Chronique kairouanaises – ép. 1 : «Charles?». «Euh, ouais…»
Trois jours avant départ. Message d’Annick Le Ny, ancienne directrice des partenariats chez France Bleu Alsace: «Le festival des Printemps des Arts vient d’être annulé. Le ministère de la Culture tunisien n’aurait pas renouvelé sa subvention. Othman, Hela, Hamida et les autres organisateurs sont effondrés».
En fait, ce que nous apprendrons par la suite: pas une annulation mais simplement un report de dates… non communiquées, suite à des difficultés budgétaires de l’association organisatrice. Reste une décision à prendre: aller encore à Kairouan, ne plus y aller? Les billets d’avion, les nuitées sont pris, impossible de les annuler. Les artistes strasbourgeois invités sur la scène kairouanaise ont booké leurs dates: les chanteurs Margaux et Martin, Abdi Riber, Raji Parisot mais également la journaliste cinématographique Anne-Claire Cieutat – dont est programmée une intervention sur la voix – tous sont prêts. Dans la quatrième ville sainte de l’Islam, la petite troupe de musiciens locaux s’affaire, cherche des solutions en coordination avec Annick. Les têtes d’affiche tunisiennes annulées, tout est à reconstruire. De nouvelles salles sont à trouver, de nouveaux duos trans-méditerranéens aussi. Depuis Strasbourg, la concertation ne dure qu’à peine un instant. Le festival est annulé? Très bien, nous allons créer une contre-manifestation. Trop d’investissement ont déjà été consentis entre les deux rives pour laisser tomber. Haut les cœurs, chacun boucle ses valises et se dirige vers Tunis. Avec six à huit heures de retard pour ceux qui ont pris le package choc Entzheim-Tunisair; à l’heure, pour ceux qui ont pris la version low cost Orly-Transavia.
Keltoum Bellaïd et moi sommes du second package. Elle, travaille au Conseil de l’Europe; vient prendre sur place le poult d’un pays avec lequel elle est régulièrement en contact. A peine sortis de l’avion, message de nos télé-opérateurs: depuis cette destination, 6 euros la minute pour les appels sortants, 3 euros pour les entrants, 16 euros le Mo. On s’y attendait, mais là… Désactiver les données cellulaires. Urgence. Téléphone qui sonne quand même. Non stop. Numéro tunisien. Puis un second. «‘Chier!» Ne surtout pas répondre. Pas envie de revivre l’épisode budgétaire back from India… Tout couper faute d’y laisser bien plus qu’un bras bancaire. Et pas de wifi pour tenter de savoir qui insiste. Passage des douanes. Long. A conseiller à tous ceux qui s’opposent à la libre circulation des personnes au sein de Schengen. Juste pour mémoire d’un bordel sans nom, et pas si lointain…
La guérite aéroportuaire à peine franchie, un petit homme court vers nous, badge autour du coup, costume corporate, m’interpelle: «Charles?». «Euh, ouais…», fais-je en me demandant intérieurement «P… c’est qui ce type??». «C’est Jo qui m’envoie vous chercher! C’est moi qui ai essayé de vous joindre». Regards croisés avec Keltoum. Toujours suspicieux de ma part envers celui qui se présente comme un oncle ou un cousin; ne sais plus. Keltoum récupère sa valise, fissurée. Demande au petit homme de lui montrer où déposer une réclamation. Notre guide fait bonne figure, tout en s’inquiétant du temps que cela risque de prendre. Sur le chemin, celui-ci nous encourage à prendre une puce Orange 4G, gratuite, contre une copie de passeport. Hôtesses aimables, souriantes. Seule la copie de l’ID me soucie. Mais bon. Ben Ali n’étant plus, et les services de sécurité étant déjà avertis de notre présence, le warning perd vite en luminosité. Pour la valise, il faudra finalement aller au comptoir Transavia, dans le hall des départs, les dernières portes de la zone voyageurs passées.
Là, Jo! Enfin. Réunion annulée pour venir nous chercher. Respect. Jo, ça doit faire 17 ans que l’on se connaît. De ses épopées musicales strasbourgeoises à d’autres aventures sonores, web ou simplement business. Jamais à court d’idées, l’ami court entre Strasbourg, Paris et Tunis. Ville qu’il n’a cessé de «vendre» lors de nos précédentes rencontres. Mais là, quelque chose a changé. Le ton est plus dur, plus agacé, dépité.
Personne au comptoir Transavia. Après 20 minutes passées à attendre Godot, la fille, assise dans le box connexe, nous conseille de tenter le bureau administratif de la compagnie. «Quelqu’un devrait y être». Succession de longs couloirs, de plus en plus défraichis à mesure que l’on s’éloigne de la zone ouverte au grand publique. Succession de préfabriqués des années 1980, dont un qui accueille une improbable petite salle de prière. Face à elle, bureau administratif de Transavia. Trois gars dont la principale activité semble se résumer à concourir pour le titre de celui qui en fera le moins dans sa journée. Bureau vétuste pour cliché de fonctionnement administratif sud méditerranéen. «Non, vous ne pouvez pas faire de réclamation, ici». «Vous êtes sérieux?». «La compagnie ne peut être tenue pour responsable des valises endommagées. Vous devez porter plainte auprès de la police». Là, tu as beau lui expliquer les bases du droit en matière de dégradation de bagages, le mec s’en tape avec une fascinante désinvolture. Tu joues le bluff, dis que tu peux avoir accès à son boss, rien à battre. L’image de la compagnie en prend pour son grade. Lui, n’affiche aucune crainte vis-à-vis d’éventuelles retombées sur son cas personnel. Peut-être que s’il y avait un peu plus qu’un SMIC d’à peine plus de 100 euros mensuels à perdre, l’enjeu serait de taille. Mais là, bide complet. Pas qu’il ne nous croyait pas, juste qu’il s’en foutait.