans l’instant. Et si ça se trouve, tu vas trouver le lendemain un vrai intérêt à une photo que tu aurais sans pitié balancée la veille. Je peux utiliser des clichés mais deux ou trois ans après, j’ai toujours mon film et là, je peux utiliser un truc que pourtant, je trouvais naze à l’instant où je l’ai fait. Cet espace-temps, je le garde pour moi, voilà… »