Alessia Sanna⎢Visualiser la donnée à travers l’art

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Un appartement-atelier, des bacs transparents remplis de cubes de plâtre, une projection de pixels de couleurs au plafond, et une artiste chercheuse pétillante d’intelligence. Si vous avez manqué l’exposition Screen City, au 5e Lieu, en octobre 2022, il vous reste à découvrir l’artiste derrière cette curieuse représentation de Strasbourg. Alessia Sanna, 27 ans, nous accueille pour livrer – avec son partenaire de travail et de cœur, Alexandre Weisser – la genèse de son projet Screen City, et l’essence de son travail.

Alessia, vous êtes « artiste chercheuse ». Qu’est-ce qui se cache derrière ce terme, comment se traduit-il dans votre travail ?

Je poursuis un doctorat à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne en collaboration avec l’entreprise Hopscotch. Il s’agit d’une entreprise de relations publiques. Elle a la particularité de développer un concept qui est le « capital relationnel » : une idée basée sur les travaux de Maurice Obadia, sur l’économie de la relation. Mon rôle, chez eux, est de développer les possibles en matière de modélisation – et de visualisation in fine – à partir de mesures, de l’impact des relations dans un écosystème entrepreneurial. Il y a deux pôles : un sur le spectre de l’immatériel (mon sujet de recherche) : comme les relations, impalpables, et un autre sur les données, plus tangibles. Les deux forment une balance. En création- recherche, on part d’une production artistique pour développer une recherche théorique. Il en découle que le fondement de mon travail de recherche est cette pratique exploratoire, expérimentale, et hybride. Screen City s’inscrivait là, pour une recherche plus théorique autour de l’immatériel et de cet aspect incommensurable qui entoure les données issues de la Data.

Screen City, votre projet le plus prégnant, s’est exposé au 5e Lieu. Le projet mêle art et informatique. D’ailleurs, vous n’avez pas travaillé seule, et de nombreux acteurs, comme l’Eurométropole sont intervenus. Quelle est donc l’his- toire derrière ces cubes de plâtres sur lesquels étaient projetées des données ?

Nous sommes dans une cité étudiante, au fin fond du Neudorf. Je moule du plâtre dans des bacs à glaçons en forme de Tetris. Voici le point de départ. Au début, j’ai neuf pièces, puis je décide d’acheter des bacs supplémentaires, et je me retrouve avec trois cents pièces dans 9 m2. Je ne sais pas encore ce que ça veut dire, mais je vois une sculpture qui se déploie. Sur ces premiers moulages, je teste quelque chose qui m’a toujours intéressé : le mapping vidéo. Avec un vidéoprojecteur, je commence à projeter des fractales sur mes pièces.
Là, il y a un imaginaire. Des graphes, des écrans publicitaires… Je pose tout cela au sol et un paysage de ville, vu – peut-être – par un satellite, se dessine. À moi d’injecter du sens. Si je travaille sur une ville, il me faut une carte. Je passe des fractales, et le mouvement de la lumière est intéressant. Je commence à chercher des morphologies de ville et affine mon visuel comme ça. À ce stade, je trouve des cartes du réseau internet, donc j’hybride des visuels. Cette construction est exposée pour un prix qui s’appelle le Prix AMMA Panthéon Sorbonne pour l’Art Contemporain. Elle y reçoit alors une première récompense.
Mais, je réfléchis toujours à ces visuels, qui ne sont pour moi qu’une maquette. Je vois une ville intelligente, internet, une activité urbaine… Ce projet va être exposé à la galerie Aedaen.

De là, le projet est incubé via le Shadok à Fluxus. Vous travaillez aussi avec Alexandre Weisser, qui est votre compagnon, et développeur en informatique. Et les données vont prendre une grande importance dans le projet…

Avec Alexandre, je commence à prendre rendez-vous auprès de l’EMS, je rencontre Olivier Banaszak (géomaticien et responsable du service de géométrie – ndlr) et je me rends compte que je vais pouvoir travailler avec de vraies données, que cette activité urbaine que je suis en train de mimer à travers un mapping qui est dans cet état bricolé pour le moment va pouvoir trouver du sens à travers des données concrètes. Olivier me propose de travailler sur les données du RIL (répertoire d’immeubles localisés – ndlr). Ce sont des données publiques, mais non commercialisables donc Alexandre doit adapter sa façon de travailler dessus.
Lorsqu’on arrive sur cette question des points, pour représenter ces immeubles et du bleu aussi (en référence à Yves Klein et au Blue Screen de Windows), on a donc cette esthétique qui va se mettre en route à partir de ce moment-là et c’est aussi avec les apports techniques d’Alexandre que je vais pouvoir construire ces nouveaux visuels.

Vous choisissez de rester sur quelque chose de brut avec ces cubes de plâtre et ces points bleu Klein.

La 3D, c’est non. Et je ne veux pas faire du spectaculaire. Je suis vraiment dans une démarche où les visuels, la sculpture et le mapping doivent aller à l’essentiel. Donc, rester dans le brut, l’essentiel, car à travers cette simplicité de la forme, le cube, le carré, le rond, la sphère, on va développer une complexité à travers la simplicité des formes. Et c’est vraiment dans cet épurement de la forme qu’on va construire le récit de l’œuvre. Et, dans tous mes projets, il y a un rapport au jeu, il y a toujours cette envie de manipuler.

Concrètement, qu’est-ce qu’on voit sur ce projet ? Et de quoi est-il fait ?

Sur mes pièces de plâtre se pose un mapping du RIL, en en exploitant les différentes dimensions. Il y a aussi les limites de la ville et le carroyage de densité de population : une couleur corres- pond à une hauteur et c’est par rapport à ça qu’on sait quelle pièce placer au sol (les données sont de l’INSEE – ndlr). Sur cette projection, il y a un son. Il accompagne l’œuvre, et joue sur la sensibilité du spectateur. Il entre dans cette démarche
du minimaliste. Nul besoin de croiser dix jeux de données : on part de 1850 jusqu’en 2100, avec dix boucles de scénarios, et on va avoir cette extrapolation qui sera faite avec une aggravation de 10 % entre chaque boucle donc plus de points lumineux qui apparaissent entre chaque groupe. Ce qui crée une différence entre la première itération et la dernière. On parvient à une sorte de monochrome bleu qui traduit cette saturation et ce sentiment d’inquiétude, qui devient de plus en plus palpable au fur et à mesure du scénario. Le motif sonore qui vient en arrière-plan est de Stéphane Clor, un artiste sonore. Il y a eu un travail de collecte depuis la plateforme de la cathédrale pour enre- gistrer le paysage de Strasbourg. Et avec le logiciel Pure Data, Alexandre et lui ont fait « glitcher ».

© Nicolas Roses

Cette projection, elle donne le sentiment de voir une pollution lumineuse. Alerte- t-elle sur les enjeux de la ville de demain ?

La projection des données, sous forme de points, va créer de la pollution lumineuse. C’est un moyen détourné d’utiliser le point lumineux et la lumière comme un indicateur. Pour en fait montrer comment est habitée la ville. De fait, les jeux de données ne sont pas utilisés bruts. Nous les avons extrapolés, et créés des scénarios prospectifs où on imagine la ville et l’expansion urbaine, d’ici 2100. Ce qui est traduit n’est pas forcément une réalité. C’est un scénario parmi tant d’autres. Et il traduit une inquiétude de surpopulation à venir. Et donc l’enjeu environnemental. »