Anka Wessang: « Je suis comme un oiseau sur la branche… »

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Déjà dix-sept ans que cette jeune quarantenaire a été recrutée par Michèle Bur, la regrettée présidente de cette institution qu’est le Club de la presse de Strasbourg. Du haut de son observatoire de la place Kléber, Anka Wessang est sans doute une des strasbourgeoises qui vit au plus près les événements de la capitale alsacienne et qui excelle à décoder les plus subtiles des pulsations urbaines de Strasbourg…

 

Pour être franc, il a fallu déployer tout un arsenal de persuasion pour convaincre Anka Wessang d’être la personnalité à qui le grand entretien de ce numéro de Or Norme serait consacré, car cette jeune femme cultive volontiers, et depuis toujours, une discrétion et une humilité non feintes, des qualités somme toute assez rares dans un who’s who strasbourgeois où les égos surdimensionnés ne manquent pas. Alors, on s’est accroché malgré les refus polis et courtois, on a insisté et Anka a fini par être d’accord. Et on n’a pas regretté notre opiniâtreté…

Or Norme : Vous êtes devenue directrice du Club de la Presse au moment où ce siècle débutait. Vous vous souvenez bien sûr des conditions de votre arrivée…
– « Oui… Ces dix-sept années ont passé très vite, d’ailleurs. C’est un journaliste qui, à l’époque, m’avait indiqué que le Club de la presse cherchait à recruter un directeur ou une directrice. J’avais alors vingt-trois ans et, derrière moi des études en communication puis en histoire de l’art et j’avais déjà quelques stages à mon actif, à Arte et au Forum du cinéma européen car j’ai souhaité très vite pouvoir travailler. Je ne me rendais sans doute pas bien compte à l’époque que ces stages ont en fait également servi à m’insérer dans les réseaux strasbourgeois sur lesquels je m’appuie d’ailleurs encore aujourd’hui. J’ai su un peu après mes débuts au Club que j’avais été la plus jeune des postulantes. Peut-être ma fraîcheur m’a-t-elle servi… J’espère l’avoir conservée, depuis (rires). En fait, je me sens encore aujourd’hui comme à mes débuts, je suis comme un oiseau sur la branche…

Gérer au quotidien un Club aussi important était un vrai défi pour vous ?
C’en était un, en effet. Plusieurs centaines de journalistes, des communicants, des associations et un objectif fixé par la présidente de l’époque : gérer ce club sans un euro d’argent public. Je me sentais capable de prendre ce risque et cette responsabilité. Aujourd’hui, le Club de la presse compte 820 adhérents, dont 250 membres de la presse et des médias. Les adhésions représentent 90% de notre budget, leur montant dépasse les 100 000 € annuels. Je ne suis évidemment pas seule pour gérer toutes les activités que le Club génère. Depuis dix ans, je travaille en très grande complicité et complémentarité avec Valérie Muller et nous bénéficions de trois stagiaires chaque année. Leur profil Sciences Po et leur polyvalence nous sont précieux. Le Club a bien sûr grandi depuis 2000, cela nous a donné plus de moyens : nous bénéficions aujourd’hui de nombreux partenariats avec des entreprises, ce qui nous permet d’être très actif et surtout, plus visible depuis notre déménagement dans nos locaux actuels de la place Kléber. Ce point a été essentiel : quelquefois, j’évoque nos locaux comme un mirador sur la vie de la ville… C’est ce qu’avait voulu Vladimir Vasak, un ex-président, journaliste à Arte et son action a été déterminante. Cette relation avec le président est aussi un point important de ma fonction, comme aujourd’hui avec Christian Bach qui, durant ces premiers mois de présidence, a été très à l’écoute et même enthousiaste quant à beaucoup d’événements…

 

Comment définiriez-vous la philosophie du Club ?
C’est un mélange assez fin d’opportunisme et de relations construites sur la durée. Il faut en permanence saisir ce qui est dans l’air du temps, ce qui intéressent les membres, de façon à pouvoir créer des événements sur ces thématiques-là. Ça nécessite une veille permanente et c’est évidemment passionnant. Ça se traduit par un calendrier qui est mensuel mais très souvent, on est capable de monter un événement en quelques jours, si l’occasion est là. Tout cela est bien facilité par notre antériorité : nous sommes en contact avec beaucoup de monde, y compris dans l’institutionnel. En fait, on s’entend bien avec tout le monde, c’est une grande satisfaction à mes yeux, cela permet souvent de mutualiser plutôt que de multiplier les rendez-vous. Tout ce qui remonte vers le Club profite intégralement à ses adhérents. Et quand le Club veut organiser un rendez-vous, que ce soit avec les institutions européennes, la Ville, l’Eurométropole, le Département ou la Région, tout se règle rapidement et efficacement : je pense que notre réputation de sérieux n’y est pas pour rien…

Revenons sur ce que vous appelez joliment le mirador sur la vie de la ville. Nous avons quand même la chance de vivre et travailler à Strasbourg, qui est une ville qui possède une appétence particulière pour la vie intellectuelle, une ville qui est un champ d’expression des idées, le genre d’endroit qu’on rencontre au final assez rarement dans notre pays…
C’est certain. Nous sommes très bien placés pour prendre le pouls de la ville. Et c’est tout à fait vrai qu’il y a ici énormément d’occasions de rencontres. Il y a vingt ans, nous organisions un déjeuner hebdomadaire et, par ailleurs, il y avait un ou deux déjeuners par semaine organisés par d’autres entités. Aujourd’hui, c’est l’inflation : il y a pléthore de rendez-vous. Même si la profusion n’est pas toujours synonyme de qualité, je trouve que c’est néanmoins très stimulant : toutes ces choses qui s’organisent nécessitent d’être très créatif, ça demande de se renouveler et ça oblige souvent à mobiliser le meilleur de soi-même pour être à la hauteur… Je pense que ça provient de cette force de la culture à Strasbourg. On nous l’envie, je le vois bien quand je discute avec mes homologues des autres Clubs de la presse, comme celui de Reims par exemple. Et puis, à notre image est associée celle de l’Europe, nous avons les pieds en Alsace et la tête en Europe, comme je dis souvent. C’est un avantage énorme, ça autorise un champ des possibles considérable, de l’ultra-local à la dimension continentale et c’est fabuleux. Il faut ajouter à ça l’influence allemande, qui est très importante car elle a longtemps fait de l’Alsace une région qui se portait merveilleusement bien, économiquement parlant. Ça allait plutôt bien, le chômage était moins important que dans d’autres régions, l’Alsace était donc beaucoup plus dynamique… C’est un climat général qui a favorisé chez les gens l’envie de créer pas mal de choses. À Strasbourg, il y énormément d’acteurs qui, tous, ont envie d’exister, de produire. D’ailleurs le budget Culture de la Ville de Strasbourg est un des plus importants de France. Tout cela fabrique un beau cocktail dynamisant, au final… S’il y a tant d’événements ici, c’est aussi parce que les intervenants nous rendent visite volontiers. Nous avons la réputation de très bien accueillir, la convivialité et la chaleur alsaciennes sont bien réelles et ça se sait. Enfin, ce qui fait l’appétence de Strasbourg pour les débats et la production d’idées provient aussi du fait qu’il y a beaucoup de communautés qui sont très bien représentées localement et qui se mobilisent bien pour répondre aux rendez-vous proposés. Notre vie sociétale est très bien structurée et elle est un élément qui favorise incontestablement le succès des manifestations. Moi, j’adore le cosmopolitisme de ma ville, quand je me promène dans les rues, dans les transports en commun… C’est une très grande richesse pour Strasbourg. Au Club de la presse, il y a une vingtaine de nationalités différentes qui sont représentées. Ça me rend très fière parce que le débat s’en trouve enrichi d’autant. C’est une chance d’avoir tant de journalistes qui viennent d’autres pays : ils ont une autre vision, une autre culture, ils en parlent et ça nous empêche finalement de tourner en rond. On quitte vite les problématiques alsaco-alsaciennes et même franco-françaises, on regarde tout ce qui se passe avec d’autres prismes, c’est très enrichissant. De la même façon, on a longtemps senti les institutions européennes comme un peu à l’écart de la ville : c’est en train de changer, là aussi, grâce à pas mal de gens qui sont là depuis maintenant suffisamment longtemps pour avoir envie de proposer elles aussi des événements, des rencontres…

D’aucuns continuent néanmoins à reprocher à Strasbourg son manque d’audace, son conformisme. C’est le cas ?
Sincèrement, je ne trouve pas. Je vois toute cette génération de jeunes gens qui font des choses extrêmement intéressantes et qui sont d’une richesse incroyable. Bien sûr, ils sont beaucoup présents sur les réseaux sociaux, il suffit juste de regarder ce qui s’y passe vraiment. Evidemment, il faut leur laisser la place à ces jeunes car il y a quand même pas mal de gens qui se cramponnent à leur place et ne bougent pas de leur position, ça ne favorise pas la possibilité de donner de la visibilité à toute cette jeunesse qui est néanmoins là, et bien là… Ils ont tout à nous apprendre si on leur laisse la place.

Quel est votre vision de l’évolution du métier de journaliste, vous qui côtoyez cette profession au quotidien ?
Au Club de la presse, on a des journalistes qui ont envie de bien faire leur métier et qui sont des passionnés. Après, il y a un problème français et qu’on retrouve partout en région, c’est celui de l’indépendance des médias vis à vis du pouvoir économique. C’est toujours très compliqué et donc, le souci est celui de l’autocensure. Il y a peu d’exemples de médias qui cherchent vraiment à faire de l’investigation. À Strasbourg, il y a Pierre France qui essaie avec son site Rue89 et c’est tout à fait louable. Je pense même, en ce qui me concerne, que le journalisme d’investigation est le journalisme d’avenir. Ces consortiums de journalistes qui sont détachés de leurs médias d’origine et qui se mettent en réseau pour produire des enquêtes style Panama Papers, ont un bel avenir devant eux…

L’avenir de la presse quotidienne régionale est préoccupant. Le nombre d’exemplaires vendus chaque jour ne cesse de chuter…
Effectivement, la PQR est restée sur un vieux modèle, avec des coûts de production et de fonctionnement qui sont absolument démentiels. Son avenir passe par la transition numérique, c’est évident, même si, à mon sens, le modèle papier doit subsister. Elle doit aussi renouveler son potentiel de lecteurs. Il y a aux DNA, à Strasbourg, de jeunes journalistes qui donnent du sang neuf à la rédaction en étant très présents sur internet et qui écrivent des papiers dans l’air du temps. Mais il y aura une mutation économique, il y aura pas mal de casse, ce sera douloureux…

 

Le problème ne viendrait-il pas aussi du fait que les lecteurs d’aujourd’hui, particulièrement ceux qui n’ont pas encore quarante ans, ne trouvent pas dans le journal régional les contenus qui les intéressent ?
Je ne sais pas mais je crois que la vraie question est de savoir s’ils cherchent vraiment à s’informer. Ils ont une telle défiance vis à vis des journalistes, une défiance très globale, ça va du présentateur télé jusqu’aux journalistes locaux. Personnellement, je connais beaucoup de personnes pour qui l’information n’est pas une priorité et qui ne s’informent carrément plus via les médias traditionnels. Et pourtant, ils vivent, ils travaillent, ils ont des enfants mais ils se contentent des réseaux sociaux et des informations qui leur arrivent par ce biais. Les journaux papier, les télés, les radios, tout cela ne les concerne pas… Ils pensent que c’est possible de se passer de ça. Et d’ailleurs, objectivement, c’est possible et ça représente un danger majeur en terme de démocratie. Le problème n’est pas le support, mais l’information. Ceux qui la produisent ne vont pas forcément assez sur le terrain où vivent les gens qu’ils recherchent comme lecteurs. Ça vaut aussi pour la vie publique, de manière plus générale. Quand des grands débats sont organisés à Strasbourg, on va organiser des conférences, des expositions ou des avant-premières cinéma. Est-ce que l’ensemble de la population va se rendre à ces événements ? Non, en fait on ne fait très souvent que conforter des gens qui sont déjà d’accord avec nous, on ne va pas du tout sur le terrain des personnes qu’il faudrait aller convaincre, le problème est là. Pour sortir de cette espèce d’entre-soi, il faut tout faire pour quitter sa zone de confort. Au Club de la presse, nous avons créé par exemple les rendez-vous avec les prisonniers, en milieu carcéral. Quand, en septembre dernier, Jean-Claude Guillebaud, un journaliste reconnu vient raconter sa vie et expliquer son métier à ces gens qui, eux, ne le connaissent pas, cela devient vite formidable. Car, à ce moment-là, le journalisme s’est retrouvé incarné par une personne qui racontait être passé par des lieux que ces gens connaissaient. Il faut aller là où il y a des publics qui ne sont pas acquis, c’est un enjeu majeur pour ceux dont le métier est d’informer.

Un dernier mot. La parole des femmes s’est libérée depuis que le New Yorker a fait paraître ses informations sur le producteur Weinstein…
Oui. C’est un point de départ, il faut maintenant qu’il y ait du suivi, il faut que les plaintes qui ont été déposées et qui le seront encore aboutissent, il faut l’application d’un arsenal législatif qui soit à la hauteur. Au départ, ce sont des personnalités connues qui ont initié ce mouvement mais qu’en est-il des autres femmes, les anonymes, les femmes célibataires, celles qui vivent dans les cités. On l’a déjà vu avec le dossier des violences faites aux femmes : elles se retrouvent souvent ensuite confrontées à elles-mêmes, quelquefois à leur bourreau. Peu de temps après avoir fait la Une du Parisien avec d’autres hommes qui soutenaient les femmes dans leur mouvement, l’un d’entre eux, un journaliste par ailleurs, a été dénoncé pour harcèlement. Ce cynisme est accablant… »