En janvier aux Bibliothèques Idéales, Marcel Rufo : « Il n’y a pas de vie minuscule … »

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 Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –

Comme toujours avec ce monstre d’optimisme, ce fut une rencontre profondément chaleureuse, pleine de soleil et de vitalité. Le plus célèbre des pédopsychiatres du pays continue, à 77 ans, de s’investir pour que les jeunes en difficulté qui lui sont confiés reçoivent le meilleur de sa pratique au quotidien. Ne ratez pas sa venue en janvier prochain, lors du week-end des Bibliothèques idéales : écouter cet homme fait du bien…

Depuis votre tout premier livre, Œdipe toi-même, c’était il y a un peu plus de vingt ans, en 2000, vous nous réga- lez avec vos récits des consultations menées par l’étonnant pédopsychiatre que vous êtes, des récits marqués par cette chaleur sans cesse affirmée qui est vite devenue votre marque de fabrique. Mais, dans Autoportraits en thérapie, votre dernier ouvrage, c’est vous qui vous racontez par le biais de ces mêmes récits de rencontres avec vos patients. C’est une belle idée…

Cela faisait longtemps que je voulais écrire ce livre de cette façon. Je me suis vite aperçu que la clinique fabrique du roman et de la poésie. Le beau métier que je pratique fait que les gens me racontent des histoires très souvent sublimes. Pas toujours, bien sûr, parce qu’il y a aussi des histoires tristes, des échecs, des traumatismes…, c’est la vie, quoi. L’idée de départ du livre est très simple. Il y a deux sortes d’êtres sur terre, les gens qui se souviennent avoir été des enfants et les gens qui croient l’avoir oublié. Ce n’est pas de moi, c’est de Paul Valéry. Ça, c’est la clé : comment, en puisant dans les parcours de ma propre enfance, je peux les utiliser pour aider les gens en difficulté ? En m’en servant, je prouve que le passé a de l’avenir, voilà…

Parmi ces souvenirs, vous parlez de cet épisode de la tuberculose, très tôt dans votre enfance, dont vous allez réchap- per un peu miraculeusement, car, nous somme en 1945, il n’existe pas encore de médicaments permettant de lutter contre cette terrible maladie. Vous n’aviez pas encore un an…

Au pédiatre qui alors pose ce diagnostic, ma grand-mère rétorque : « Vous êtes un grossier personnage, personne n’est tuberculeux chez nous ». Et elle décide de me faire changer d’air et cette forte femme nous emmène ma mère et moi à trente kilomètres de Toulon, à Collobrières. Jusqu’à l’âge de dix-huit mois, j’ai donc vécu neuf mois là-bas, entouré par l’amour de ces deux femmes qui m’a servi de médicament. C’est génial comme développement affectif, non ? J’ai gardé une addiction intense de ce séjour : personne ne peut s’imaginer à quel point j’aime la crème de marrons de Collobrières. Tous les ans, je retourne là-bas pour en acheter. Et quand j’en achète, je sais que c’est la vie que j’achète.

Il y a une phrase qu’on vous a souvent entendu dire, dans les interviews ou dans vos conférences ; « un enfant guéri devient un pédopsychiatre ». De quoi d’autre avez-vous guéri ?

J’ai guéri d’une drôle d’enfance, une enfance où mes pensées ont occupé très vite un champ bien trop important dans ma vie de gosse par rapport à l’agir, en général et aussi par rapport aux relations qu’un môme peut avoir à ces âges-là. Bref, j’au- rais dû consulter un pédopsychiatre, mais à l’époque, ça ne se faisait pas. C’est sans doute pour ça que je me suis débrouillé, bien plus tard, pour en devenir un… (sourire)

Cette capacité hors-norme d’écoute, de patience, de réflexion a même été prise pour un handicap par votre institutrice, quand vous aviez cinq ans et demi et que vous veniez d’entrer au CP…

Elle me prend pour un fada. Plus précisément, elle hésite entre sourd ou idiot. Coup de pot pour moi à une époque où la psycho commence à peine à être enseignée, une psychologue m’examine et conclut qu’il n’y a rien de grave, allant même jusqu’à confier à l’institutrice qu’elle me trouvait plutôt intelligent. Ça, ça a été ma chance. Car l’institutrice, culpabilisant parce qu’elle m’avait pensé idiot, me prend alors sous son aile. Elle me narcissise, en quelque sorte et à l’arrivée, je décroche le prix d’Excellence. Elle était une bonne professionnelle, car non seulement elle a admis qu’elle s’était trompée, mais elle m’a accompagné efficacement ensuite. Ce fut tout bénef pour moi, au final…

Celles et ceux qui vous lisent depuis longtemps, qui vous ont aussi écouté lors des innombrables émissions de radio que vous avez animées, connaissent par cœur votre credo personnel qui est en quelque sorte votre marque de fabrique en tant que praticien : « l’empathie sensible » qui désigne votre attitude face au patient qu’on pour- rait grossièrement opposer à la traditionnelle « neutralité bienveillante » qui existe depuis l’aube de la psychiatrie…

C’est mon travail en cancérologie infantile qui m’a amené à pratiquer ainsi. C’était très tôt dans ma carrière, à partir du milieu des années 70. J’ai rencontré Michel, un fabuleux petit garçon cancéreux. On ne sort pas indemne d’une rencontre avec un petit garçon qui va mourir, vous voyez… Je n’ai jamais cessé depuis de me laisser pénétrer par des émotions incroyables, tout comme j’avais fini par devenir le petit cancéreux que Michel était. Oui, j’ai assez vite fait en sorte de ne pas être dans une position trop verticale, vis-à-vis de mes patients. J’ai spontanément cru que c’était mieux, pour eux et pour moi aussi quelque part. Quand je ne comprends pas une situation après une consultation, et ça arrive, c’est moi, le problème, pas le patient. J’ai vécu un truc extraordinaire sur ce sujet, il y a quelques temps. Ce jour-là, je ne me comporte pas bien avec un ado, je suis en retard, il me fait suer et ses parents aussi et comme le sale con que je peux être quelquefois, je l’envoie paître. Bref, je me comporte mal. Le même soir, je rentre chez moi, à Cassis, et je m’arrête sur la route pour admirer le magnifique coucher de soleil. Je repense à cet ado, je téléphone à ma collaboratrice à l’hôpital pour qu’elle me donne son numéro de mobile. Je l’appelle. Et vous savez ce qu’il me dit, cet ado ? Et bé, tu en as mis du temps à m’appeler ! C’est merveilleux, non ? C’est ça, l’horizontalité…

Très vite également, et là je le dois à mon rôle d’enseignant, j’ai toujours cherché à parler le langage de tous pour pouvoir être compris du plus grand nombre, pour que ce qu’est la pédopsychiatrie soit accessible aux gens. Je crois que si j’ai réussi quelque chose dans ma carrière, c’est ça : aujourd’hui, aller consulter un pédopsychiatre ne fait plus peur depuis longtemps. Les chiffres le montrent : au début de ma carrière, dans les années 70, il devait y avoir 4% de consultations dites spontanées, c’est-à-dire des gens qui venaient me voir directement. Aujourd’hui j’en suis à 75%…

Cette attitude générale face à vos patients et cette facilité à pratiquer un langage accessible au plus grand nombre ont à l’évidence fortement contribué à votre notoriété et à votre audience. Mais il y a un élément particulier qui a aussi beaucoup joué en votre faveur : vous écouter, c’est bénéficier d’une sacrée dose d’optimisme, mais c’est aussi entendre « la voix du soleil » avec cet accent du Sud inimitable qui est le vôtre…

C’est curieux que vous me disiez ça aujourd’hui. Car je suis en train d’écrire ce qui sera sans doute mon dernier livre, presque mon testament vous voyez… C’est dans la collection Les Nuls et le titre sera : Comment être parent pour les Nuls. C’est une écriture colossale, comme bâtir une pyramide. Et bien, j’ai demandé qu’on far- cisse ce livre de ces petits systèmes où on scanne avec le portable, des QR Code. Ainsi, on pourra m’entendre et de plus, j’ai demandé qu’on me pose des questions sans que je les connaisse à l’avance, pour que je puisse improviser. En fait, j’ai un grave défaut, et c’est pour ça que l’effort vigoureux que me demande l’écriture de ce livre de la série Les Nuls est si important, c’est qu’en fait j’adore le désordre psychologique, j’adore les associations d’idées, j’adore partir d’un bord à l’autre. Quelquefois, on me dit que j’improvise mes exposés, mais ça ne veut pas dire du tout que je ne les travaille pas. Bien au contraire, j’y pense pendant des semaines avant de les faire. C’est comme quand j’étais petit, les trucs tournent sans arrêt dans ma tête. Alors oui, j’improvise, mais en fait, pendant des semaines, je ne cesse de bâtir mes arguments. Il m’arrive même parfois d’en rêver… Ah, le rêve voilà quelque chose qui est important chez moi. Finalement, je n’ai pas tellement changé depuis l’adolescence : à cette époque, c’était l’héroïne qui tenait le haut du pavé chez beaucoup de jeunes. Moi, je n’ai jamais eu besoin d’en prendre de l’héroïne, je m’en suis toujours fabriqué de façon interne…

© Franck Disegni

« Le beau métier que je pratique fait que les gens me racontent ds histoires très souvent sublimes. »

Votre livre s’ouvre sur un épisode récent. La pandémie est là depuis plus de dix- huit mois et vous vous rendez en Ligurie, sur la tombe de Lisa, celle que vous appe- lez votre maman-bis, choisie et aimée, ajoutez-vous. Lisa est décédée durant le confinement et vous ne pouviez évidemment pas l’accompagner pour son dernier voyage…

Lisa, je l’avais immédiatement investie comme une mère idéale. De plus, ce fut une chance pour moi, elle avait épousé Angelo et les anges, ils ne peuvent pas avoir d’enfant, c’est bien connu. Donc, Lisa et Angelo n’ont pas eu d’enfant et j’ai été cet enfant qu’ils n’ont pas pu avoir. Un peu avant sa mort, Lisa m’avait demandé quand je pourrais venir la voir en ajoutant : « Tu sais, tu es notre enfant… » La pandémie m’a empêché de lui dire adieu. J’ai connu ce sentiment très douloureux que des milliers de gens ont vécu, en ne pou- vant pas voir une dernière fois avec leur enveloppe charnelle ceux qu’ils avaient aimés. Sincèrement, aujourd’hui, je ne vais pas voir Angelo très souvent, j’ai fait la connaissance de cette peur de me rendre sur les lieux d’un amour filial. Quelquefois, on ne va pas sur la tombe de ses parents, non pas parce qu’on n’y pense plus, mais bien parce que ça peut être très doulou- reux. Lisa était une femme intelligente et géniale dans la sécurité affective et amou- reuse dans laquelle elle m’a enveloppé…

Qu’avez-vous pu observer des autres conséquences des confinements, notamment chez les jeunes ?

Une chose est sûre, les idées suicidaires flambent chez les adolescents fragiles. C’est indubitable, le phénomène est en progression massive. Et encore, heureusement que les écoles sont restées ouvertes, car quand tu es fragile et que tu doutes terriblement de toi, ce sont tes copains et tes copines dont tu as besoin, pas de tes parents… Le regard que ton ami porte sur toi te construit et te protège. Dans le service que j’anime, je m’intéresse de plus en plus à la co-thérapie, comment parfois les ados se soutiennent entre eux, en dehors des soins qu’on peut leur prodiguer. Ils bâtissent une communauté de soutien qui est essentielle. Il faut quand même bien réaliser qu’avec cette pandémie, nous avons vécu un moment rare : les jeunes se souviendront que ce confinement a été le moment où ils ont sans doute vu le plus leurs parents. C’est assez incroyable… Et puis, les ados ont développé une forme assez étonnante de solidarité virtuelle, via les réseaux sociaux. Beaucoup, dans la vraie réalité, se sont faits plus d’amis durant le confinement, grâce aux réseaux sociaux. Non, la catégorie qui selon moi a le plus souffert, ce sont les étudiants. Là, ça a été terrible. Je n’ai pas lu beaucoup d’articles sur cette question : tu n’es pas un adulte quand tu deviens majeur, à dix- huit ans. Je le vois bien dans l’unité que j’ai développée à l’intention des jeunes adultes : je peux les suivre jusqu’à l’âge de 24 ou 25 ans, ça m’arrange. Quand tu es jeune et que tu développes une anorexie, il faut qu’on puisse pouvoir te suivre au-delà de tes dix-huit ans, pouvoir continuer à organiser les parcours de soin nécessaire. Ceci dit, en ce qui me concerne, j’ai souvent continué à voir des gens que j’avais connus bébés et qui avaient dépassé leur cinquantaine. Un de mes maîtres, Arthur Tatossian, me racontait qu’il continuait à écrire à des jeunes qu’il avait accompagnés. « Bonjour, comment allez-vous ? », toutes ces lettres débutaient avec ces mots-là…

« Mais de temps en temps, et même souvent, il ne faut pas oublier de tendre la main à l’autre. C’est essentiel … Il faut lutter contre le moi, moi, moi … qui envahit tout. »

C’est ce même Arthur Tatossian (un psychiatre et professeur de psychiatrie à Marseille – NDLR) qui vous avait confié : « Ce qui aide les gens à vivre, ce n’est pas l’actualité, c’est l’anticipation… »

C’est tellement évident. Regardez-moi, qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui, là, ici et maintenant, je suis encore vivant ? C’est parce que je fourmille de projets : purée, il m’en reste des choses à inventer et à faire en pédopsychiatrie ! Alors, on me pourrait me dire : tu es fada, Marcel, tu as eu une carrière honorable, mission accomplie ! Non, non, surtout pas de ça. Je vais vous dire, quand je vois les internes, je les jalouse, je rêverais d’être à leur place, pour tout recommencer. Et pour faire encore mieux ! On n’a pas réussi à faire exister la sortie du CHU en ville, avec tous les trucs intéressants qui auraient pu alors de développer. Là, on travaille sur un projet de consultation par vidéo en direct des écoles, plutôt que de faire en sorte que les minots viennent en psychiatrie à l’hôpital. Ça me plaît beaucoup, ça…

Vous n’arrêterez jamais…

Jamais, jamais, jamais… J’espère que je mourrai en consultation, ce sera grave pour le patient qui sera là, mais pas pour moi.

On va en sortir un jour de cette pandémie ?

Évidemment. Ça va se terminer comme la grippe, avec un vaccin annuel en fonction des variants. Il faut vraiment applaudir la recherche, ce qu’elle a réalisé est fabuleux.

Bien sûr, il y a toutes ces polémiques qui se sont déclenchées, notamment concernant les anti-vaccins. Il ne faut jamais cesser d’es- sayer de les convaincre, c’est ce que je m’ef- force de faire. Je ne veux pas céder. Pour moi, il n’y a pas à discuter : les soignants, les enseignants, les pompiers, les policiers, les chauffeurs de taxis et j’en passe devraient être dans l’obligation de se faire vacciner. L’argument de la liberté ne vaut rien : la liberté, c’est d’abord de respecter la vie des autres. Ce petit garçon qui va contaminer son grand-père ou sa grand-mère et qui va la tuer : il se le reprochera toute sa vie. C’est bien pour ça que je suis même pour la vac- cination des enfants, à partir de cinq ans…

Enfin, dans votre livre, il y a cette phrase merveilleuse : « Il n’y a pas de vie minuscule ». C’est Charles Gadou, un ami à vous qui est l’auteur de ces mots. Qui est-il ?

Charles est un prof, un mec génial, un ami Lyonnais. Comme quoi les Marseillais peuvent aimer les M. Brun… (grand rire). En fait, l’idée centrale de cette phrase évoque que la construction de soi, on la fabrique dans le regard des autres. On est entré dans une civilisation de l’image. On ne peut que l’accepter, on ne peut pas lutter contre internet et le numérique… Mais de temps en temps, et même souvent, il ne faut pas oublier de tendre la main à l’autre. C’est essentiel… Il faut lutter contre le moi, moi, moi… qui envahit tout. Quand tu es môme dans les quartiers nord de Marseille, le fait de ne pas pouvoir t’intégrer correctement dans la société fait que tu deviens hostile à ce monde qui te refuse. C’est devenu banal et c’est bien pour ça qu’il faut mettre tous les moyens possibles pour casser cette fata- lité-là et réussir leur inclusion. On est loin du raisonnement de cet imbécile heureux, le petit crapaud, qui dit des choses insen- sées. Il me fait honte, ce Zemmour… J’ai honte que la France l’écoute. Je m’en fous de son prétendu talent intellectuel et verbal : je voudrais juste qu’il ait un peu de cœur. Il faudrait lui faire une perfusion d’empathie, à ce mec, une perfusion d’empathie à ses quatre membres…