Doucement, le pinot noir se rebiffe…
À cette époque de l’année, la Route des Vins s’agite au rythme du cycle végétatif. La chlorophylle peint le vignoble, et de minuscules grappes portant des ébauches de fleurs se dessinent. Les caveaux de dégustation, quant à eux, grouillent de touristes et d’Alsaciens en quête de grands vins blancs, véritables pépites d’or pour la région…
À Wettolsheim, Sophie Barmès nous accueille tout sourire dans un caveau moderne et lumineux. Sur l’un des comptoirs trône un coffret qui attire l’œil. La bouteille nichée révèle un pinot noir vieilles vignes 2009 ; un rouge de grande structure et de garde. Loin d’être une lubie du Domaine Barmès Buecher, la cuvée premium donne le ton aux consommateurs et aux confrères. L’avenir des vins d’Alsace ne sera pas monochrome. Dans cet esprit, les vins rubis quitteront –enfin- le réfrigérateur afin de côtoyer rieslings, gewurztraminers, et autres cépages iconiques de la région sur les grandes tables. Une petite révolution.
Dans le merveilleux monde des accords mets et vins, les harmonies d’une même région apportent généralement une bonne dose de bonheur en bouche. Ainsi, un lambrusco, gourmand et délicatement effervescent, sied à la cuisine roborative de l’Émilie-Romagne (nord de l’Italie). Pensez lasagne alla bolognese !
En Alsace, la prépondérance des vins blancs fait écho aux influences culinaires germaniques. C’est que la fraicheur d’un blanc tend à rendre la nourriture fumée et salée plus digeste. Pour l’amour du kassler et du bretzel donc, le raisin rouge a manqué d’attention. Thierry Fritsch, œnologue au Conseil Interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA), souligne qu’il y a trente ans « on n’avait pas compris l’élégance du cépage ». Le pinot noir est un raisin fragile, capricieux, et sensible aux maladies. La connaissance approximative de son terroir de prédilection, de sa maturité, et de sa vinification, ont ainsi contribué à sa mauvaise réputation. Jean-Philippe Guggenbuhl, patron de l’incontournable Taverne Alsacienne à Ingersheim, se rappelle des clients qui, à l’époque, affectionnaient son caractère passe-partout et frais. Le rouge trouvait ainsi son chemin dans le verre des alsaciens non amateurs de blancs.
Les bouteilles qui font pop
Depuis quelques années, pourtant, le vin coloré a le vent en poupe en poupe. Parmi les raisons qui expliquent ce soudain enthousiasme, l’œnologue du CIVA évoque « la hausse des températures et, de surcroit, la remontée géographique de l’encépagement ». La maturité plus précoce réussit mieux au pinot noir qui, malgré son tempérament de princesse, trouve enfin ses aises. Une nouvelle génération de vignerons, friands de stages auprès d’autres régions viticoles, contribue aussi à cet essor. Ils apprennent ou réapprennent à élaborer de bons vins rouges. Enfin, l’engouement pour les bouteilles qui font pop contribue à l’explosion des surfaces plantées. Au vu de la production qui ne cesse d’augmenter, les Alsaciens ont beaucoup à fêter !
À Wettolsheim, Sophie Barmès décrit la cuvée 2009 avec quelques paillettes dans les yeux. La commercialisation rend hommage à la plus grande réussite de son père, qui a toujours cru au potentiel du pinot noir en Alsace. Ce millésime solaire ne pouvait être que remarquable. Issues de vignes plantées sur le Grand Cru Hengst, cette cuvée racée par le terroir a cette juste dose d’énergie et de tannins au palais. Les notes de menthol et d’eucalyptus marquent sa sagesse. Malgré son lot de qualités, il ne peut revendiquer la mention Hengst. De Marlenheim à Thann, les 51 Grands Crus de la région sont issus de cépages strictement réglementés, et toujours blancs. Depuis plusieurs années, les GC Hengst (Wintzenheim), Vorbourg (Rouffach), et Kirchberg de Barr espèrent trouver leur place au banc des exceptions. Le pinot noir trouve grâce sur ces lieux d’exception, notamment composés de calcaire. Une démarche collective visant la reconnaissance du cépage rouge a été déposée auprès de l’Institut National de l’origine et de la qualité (INAO). Le verdict est vivement attendu par les vignerons.
Doucement, le pinot noir se rebiffe. Une poignée de vignerons le peaufinent à coups de rendements bas et de parfaite maturité, entre autres. Amateurs de nouvelles pépites, les marchés internationaux commencent à sentir le filon. Un travail de valorisation est actuellement entre les mains des acteurs locaux. Notamment ceux qui, pour l’amour de la tradition, cultivent le goût du verre traditionnel à pied. Dans tous les cas, la petite révolution en cours teinte d’ores et déjà l’or de la région.