Deux jours à ramer vers Strasbourg

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J’ai profité d’un week-end d’été pour descendre l’Ill en canoë. À l’avant de ma barque, deux bidons avec mon hamac pour la nuit et de quoi cuisiner un repas au feu de camp. Deux jours à me laisser porter sur l’eau.

 

“By fair means”

Dans son Petit traité sur l’immensité du monde, Sylvain Tesson raconte qu’“on ne déshabille pas un paysage en le traversant derrière la vitre d’un train ou d’une auto : on en retiendra au mieux le souvenir d’un fusement, une vapeur d’impression diluée dans l’excès des visions”. Aussi, l’écrivain-aventurier recommande de voyager avec ce que les Anglais appellent the fair means, des moyens “de gentleman”, c’est-à-dire à pieds, à cheval ou en bateau.

Et pour déshabiller un paysage que je connais bien, celui du Ried alsacien, j’ai choisi mon fair mean : le canoë.

J’ai loué mon embarcation chez Alsace Canoë. Ceux qui sont en quête d’évasion trouveront cette équipe de passionnés installée sur les bords de la Riedlach, au sud de Sélestat. Il faut rouler sur une route complètement plate au milieu de la Plaine alsacienne pendant environ une heure depuis Strasbourg. Quand les sommets qui vous entourent sont les épis de maïs, c’est que vous approchez. Engagez-vous alors sur le chemin caillouteux qui mène à l’ancien Moulin de la Chapelle. Là, arrivés à la base, vous pourrez expliquer au patron que vous aimeriez descendre la rivière pendant deux jours. Ni lui ni personne d’autre d’ailleurs n’y verra rien d’extravagant. Personne ne vous posera plus de questions que nécessaire. Mieux : on vous comprendra.

Le canoë est hissé au sommet de la remorque d’un minibus qui nous emmène au parfait centre de l’Alsace. Le cœur étouffant de la plus belle région du monde où, au milieu, coulent les rivières. Puis le canot et moi sommes mis à l’eau. Nous pouvons alors faire connaissance : il est grand, élancé, souple. Sa peinture verte nous assure à tous les deux la discrétion que requièrent les forêts du Ried. L’assise tressée sur laquelle je suis installé est confortable. J’ai devant moi mes bidons chargés du nécessaire pour une soirée et une nuit au bivouac. Et le nez du canoë devient mon cap. “Devant” devient la direction.

Sur les rivières d’Alsace

Quelques mètres après le départ, le silence contraste avec le chahut des groupes qui entrent avec moi sur la rivière. Le silence me frappe les tempes d’un coup sourd, muet, les tympans bourdonnent pendant quelques instants. Cet étourdissement passé, on réalise que chaque arbre, chaque buisson, chaque roseau participe à un équilibre complexe qui assure la beauté de l’immense toile dans laquelle on évolue. Chaque chose est à sa place, chaque place a sa chose. Et c’est maintenant à moi de trouver ma place. Je dois contribuer à l’équilibre sensible, sans le transformer ou le perturber. C’est mon octroi de maraîcher-batelier, ma taxe. La meilleure façon de la payer ? Entrer dans la peinture avec toute la grâce possible.

Et puis le vent se lève, l’équilibre change de nature. Le clapotis de la rivière sur la coque en plastique se fait entendre plus nettement. Les arbres se mettent à chanter les uns après les autres dans un concert de feuilles qui bruissent tout autour du bateau. J’y ajoute la mélodie de la pagaie qui plonge dans l’Ill, le Bornen ou peu importe leurs noms.

Pendant longtemps, le Haut-Koenigsbourg accompagne cette traversée du Ried. Ses toits allemands qui scintillent au soleil lui donnent l’allure d’une forteresse imprenable. On traverse ensuite les jardins de l’Auberge de l’Ill à Illhausern, on passe devant la bibliothèque humaniste de Sélestat et approche les bulbes baroques d’Ebersmunster.

J’ai l’occasion d’admirer plusieurs styles de vols des oiseaux de la plaine : le décollage de hérons que je dérange dans leur pêche ; le vol silencieux et parfait des cigognes qui plongent dans une descente mathématique, obsédante de régularité et de désinvolture ; l’échouage bruyant d’un escadron d’oies sauvages à la tombée du jour. Clin d’œil de Nils Holgersson dans le pays de Tomi Ungerer…

Dormir dans le lit de la rivière

Parfois, le canoë racle le lit de la rivière sur un fond trop haut. Il faut alors en sortir, mettre les pieds dans l’eau et le tirer, le pousser, le faire racler un peu plus. Il faut, en fait, accepter de se connecter enfin à la rivière qui vous porte depuis plusieurs heures en immergeant ses pieds dans le sol sablonneux, tiède et moelleux de son lit. Se faire accepter tout entier dans ce territoire plat et touffu qui ne connaît que le vent, le soleil ou la pluie.

À mesure que le jour décline, les ombres s’étendent et les arbres deviennent plus grands. Les larges feuilles des noyers se détachent en contraste quand on regarde vers les Vosges et les branches des saules pleureurs font miroiter le soleil sur la rivière au rythme de la brise. C’est maintenant le moment de trouver un endroit où tendre mon hamac pour la nuit. Je trouve mon spot à l’embranchement de l’Ill et du Fisherschluth. J’installe mon feu sur une plage de galets en lisière de forêt, et tend mon hamac entre deux noisetiers à l’orée de la forêt.

La nuit est douce, estivale, habitée par le clapotis de l’eau sur les galets et le chant des oiseaux forestiers. Puis, une fois le soleil levé, celui qui est arrivé jusqu’ici mérite le meilleur réveil qui soit : une immersion totale dans la rivière, un bain de nature comme le baptême d’une nouvelle journée.

Pour les soirs et les matins

On me demande souvent pourquoi je fais ça (dormir dans la forêt, dans la montagne, marcher, ramer seul). Je réponds que je le fais pour les soirs et les matins. Parce que les soirs et les matins n’appartiennent qu’à ceux qui les observent, qui les vivent. Dormir dans les bois, c’est participer aux fêtes de l’esprit que sont les soirs et les matins. Le soir apporte la sensation d’être à sa place, allongé dans le hamac ou sous la tente. La sensation d’avoir participé à ranger le monde, d’avoir gagné sa journée. La sensation de maîtriser enfin, tendrement, son corps et son esprit. Le soir arrive aussi parfois chargé d’angoisses pour vous rappeler que l’horloge tourne, que le temps ne vous attend pas. Mais le matin dans un hamac, c’est la promesse d’une aventure. Le matin dans les bois s’offre pour vous montrer que tout passe. Même la nuit la plus noire.

Si l’on fait tout ça, c’est bien pour les soirs et les matins.