Entretien – Stanislas Nordey
Le directeur du TNS tire le bilan de sa première saison à Strasbourg et présente la seconde qui s’ouvrira dès le 13 septembre prochain. Et il commente sans langue de bois les temps difficiles que nous vivons…
Si on ne s’en tient qu’aux chiffres, votre première saison au TNS aura été marquée par un nombre d’entrées égalant le plus haut niveau jamais atteint jusque là, à l’époque où Stéphane Braunchweig était le directeur de cette maison… « Bon, ça, ce sont les chiffres, mais ils ne disent pas tout. Nous n’avons aucune obligation en la matière mais le fait que ces chiffres disent la très bonne fréquentation de la saison dernière est réjouissant. On fait ce métier-là pour que les gens viennent le plus nombreux possible au théâtre et le fait que ces chiffres tombent ainsi dès la fin de la première année, qu’ils concernent ce projet-là, cette modernité puisque on n’a quasiment présenté que des textes contemporains, est important à mes yeux. Si on y rajoute les 10 000 spectateurs des rendez-vous gratuits de « L’autre saison », et bien on peut parler d’un engouement assez formidable et ça fait du bien de le constater. J’ai toujours pensé, et c’est même pour ça que je fais du théâtre, que Antoine Vitez avait raison quand il parlait d’un théâtre « élitaire pour tous ». Alors, bien sûr, le mot « élitaire » était peut-être mal choisi mais cette idée d’un théâtre de qualité, généreux et exigeant qui rencontre toutes sortes de publics, n’est pas une vieille lune : c’est possible, ça existe, ça marche… Et, plus généralement, si on se rappelle l’histoire-même de la création du TNS, avec la décentralisation au centre du projet, je pense qu’il ne faut rien lâcher sur la question de l’élargissement et du renouvellement des publics. Elle reste très actuelle… Les chiffres sont visibles, ils sont dans la lumière. Ce qui l’est moins, c’est tout le boulot que les équipes de cette maison ont réalisé sur cette question-là. Je leur ai dit : « mon rôle à moi est de remplir les salles et le vôtre est de vous mettre à labourer tous les terrains, en ville, dans les quartiers, en périphérie. » Tout ça ne va pas porter entièrement ses fruits dès la première année mais c’est un travail qu’il faut réaliser. On a déjà vu quelques prémisses : des gens qui avaient un petit peu détourné la tête du TNS, ces dernières années, sont revenus. L’enjeu des années à venir est de renouveler en profondeur le public dans sa diversité sociale et pour ça, la gratuité et la visibilité données à « L’autre saison » sont primordiales. Cette diversité-là, on veut aussi la travailler sur les plateaux-mêmes de nos salles de théâtre : la société française est en train de changer et il y a plein de gens d’origines très différentes qui vivent en France. Cette diversité, il faut qu’on la retrouve parmi les acteurs. Elle va apparaître déjà dans la nouvelle promo de notre école de théâtre. Cette saison, les jeunes acteurs du TNS seront au trois-quarts issus de cette diversité. C’est un signe fort qui montre que c’est à plusieurs endroits qu’il faut faire bouger les choses… Toute notre société ne va pas au théâtre : il y a une part plus privilégiée de spectateurs qui savent ce que c’est et qui y vont mais il y a toute une part qui n’y va pas : quand je quitterai Strasbourg, je voudrais être jugé sur ce que j’aurai produit à cet endroit-là. Le théâtre populaire, le théâtre pour tous, n’est pas une utopie, pour moi.
Enfin, dans le bilan que vous me demandez de tirer, il y a une satisfaction plus personnelle : des deux créations que j’ai présentées, en tant que metteur en scène et même acteur, Je suis Fassbinder et Incendies ont bien été très bien accueillies. Elles étaient pourtant de deux genres bien différents : Je suis Fassbinder est un espèce de collage très contemporain, politique, bordélique-généreux comme je dis, au contraire d’Incendies, qui est une narration un peu plus classique. Le public strasbourgeois ne me connaissait pourtant pas tant que ça, au fond…
« Je suis Fassbinder » a été selon moi le plus bluffant des rendez-vous de la saison passée. La forme-même de cette création a manifestement représenté une prise de risque maximale… J’ai toujours pensé qu’en prenant des risques, on ne se trompait jamais. En matière d’art, dès qu’on reste dans ses chaussons, ce n’est pas bien. Prendre le maximum de risque, c’est créer les conditions pour que de très belles et grandes choses surviennent. Je fais entièrement confiance au public, sur ce point-là. Il est beaucoup plus prêt qu’on ne le croit pour aller avec nous sur des terrains aventureux car il voit très bien les risques que l’on prend et il nous en est reconnaissant, j’en suis certain. Un théâtre comme celui-là est un peu sur le fil du rasoir : il doit perpétuer d’une certaine manière une tradition théâtrale, c’est à dire continuer à explorer des chemins sur lesquels nous sommes depuis très longtemps et, en même temps, permettre d’ouvrir de nouvelles voies. On est en plein à cheval sur tradition et modernité… Et d’ailleurs, l’ouverture de la nouvelle saison le montre bien. On a à la fois Jean-Pierre Vincent, de retour à Strasbourg, qui monte Iphigénie en Tauride, une forme de classicisme qui raconte bien une certaine histoire du théâtre et, en même temps, on aura toute l’équipe de Sylvain Creusevault sur Angelus Novus AntiFaust, ce jeune mec qui brise les codes théâtraux et qui ne cesse d’inventer des choses. Cette programmation correspond aussi à ce que je veux faire ici : parvenir à satisfaire les gens qui souhaitent se rassurer au théâtre et aussi pouvoir bousculer les choses…
Cette prise de risques sera encore d’actualité lors de la saison qui débute ? Pour moi, ce qui est important, c’est de continuer à montrer le travail de la nouvelle génération, toutes ces jeunes équipes qui apparaissent spectaculairement : Creusevault, dont je viens de parler, qui fabrique un théâtre plus politique, extrêmement contemporain, très influencé par ce qui s’est passé avec Nuit Debout, par exemple, tout en revisitant le mythe de Faust. Il y aura aussi ce spectacle magnifique que j’ai vu à Avignon cet été et qui a été le choc du festival : 2666, de Julien Gosselin. On s’était engagé bien avant cette création et là encore, la prise de risques était réelle : 12h de spectacle sur ce roman extraordinaire de Bollaño qui parle tant d’aujourd’hui : à Avignon, l’adhésion du public a été vraiment dingue… Je suis très heureux que 2666 soit au programme en mars prochain. Il y aura aussi Le radeau de la Méduse, de Thomas Jolly, qui clôturera la saison, avec toute la promo sortante du TNS, un spectacle qui a été formidablement bien accueilli à Avignon également. C’est très important pour moi de présenter ces jeunes aux Strasbourgeois.
A côté de ça, on a les grands anciens, Jean-Pierre Vincent dont j’ai déjà parlé, Françon en novembre avec une magnifique équipe d’acteurs sur Le temps et la Chambre et, plus tard dans la saison, Anatoli Vassiliev, le grand metteur en scène russe, pour Médée. Pour ma part, je mettrai en scène Erich von Stroheim de Christophe Pelley avec Emmanuelle Béart et je serai acteur dans Baal, de Brecht, mis en scène par Christine Letailleur. Voilà pour ce que j’appelle la colonne vertébrale de la nouvelle saison, sachant qu’il y aura, c’est essentiel à mes yeux, un maximum de spectacles, neuf au total, qui seront répétés et créés à Strasbourg. Le TNS et notre ville seront donc aux premières loges de l’attention portée par toute la presse nationale. Pour mille raisons, c’est formidable, pour la vie de ce théâtre et pour qu’on réalise bien que nous sommes ici un vrai centre de création…
Un dernier mot sur ce monde de tragédies dans lequel nous sommes plongés. Quelle est la part de réponses que la culture peut apporter ? Elle a tout à faire, et les responsables politiques devraient s’en persuader. Bien sûr, ici à Strasbourg, c’est le cas puisque la Ville soutient fortement la culture via les budgets qu’elle lui alloue mais c’est loin d’être le cas partout, croyez-moi. Dans la région Rhônes-Alpes que je connais très bien par exemple, les coupes sont considérables et c’est terrible. (La Région Rhône-Alpes est présidée depuis décembre dernier par Laurent Wauquiez -LR – ndlr). Oui, il y a le terrorisme, les tragédies mais il ne faut pas perdre de vue que le tout sécuritaire et le sentiment anxiogène ne sont pas la seule réponse à apporter. Avec un certain nombre d’artistes, j’ai diné le soir du 14 juillet dernier avec le président de la République à Avignon et juste avant son départ (le président a quitté Avignon dès qu’on lui a appris l’attentat de Nice -ndlr) nous avons été un certain nombre à lui répéter que ce n’est pas le nombre de gendarmes dans les rues qu’il faut multiplier par dix, c’est le nombre de gens qui vont aller soulager non pas la misère sociale, mais la misère intellectuelle, la misère culturelle, la misère du manque de rêves, finalement, parce que c’est là qu’est le problème. Quand on se met une ceinture d’explosifs autour de soi, c’est bien parce qu’on ne croit plus en la beauté. Tous les gens qui travaillent dans les quartiers savent que dès qu’on est en contact avec des mômes un peu perdus, dès qu’on leur amène de la littérature, de la peinture, du théâtre, de l’art…, tout de suite, immédiatement, ça change leur vie ! Ouvrir les esprits, ça chasse la possibilité de la barbarie à la vitesse de l’éclair. Le jour où les hommes politiques comprendront ça… Bon, c’est clair que les prochaines élections présidentielles vont les amener, à une ou deux exceptions près, à se jeter sur ces questions de la sécurité en nous faisant croire que, derrière chaque poteau de nos villes, il y a un musulman caché qui est prêt à nous égorger. Alors que la vraie réflexion est de se dire que si nous en sommes là, c’est parce que notre société a accepté qu’une part sensible d’entre elle vive dans le désarroi au sein de ghettos alors qu’il est possible d’inverser le cours des choses. On attend encore les effets du plan Marshall pour la banlieue mais ce qu’il faut, c’est un plan Marshall pour la pensée, pour les cerveaux, pour la beauté. Ça, ça ferait vraiment bouger les choses ! En tant qu’artiste, on a notre part de responsabilité là-dedans. Nous sommes responsables de ne pas assez faire bouger les mentalités pour réduire les écarts gigantesques, je ne sais pas dire autrement, qui fracturent notre société. C’est la raison principale qui m’a fait revenir à la direction d’un théâtre, je me suis dit que c’était un endroit où on peut faire avancer les choses. A la fin de mon ou de mes mandats à Strasbourg, je serais ravi si j’étais parvenu à faire bouger les lignes dans ce sens…
Entretien réalisé par Jean-Luc Fournier
Photos : Jean-Louis Fernandez