Au stade de nos vies⎢ « Mais enfin, ce n’est que du foot voyons ! »

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Fou de football, Pascal Coquis est éditorialiste et grand reporter aux Dernières Nouvelles d’Alsace. De 1998 à 2008, il a suivi au quotidien le Racing pour les DNA. Et sa passion ne s’est jamais tarie…

Garder son calme, souffl er, ne pas répondre, surtout ne pas répondre. Sourire sans avoir l’air trop affligé non plus, que ce sourire ne dise pas ce qu’il sous-entend « Mais qu’elle est con cette phrase, a-t-on seulement déjà entendu phrase plus con ! ».
Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, « Mais enfin, ce n’est que du foot » ? Que ce qui vient de se passer à l’instant ou même il y a 12 ans à la Meinau, à Séville en 1982, à Glasgow en 1976 ou au Parc des Princes un soir de novembre 1993 n’était pas grave ou, disons, qu’il y aurait plus grave ? Qu’il y aurait plus dramatique que d’être éliminé d’une Coupe du monde ou, puisque fi nalement toutes les douleurs se valent, d’être rétrogradé en National ? Tout ça parce qu’à 500 kilomètres de là un gardien auquel on n’avait jusqu’à là jamais pensé une seule minute de notre vie, mais qui à partir de maintenant incarnera pour toujours la figure du traître quelque part entre Judas et Talleyrand, parce que ce gardien-là n’a pas réussi à stopper un ballon et ça ne lui coûtait rien de l’arrêter alors qu’il était tout pour nous ce ballon, parce que ce gardien- là nous a précipités dans le désespoir qui est l’autre nom du National ? Il y aurait plus dramatique que ça, vraiment ? Quand ? Où ? Dans quel monde ?
Bill Shankly, le légendaire manager du grand Liverpool des années 70, disait, formule connue et maintes fois reprise, que « Certaines personnes pensent que le football est une question de vie ou de mort. Je trouve ça choquant. Je peux vous assurer que c’est bien plus important que ça ». Bill Shankly savait de quoi il parlait. Il aimait les bons mots au moins autant que le foot et il faut se méfier des bons mots, ils sont parfois comme le dribble de trop, il n’empêche : il y a dans cette phrase une vérité première pour les supporters du monde entier. On parle là d’une sensation de vide absolu, d’une fatigue aspirante qui vous saisit sans qu’on s’y attende au moment où le sort bascule du mauvais côté.
Le phénomène est évidemment plus violent en fi n de saison, au moment où les ombres et les jours s’allongent, quand les positions se sont décantées et que l’enjeu accompagne chacun de nos pas, les alourdit ou les rends plus légers, quand toutes les voies de recours ont été épuisées. Alors non, il n’y a rien de plus grave pour un supporter que de voir ses joueurs assis sur la pelouse, défaits, les yeux perdus, vaincus. Rien de plus grave que ce coup de sifflet final qui est comme un coup de poignard qui vous transperce et qui s’abat simultanément sur tous ceux qui nous entourent dans la tribune. À ce moment précis, nous ne faisons qu’un, mais nous sommes seuls et ce n’est pas une formule. Ça ne dure pas, c’est bref, fugace, mais bon Dieu que c’est violent.
Quand on est enfant, on ne se remet jamais de ces blessures-là. Les adultes s’en relèvent bien sûr, mais il leur restera toujours un peu de cendre au fond coeur.

Tout ça n’a pas de sens, mais la passion n’en a pas…

Ceux qui n’ont jamais vibré autrement que pour une Coupe du monde ou un match de gala, quand tout va bien, qu’il fait beau, que l’équipe gagne et qu’il est chic d’aimer le foot penseront que tout ça est largement exagéré, ridicule même. Ça l’est sans doute et après ? Ceux qui aiment leur club plus que le foot d’ailleurs – enfin différemment ça ne se compare pas, ceux qui préfèreront toujours un Racing-Metz gagné 1-0 en plein mois de novembre à un Manchester City-Real flamboyant, ceux-là savent de quoi on parle ici.
Évidemment, qu’il y a des choses plus importantes qu’un match de football gagné ou perdu par des joueurs que nous ne rencontrerons sans doute jamais, qui si ça se trouve seront demain ou la semaine prochaine dans l’équipe d’en face ou qui y sont actuellement, mais avec lesquels nous communions parce qu’à un moment ils ont enfilé ce maillot, ce putain de maillot dont on rêvait quand nous étions gosses.
Tout ça n’a pas de sens, mais la passion n’en a pas. Le foot est ce monde parallèle dans lequel nous entrons, à un moment imprécis de notre vie, et dans lequel tout jugement est aboli.
Ça ne peut pas se raconter parce pour ça, il faudrait pouvoir expliquer le frisson. Il faudrait pourtant réussir à choper ce petit tressaillement qui nait on ne sait trop où à l’intérieur de ce que l’on suppose être les entrailles. Ce serait la seule façon, il n’y en a pas d’autre, de saisir, au sens d’expliquer, le phénomène physique qui transforme le plus équilibré d’entre nous, peu importe son âge, en comptable pointilleux calculant la nuit venue dans son lit le nombre de points nécessaires pour éviter la relégation ou accrocher une place européenne.
Dans Clara et moi, le beau film solaire et désespéré d’Arnaud Viard sorti il y a quelques années, il existe une scène qui résume ça très bien. C’est Noël. La caméra filme la fin du repas depuis l’extérieur, à travers une fenêtre embuée. Travelling avant. On suppose les rires, le tintinnabulement des verres, on ne les entend pas. Julien Boisselier ouvre son cadeau et découvre un maillot de l’équipe d’Argentine, celui de la Coupe du monde 1978, on sait le reconnaitre, on a eu le même. Et le sourire qui illumine son regard à ce moment-là dit tout, absolument tout. Il dit ces histoires de gamins qu’on se raconte quand le corps et l’esprit sont encore sans concession et qu’on possède le super-pouvoir qui s’évanouira bientôt de devenir en un clin d’oeil le plus grand joueur de la planète. Il dit ces instants où l’on réinvente les finales de Coupes du monde ou de Ligues des champions, il dit le coeur en feu sur d’improbables terrains vagues où des tee-shirts bouchonnés jetés là, entre deux pas d’arpenteur, figurent les buts. Il dit ces parties interminables au bas des immeubles qui vous laissent en sueur et les genoux écorchés, des sanglots dans la gorge d’avoir perdu parfois. Ôh, c’était le plus grand malheur du monde que de perdre en bas de l’immeuble.
Il y a 30 ans, on se réveillait le matin et on s’endormait le soir dans la peau de Platini, de Curkovic, de Keegan, de Kempes ou de Gemmrich et quand on enfilait le maillot bleu et blanc (albicéleste avait-on entendu un jour à la télé sans savoir de quoi il pouvait bien s’agir) on était VRAIMENT Kempes et bientôt et pour toujours Maradona. Aujourd’hui, les gosses sont Ronaldo, Messi ou Mbappé, mais rien n’a changé, c’est la même chose, la même filiation.
Pourquoi on raconte tout ça ? Parce que tout est question d’héritage. Les foules joyeuses, si nombreuses qu’elles étaient innombrables, jeunes si jeunes qui ont suivi le Racing sur les terrains de CFA2 il y a dix ans et puis en CFA, en National jusqu’au retour en Ligue 1 n’avaient pour la plupart sans doute jamais entendu parler de Heisserer, de Stojaspal, d’Osim, de Molitor, de Kaniber, de Remetter et pas plus des épopées européennes de la Coupe des villes de foires au mitan des années 60 quand le Milan ou Barcelone passaient à la trappe ou à la pièce 1, elles n’en avaient jamais entendu parler et pourtant elles portaient en elles cette histoire. Elle est la leur comme de naissance.
Pour comprendre, il faudrait convoquer René Girard et décrypter sa mimétique du désir et celle des foules, mais ici, dans cette enceinte, il ne peut y avoir qu’un René Girard et il était entraîneur alors ce n’est d’aucun secours. Et puis au fond, peu importe. Ce qui reste et ce qui compte, c’est l’émotion. C’est ça qui nous « poigne » comme disait Roland Barthes. C’est joli « poigner », prendre fermement dans son poing. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le verbe n’a pas donné l’adjectif poignant, qui vient de poindre, mais parce qu’il induit une idée de douleur il a toute sa place ici.
Car la douleur au fond c’est l’ordinaire d’un supporter. Suivre une équipe, quelle qu’elle soit, quel que soit son statut, sa puissance, son palmarès, c’est fatalement accepter de connaître plus de désillusions que de joies. Qui sont d’autant plus intenses qu’elles sont rares.
Le cas du Racing, parce qu’au fond c’est le seul qui nous intéresse (le supporter n’ayant aucune empathie pour ses collègues des autres clubs) est à la fois emblématique et atypique. Emblématique parce que son histoire est universelle, atypique parce qu’elle n’appartient qu’à lui. Elle n’appartient qu’à nous.

1. À cette époque-là, la séance des tirs au but n’existait pas. En cas de match nul à l’issue des matchs aller et retour, la qualification se jouait à pile ou face. C’est ainsi que le Racing, qui avait sorti le grand Milan au tour précédent, a éliminé le Barça lors de la campagne 1964-1965. La saison suivante, le Milan AC a passé l’obstacle strasbourgeois de la même façon.