Entretien – Roland Ries

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« Il faut que nos élu-es descendent de leur piédestal »

Après Frédéric Bierry, président du Conseil départemental du Bas-Rhin, Philippe Richert, président de la Région Grand-Est et Robert Herrmann président de l’Eurométropole de Strasbourg (lire nos numéros 20, 21 et 22), Or Norme clôt sa série d’entretiens avec les grands élus régionaux avec Roland Ries. Presque à la moitié de son second mandat consécutif, le maire de Strasbourg fait le tour d’horizon de son action municipale et n’hésite pas à s’évader dans les grands espaces des enjeux politiques nationaux…

Or Norme / En mars prochain, nous serons à la moitié du second mandat consécutif que les Strasbourgeois vous ont confié. Où en sont les projets figurant dans votre programme électoral du printemps 2014 ?

C’est la responsabilité, et l’honneur, d’un maire que de donner à sa ville une ambition urbaine qui dépasse les frontières de ses propres échéances électorales, des intérêts politiques immédiats de sa municipalité, et même des conflits, tout à fait naturels dans une démocratie locale intense et saine, avec son opposition municipale. C’est dans cet esprit que j’avais proposé notre programme de 2014, et c’est dans ce temps long que nos réalisations, et leurs calendriers, doivent aujourd’hui  être regardés et appréciés. Les Deux-Rives, qui ont évidemment une importance majeure pour donner un souffle à Strasbourg pour plusieurs décennies, se placent dans cette perspective exigeante. Il faut s’armer de patience, croyez-moi, quand on met en œuvre ce genre d’entreprise de longue haleine qui suppose forcément des contraintes, des frustrations immédiates et des humeurs contestataires…  Mais cela en vaut la peine. J’avoue que j’ai éprouvé un grand bonheur lors de ce dimanche extraordinaire du 25 septembre, quand des milliers de Strasbourgeois se sont mobilisés sur le nouveau pont du tram qui reliera la ville à Kehl au printemps 2017. Ce rêve très volontariste est en train de se réaliser, pas à pas. Et alors qu’il n’est encore qu’un chantier – parfois éprouvant pour les automobilistes… – il suscite déjà un grand enthousiasme collectif. C’est une immense satisfaction pour moi, et un encouragement.  Oserais-je dire, un réconfort… 

La  « mi-mandat » que vous évoquez est un moment particulier, où les concepts des programmes se heurtent aux attentes de concrétisation…  Un moment  incertain toujours difficile à gérer pour un élu : certains projets ont déjà vu le jour, mais ne sont pas encore forcément rôdés,  et d’autres sont encore en gestation. Je suis comme tous les Strasbourgeois : j’aimerais toujours que tout soit plus rapide… Mais on ne peut pas aller plus vite que la musique…  C’est la condition pour donner un avenir solide à une cité. 

Tout élu, quel que soit son bord politique, est confronté à une réalité incontournable : avant qu’une idée ou un projet trouve un début de réalisation, un temps assez long se déroule. Je dirais même que ce temps est souvent plus long que la période de réalisation elle-même. Il y a les délais de procédures à respecter,  le temps de concertation à développer, la pédagogie à mettre en œuvre en direction des publics concernés sans compter les inévitables amendements nécessaires pour gérer pragmatiquement les imprévus.

J’ai aussi fait le choix de la cohérence et de l’opiniâtreté en évitant ce que j’appelle « l’effet patchwork», cette facilité qui consisterait à tenter de donner satisfaction à tout le monde. La saupoudrage, même quand il n’est pas clientéliste, m’apparait comme la pire des choses…  Ce type de gestion enfermerait notre avenir dans une pratique de l’éphémère qui n’est rien d’autre qu’une forme de surplace annoncé. Il nous faut donc conserver nos lignes de force comme les objectifs politiques définis par l’équipe municipale et suivre les axes tracés en amont de l’élection. La mise en œuvre peut être modifiée par des enrichissements successifs mais sans que le dessein pour lequel nous avons été choisis par les électeurs n’en soit affecté.

Cette méthodologie obstinée ne prive pas les citoyens de résultats visibles.  Prenez le Palais des Congrès (PMC), dont la restructuration vient de s’achever : avec lui, Strasbourg se dote d’un des équipements les plus performants de France et même d’Europe!  Un atout majeur pour le rayonnement économique et culturel international auquel notre ville doit prétendre. Oui, c’est un investissement lourd – 85 millions d’euros – mais il est source de richesses économiques futures pour Strasbourg. Economes, nous avons su limiter les coûts en optimisant  l’extension de l’équipement initial. La réussite est là avec cette architecture harmonieuse pour l’ensemble du monument qui, je m’en réjouis, est assez consensuelle. Les effets ont été immédiats: les grands congrès reviennent à Strasbourg car ce Palais qui concentre beaucoup de nouvelles technologies est désormais parfaitement adapté à des besoins et des formats très divers. Notre ville peut envisager sereinement de retrouver la deuxième place nationale qu’elle a jadis occupée dans ce secteur. GL Events, un groupe d’envergure mondiale expérimenté dans la gestion de ce type d’équipement, et aujourd’hui actionnaire de Strasbourg Evénements –  la société qui exploite le PMC – estime qu’il s’agit d’un « outil formidable ». L’Orchestre Symphonique, pour sa part,  hérite  d’un espace permanent de répétition qui lui manquait cruellement.  Et nous avons décidé de rapatrier, dans le même environnement,  le Parc des Expositions qui devait voir le jour à Eckbolsheim, afin de le réinstaller tout près de son site d’origine. L’extension du Palais des Congrès doit être vue comme la première étape de ce nouveau Parc Expo, dont la réalisation a été décalée pour des raisons financières, il faut le dire très clairement : il faut mettre en place un financement supportable, pour la commune et les contribuables strasbourgeois, d’un coût estimé entre 150 et 180 millions d’euros…

Or Norme / Il y a un vrai débat sur ce sujet, sur la justification même d’un Parc des Expositions à échéance dix ou vingt ans. Dans un contexte de modes de consommation qui se modifient, se bouleversent même sous l’influence des nouvelles technologies numériques, y aura-t-il encore longtemps besoin d’espaces aussi vastes dédiés aux foires et salons ?

C’est clair : on ne réalisera pas le nouveau Parc des Expositions sur le modèle de celui inauguré en 1927 ! Il n’occupera pas les mêmes surfaces que son prédécesseur dont les différents pavillons s’étalaient exclusivement au ras du sol. A l’instar de ce que réalisent les Allemands, ce nouvel outil – qui doit être d’envergure délibérément européenne – sera plus ramassé, éventuellement avec des étages, et il devra être très évolutif pour s’adapter aux différents besoins identifiés.

Notre démarche dans ce dossier repose sur la prise en compte de la mutation des modes de consommation que vous mentionnez. Comme un jeu de construction intelligent et souple, si vous voulez. Ainsi, au premier élément intégré au nouveau PMC viendra s’agréger un hall d’une surface conséquente puis d’autres extensions près de l’hôtel Hilton avec des aménagements routiers que nous allons repenser. Très rapidement maintenant, nous allons devoir prendre des décisions sur la réalisation effective de cet équipement lourd, sur son calendrier et sur son financement.

Nous voulons aussi lever d’autres incertitudes qui enveloppent encore la perception et la visualisation de l’avenir de ce secteur stratégique, à commencer par le devenir du Rhénus avec le projet d’extension et de privatisation envisagé par le président de la SIG, mais aussi le futur du théâtre du Maillon.

Quant à la création du Quartier européen d’affaires, c’est une de nos grandes priorités. Un enjeu pour Strasbourg… mais aussi pour la France car au-delà de ses objectifs de développement régional, ce projet est aussi constitutif de l’ambition de la France dans la nouvelle Union européenne qu’il nous faut construire après le Brexit.  C’est vrai, il  a mis un certain temps à devenir opérationnel mais les travaux, cette fois, ont débuté après un cheminement inévitablement long.  Le débat et les hésitations passées sur la localisation de ce Quartier européen d’affaires nous ont retardés : quand elle était maire, Fabienne Keller avait  souhaité – de façon assez surprenante, à mon sens – le localiser sur les terrains de la gare basse.  Mais l’étude de faisabilité que nous avons effectuée a démontré qu’il fallait déplacer tant d’équipements existants, comme le « peigne ferroviaire » et d’installations de la SNCF, que tout cela allait coûter une fortune . A contrario, le site du Wacken, à l’ombre des institutions européennes et  à quelques stations de tram de l’hypercentre,  présentait, lui, une réelle attractivité. Nous constatons aujourd’hui que nous ne nous sommes pas trompés, puisque très vite, le Crédit Mutuel et ADIDAS ont décidé de s’y installer. Le cas de cette dernière société est particulièrement intéressant ; ses dirigeants envisageaient de quitter l’Alsace et de rejoindre Paris. C’est parce que nous avions une offre compétitive, conforme aux standards actuels attendus en matière d’immobilier tertiaire, et rapidement réalisable, que le siège d’Adidas est resté en Alsace.

Je n’ai pas d’inquiétude sur le reste de la commercialisation de ce Quartier européen d’affaires. En revanche, des interrogations subsistent sur les 30 000 m2 réservés aux institutions européennes. Là, les choses sont un peu plus compliquées : je m’appuie sur un réseau influent au niveau des plus hauts dirigeants européens  pour diffuser l’idée que tout ou partie de l’administration permanente du Parlement européen pourrait s’établir à Strasbourg. Les travaux  lourds et très longs qui vont débuter sur les sites bruxellois dès 2018 donnent à cette proposition une force inédite, et la crise de l’Union européenne lui offre, paradoxalement, une  résonnance nouvelle, y compris parmi les « Bruxellois » les plus acharnés.  Notre offre a l’avantage d’être réaliste et économique. Le Parlement n’a pas le choix : il faudra bien qu’une part très importante de son administration trouve un… toit. . Alors, puisque la conjoncture nous est favorable, il faut foncer, et maintenant. Je joue la carte de Strasbourg !  Certains, je le sais, parlent d’un « coup de poker ».  Et alors ? Si je n’ai jamais aimé le  poker menteur, je crois qu’il faut être prêt à prendre, disons…, des risques calculés. Des risques qui sont dans l’intérêt même de Strasbourg puisqu’ils garantissent sa crédibilité!  Quand Catherine Trautmann a fait construire l’IP4, elle a su faire preuve d’une réelle audace, à la hauteur du niveau exceptionnel de cette opération. Et cette audace a payé. Elle a réussi parce qu’elle a eu le courage « d’y aller », tout comme, avant elle, Pierre Pflimlin, qui avait fait  construire les bâtiments du Conseil de l’Europe sans être absolument certain que les institutions européennes allaient ensuite les utiliser… Bien sûr, l’une comme l’autre avaient  certaines assurances, celles-là même que je m’efforce de rassembler.

Or Norme / A quelle échéance pensez-vous avoir les éléments de réponse objectifs qui vous feront prendre ce risque ou non ?

Dans les mois qui viennent, je pense.  Le « climat européen », qu’il nous faudra apprécier, comptera, bien sûr,  dans notre décision. Pour autant, cette philosophie de grands projets est loin d’occuper tout notre champ de vision pour Strasbourg. La qualité de la vie quotidienne des Strasbourgeois est, dans une autre dimension, une grande ambition parce que, précisément, elle est à taille humaine.  Les logements, les centres socio-culturels, les crèches… Cette somme d’actions pour donner de nouveau une « envie de la ville » à celles et ceux qui s’en étaient éloignés est capitale. Notre attention se porte en particulier sur cette deuxième couronne qui a besoin d’aménagements, de solutions de transports y compris à la demande.  Nous avons encore beaucoup d’idées et de désirs de bien-être à mettre en œuvre.  A quelques mois de la mi-mandat, notre gestion prudente nous laisse un peu de marge de manœuvre : malgré les difficultés financières imposées par des règles défavorables aux collectivités territoriales, et qui affectent toutes les autres grandes agglomérations, nous sommes dans les clous pour mener à bien tous nos projets.

Or Norme / Comme nous l’avons fait pour les précédents élus que nous avions questionné, quel est votre avis sur la nouvelle architecture institutionnelle que la mise en place des grandes régions a instituée ?

Je n’en ai jamais fait mystère : j’étais plutôt favorable à la première mouture « Alsace-Lorraine ». En y ajoutant Champagne-Ardenne, après avoir emprunté des chemins dont j’ai eu du mal à déceler la pertinence, l’Etat a fait naître une région qui a plus que triplé sa surface et son nombre d’habitants. C’est une masse critique suffisante, en termes de taille,  pour que Grand Est puisse soutenir la comparaison et affronter l’avenir. Pour autant, les diverses identités régionales doivent et vont subsister. Quoi qu’il arrive, l’Alsace restera bien sûr l’Alsace ! Concernant les départements, il faut se rappeler qu’au départ de la réforme, ils devaient être réduits à la portion congrue, voire, disparaître, car beaucoup pensaient qu’ils représentaient un échelon de trop. Ce n’était pas faux car l’émergence et le fort développement des intercommunalités grignotaient  les territoires de compétence des départements. Là est intervenu ce que je qualifie de tropisme, en France : ne jamais aller jusqu’au bout des choses. A un certain moment, des lobbies se constituent ou se reconstituent et on en arrive à la situation actuelle… que je trouve trop confuse, notamment dans le Bas-Rhin.

Les relations entre la Ville et l’Eurométropole trouvent un rythme à peu près normal après des débuts où nous devions innover. Nous avions, en effet, deux situations qui modifiaient la donne habituelle: le passage de la CUS au statut d’Eurométropole,  avec tous les ajustements que cela entrainait, mais aussi le double statut de Robert Herrmann, son président, également adjoint au maire de Strasbourg.  En dépit des efforts de Robert pour trouver des points d’équilibre , il arrive fatalement qu’il y ait des tensions assez fortes,  assez  inévitables sur des points naturellement sensibles comme l’ancienne problématique du poids respectif de la ville-centre et celui des 27 autres communes de l’agglomération. Je peux avoir, de mon côté, des contraintes pour préserver les intérêts propres de Strasbourg, mais j’apprécie la façon dont Robert Herrmann gère les sujets épineux liés aux charges de centralité.

Or Norme / Il n’y a pas si longtemps, en 2012, la gauche avait toutes les manettes des pouvoirs à sa disposition au niveau national : la présidence de la République, la majorité à l’Assemblée nationale, au Sénat, la quasi totalité des présidences des régions, la majorité des présidences des conseils départementaux  et la grande majorité des mairies des villes de plus de 30 000 habitants. Selon toute vraisemblance, fin mai prochain, elle ne sera plus maître d’aucun de ces leviers du pouvoir. Quelle dégringolade !.. Et tout cela sur fond du terrible discrédit de la parole des hommes politiques tous partis confondus. Au mieux, on ne les écoute plus qu’avec un énorme scepticisme…

Je peux difficilement contester ces constats. Je vois au moins trois raisons à ce discrédit que je déplore comme tout un chacun.  Elles sont liées. D’abord, le décalage toujours plus grand entre ce qui est dit durant les campagnes électorales et les décisions politiques qui sont prises ensuite. Un écart mortifère, car les citoyens, déçus, ne sont même plus à l’écoute de ce qui est promis. Résultat : les périodes électorales sont, de fait, stérilisées et se montrent incapables de faire germer des solutions d’avenir. La conséquence, c’est une certaine impuissance des élus, qui ont perdu non seulement de leur superbe mais également une partie de leur pouvoir… Qu’attendons-nous pour prendre les moyens de mettre un terme à ce cercle vicieux ? Une crise encore plus aigüe de la représentativité? On sait à qui elle profiterait…

Or Norme / Les élus ont abandonné sans lutte toute une série de prérogatives qui étaient naturellement les leurs. Les exemples à l’appui de cette thèse sont nombreux…

C’est vrai. Le politique était naturellement plus fort durant les années de forte croissance, chaque pays avait toute latitude pour imposer ses règles et les faire respecter. Les effets du néo-libéralisme sont nés sur les cendres des trente glorieuses. Mais il y une autre raison qui aggrave le discrédit de la parole politique. La suspicion du « tous pourris ». Il y a bien sûr des individus qui ont dérivé. Dans  tous les partis. Y compris le mien. Mais ce n’est quand même pas l’ensemble des élus qui est concerné. Cet amalgame est insupportable et évidemment, il est instrumentalisé par les extrémistes de tout poil. C’est si facile de jouer les chevaliers blancs pour éradiquer « tout ça »…

Or Norme / Que faire ? Une nouvelle république, de nouvelles règles, un véritable code comportemental ?.. 

Il faut s’inspirer du modèle scandinave, plus transparent et plus sain, dans lequel les élu(e)s se mêlent au reste de la population. Qu’ils (elles) soient maires ou ministres, ils (elles) ont un statut social indifférencié. Seulement Primus inter pares, le premier parmi ses pairs comme le dit la locution latine…  Il faut que nos élu-e-s descendent de leur piédestal. C’est une condition sine qua none pour revitaliser la démocratie. La question  se pose partout comme la campagne électorale américaine nous l’a montré avec cette opposition tragique entre un tribun populiste et sans scrupule, et une représentante d’un « système » épuisé à qui les Américain-e-s n’accordaient que peu de confiance. Churchill disait que la démocratie était « le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres ». Cela reste bien sûr très vrai pour le vieux militant que je suis devenu : quarante ans de parti socialiste, élu au conseil municipal de Strasbourg sans interruption depuis 1983, dans la majorité comme dans l’opposition. Mais j’ai aussi un devoir de lucidité. Une lucidité salvatrice. Mon parti est usé, il est vraiment à la fin d’un cycle comme l’était l’ancien parti socialiste avant le congrès d’Epinay en 1971 qui a permis à François Mitterrand de le prendre à la hussarde et de le guider vers la victoire de 1981. Ces dix années-là qui ont précédé l’arrivée au pouvoir du PS ont été d’intenses années de débats, un incroyable laboratoire d’idées qui a permis à une belle génération d’hommes politiques d’émerger. C’est sans doute ce qu’il faudrait aujourd’hui à mon parti de toujours. Une refondation. Nous n’en sommes pas encore là…»