Antoine et Patricia Westermann, les amis « al-méricains »

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Pour bien comprendre l’œuvre d’un grand homme, connaître son histoire donne des indices précieux. Celle d’Antoine Westermann trouve ses origines sur la table de ses lois, la table de ses valeurs, du temps de Wissembourg, le pays de son enfance où chaque repas était une fête, ou chaque fête était un repas.

 

Le petit Antoine découvre très tôt son attirance pour la cuisine, une passion dévorante, comme le football pour d’autres, même si Westermann n’est pas en reste côté ballon, son autre very good trip est le Racing Club de Strasbourg. Quand les bleus disputent un match important et qu’il ne peut pas le suivre, ça gargouille de partout pendant 90 minutes, le Racing joue en lui ! Il est capable de regarder un match, comme il y a quelques années quand Strasbourg évoluait au 4e niveau français, une rencontre diffusée seulement sur Internet, sur un ordinateur posé sur un bout de table. L’art de la table et du ballon ! S’il était footballeur, il serait Socrates, joueur de la Seleçäo, la sélection brésilienne dans les années 80. Antoine, modestie oblige, n’aimera pas cette comparaison avec les artistes du ballon, mais comme Socrates, il est grand par la taille et par le talent, discret et créateur du beau. « La beauté vient en premier. La victoire en second. L’important c’est la joie », disait le milieu de terrain brésilien. Le chef partage cette philosophie, il dit plus souvent c’est beau que c’est bon, surtout quand c’est bon.

À l’origine

Si sa vie était un roman, dans le titre il y aurait le mot joie, celle qu’évoquait Socrates : la joie de jouer au ballon ou « à la cuisine » ; à l’âge où l’on est loin d’y penser, il prend la cuisine d’assaut dès la sortie de l’école, avant qu’elle soit occupée par ses parents. Il s’y enferme au lieu de faire ses devoirs ; il fait des desserts, des riz au lait, des crèmes caramel, avec les produits qu’il trouve dans le frigidaire. Il s’enferme pour être libre, il a 8 ans.
De jour en jour, il découvre la vie qu’il aimera par-dessus tout, celle où l’on passe du temps à table, du temps pour la table.

Pour cet article, je n’ai pas interrogé le chef, mais celle qui le connaît le mieux, celle qui partage sa vie depuis plus de quinze ans, celle avec qui il travaille, il parle, il marque des buts, il dort, il mange, celle qui lui fait sa « com » aux petits oignons, celle qui dit « mon chef » : Patricia Westermann, sa femme. L’histoire de son Westermann, elle la connaît sur le bout des doigts, elle est imprimée dans son cœur, par cœur. Elle dit la cuisine coule dans ses veines depuis toujours, elle dit Antoine arrive à la cuisine grâce à la joie qui règne dans les tablées, car chez les Westermann, il existe un culte de la table qui est très très fort. Il n’y a pas un repas où l’on ne parle pas du repas qui va arriver. On y intègre tout le monde, on est dans le partage, dans la foi, comme à la table des apôtres. Dans cette famille plutôt bourgeoise, les repas veulent dire donner, le partage veut dire amour. C’est la fête, tout le monde est heureux, elle dit.
C’est dans cette bulle qui pétille qu’Antoine Westermann grandit, dans cet univers-là qu’il naît à la cuisine.

Parti de rien

Antoine est très bon élève, mais à 12 ans, il annonce qu’il va devenir cuisinier. Sa maman, qui le voyait faire de hautes études, qui lui imaginait un avenir de mathématicien ou d’ingénieur est désolée, mais son père est très heureux. A 14 ans, il part en apprentissage. Il ne connaît personne dans ce milieu, sa famille n’a aucun réseau, il se débrouille tout seul, il trouve des lieux pour apprendre, en dehors du circuit des établissements très prestigieux réservés à ceux que le destin a choisis pour devenir les grands chefs de demain. Il cultivera cette différence et n’oubliera jamais ce moment où son père lui a proposé d’investir dans un restaurant. Pour cela, il hypothèque la maison familiale, la maison du sel à Wissembourg, pour payer le Buerehiesel à son fils, tellement il croit en lui. À l’époque, c’est un établissement bourgeois au milieu de l’Orangerie à Strasbourg qui a sa petite réputation, on y mange agréablement en terrasse, mais il est en perte de vitesse, le fonds de commerce est à vendre. C’est la chance de sa vie, Antoine n’a que 23 ans.

Un homme debout

Dès lors, il travaille d’arrache-pied, toutes ses recettes viennent de son terroir, de son histoire : par exemple la poulette en baeckeoffe qu’il cuit luter au four ; en faisant cela, il respecte une vieille tradition et la modernise. C’est une performance, car il doit trouver les bonnes poulettes, le type de chair, les accompagnements, etc. Techniquement c’est un chef-d’œuvre, comme un coup franc de Socrates en pleine lucarne.
Dès qu’il gagne un peu d’argent, il ne s’achète rien, il préfère partir en 2 CV Citroën sur les routes de France pour découvrir la cuisine des grands chefs. C’est sa passion. Il ne cessera jamais de parcourir le monde, mais son savoir-faire est une cuisine sans influence, avec une forte identité, la sienne.
Il emmènera le « Bubu » au sommet, trois étoiles Michelin, comme trois coupes de France gagnées par le Racing Club de Strasbourg.

Antoine ne cherche pas à étonner, mais il adore créer de l’émotion, dit Patricia qu’il rencontre en 2002 ; c’est un tournant dans leurs vies déjà très occupées. Trois étoiles Michelin, c’est très bien, mais il se sent étriqué, à l’étroit dans son costume blanc. Encouragé par Patricia, il a envie d’exprimer d’autres choses, de sortir des codes, il veut partager son identité culinaire dans d’autres registres. En 2003, il ouvre Mon Vieil Ami, sur l’île Saint-Louis à Paris, ça marche du feu de Dieu, notamment parce qu’il est le premier à mettre les légumes en avant dans la cuisine bistrotière.

Un Alsacien à Paris

À cette époque, Éric, l’un de ses fils, travaille à ses côtés, mais il pense que, comme lui, il faut qu’il saisisse sa chance, celle d’être libre ; il lui propose de reprendre le Buerehiesel. Dans un premier temps, Éric ne le souhaite pas, mais Antoine ira voir Michelin pour rendre ses trois étoiles et son fils construira sa part de gâteau. Il partira de là où est parti Antoine, lui aussi grâce à son père. La belle histoire se répète, les traditions sont respectées. Ce choix est important, car un an auparavant, Antoine a acheté Drouant à Paris, l’institution des prix Goncourt. Il veut y faire une cuisine française à sa façon. Sa relation avec Patricia lui donne des ailes, il se sent libre, porté par l’amour et cette exaltation pour la cuisine qu’ils partagent. Ils commencent une nouvelle vie.

Rapidement, Patricia et Antoine vivent et travaillent ensemble, elle quitte son poste de directrice de la communication d’un groupe de sept cents personnes. Auprès de l’homme qu’elle aime, elle crée la lecture de sa cuisine. Elle trouve les mots, elle crée l’univers sans chercher les étoiles, pendant qu’Antoine ne pense qu’à sa cuisine, à son jeu dirait un entraîneur de football à son numéro 10.
Mais, entre le Vieil Ami et Drouant, c’est un peu comme passer des Corinthians du Brésil au Real de Madrid, ce n’est pas la même limonade. Drouant est un paquebot qui navigue depuis longtemps, l’académie Goncourt peut débarquer du jour au lendemain, ce qui serait évidemment un naufrage. Patricia pense qu’il faut dissocier les marques, ce sera Drouant d’un côté, par Antoine Westermann de l’autre. Le chef crée les hors-d’œuvre par quatre, les hors-d’œuvre de légumes, de viande ou de poisson. La carte est du bel ouvrage, comme un roman en sélection, les gens s’éclatent. Le style Antoine Westermann séduit les membres de l’académie Goncourt, ils l’adorent. Pascal Desprez, le mari de Mireille Darc s’occupe de la déco de chaque aventure. Le couple ne s’arrête pas en si bon chemin, Patricia trouve le nom du « Coq Rico » qui s’installe à Montmartre puis dans la 20e rue à New York en 2016.

The bistro of Beautiful Birds

Antoine désire que ses clients trouvent la même émotion que lui quand il mange, donc quand il fait la fête. Toujours connecté avec ses profondeurs, il ne partage que ce qu’il aime, comme le poulet rôti, son plat préféré. Alors, avant d’ouvrir les « Coq Rico », pendant plusieurs années, il met au point une technique pour pocher ses volailles et cherche les meilleurs « oiseaux », ceux qui sont élevés dans les conditions idéales, question de respect et de goût. Le bistro des belles volailles, The bistro of Beautiful Birds, élu parmi les meilleurs restaurants de la grosse pomme ; l’enseigne attire les New-Yorkais et les Parisiens, pour le plus grand plaisir du chef qui fait comme l’oiseau, il vit d’air pur et d’eau fraîche, enfin très peu d’eau en réalité, sauf dans son bidon, quand il monte sur son vélo de pro pour parcourir entre copains la Drôme provençale, leur terre d’adoption.

Westermann est un homme heureux, mais il y a deux choses qui le chagrinent : si le Racing ne gagne pas et quand les Alsaciens qui réussissent ailleurs ne sont pas reconnus à leur juste valeur ; on a tendance à les oublier, certains l’expriment, comme le comédien Pascal Elbé dans un numéro précédent d’Or Norme. Qu’à cela ne tienne, Westermann ne baisse pas les bras : les vins d’Alsace sont partout à l’honneur dans ses restaurants, la tarte flambée est un succès chez Drouant, et grâce à la persévérance de son fils Eric, un charcutier alsacien « fabrique » les meilleurs produits pour sa choucroute parisienne. Comme les portes des fermes alsaciennes qui élèvent la race de Volaille Alsace ne s’ouvrent toujours quand il veut travailler avec elles, c’est aujourd’hui le Gers, le Perche, la Drôme des collines, le Vaucluse, l’Ile-de-France, les Catskill, la Vallée de l’Hudson, la vallée du Delaware, les fermiers Amish de Pennsylvanie, qu’il présente sur ses cartes de volailles et de légumes à Paris et à New York, pas l’Alsace qui coule dans ses veines et l’inspire toujours.
Où qu’ils se trouvent dans le monde, Patricia et Antoine sont guidés par la joie de découvrir ce qu’il y a de meilleur, par le partage du beau. Pour cette philosophie-là aussi, ils se sont bien trouvés.