Grand entretien // Sandrine Treiner

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La directrice de France Culture a accompagné ses troupes en janvier dernier lors de la délocalisation de ses émissions-phares à Strasbourg, en direct de la librairie Kleber. Nous en avons profité pour la rencontrer longuement pour évoquer avec elle les audiences exceptionnelles de cette antenne de service public qui cartonne formidablement, à l’heure où la plupart des médias traditionnels, radio comprise, sont en permanence à la recherche de leur modèle de demain. Rencontre avec une femme de conviction, sincère et passionnée, bourreau de travail et qui avoue sans problème à quel point chaque jour son équipe « l’épate »…

 

Votre CV fait apparaître une riche carrière avant votre arrivée à France-Culture. Tous ces chemins empruntés étaient-ils destinés à forcément vous installer dans le fauteuil de directrice de cette station emblématique du groupe Radio-France ?
– « J’ai effectivement travaillé dans des tas de médias autres que la radio : la presse écrite, l’édition, la télévision… et partout où j’ai œuvré, on m’a toujours dit à un moment ou à un autre : arrête de faire du France-Culture ou tu n’es pas sur France-Culture !.. Alors que bizarrement, le seul endroit où je ne me suis jamais imaginée, c’était là. Travailler dans le domaine culturel, travailler dans des médias autour de cette thématique, ça oui. Mais je n’ai jamais anticipé de travailler à France-Culture. Ce n’est qu’après coup que je me suis rendue compte que l’évidence ne m’était jamais venue à l’esprit. Je me suis toujours imaginée devenir historienne. À vingt ans, je projetais de devenir universitaire, de faire de la recherche en histoire, écrire, lire… Mais ça a vite basculé : en même temps que je faisais mes études, j’ai débuté une collaboration avec le quotidien Le Monde. Très vite j’ai compris que j’allais avoir du mal à faire un choix entre ces deux carrières. Je ne me sentais pas vraiment très journaliste ni non plus devenir une universitaire. J’ai pensé alors pouvoir faire les deux. Le Monde de l’époque était une vraie école d’humilité : quand on arrivait toute jeune fille, on écrivait une simple brève et elle était reprise et corrigée en vous expliquant que c’était comme ça et pas autrement. On vous apprenait que vous ne saviez encore pas grand chose du journalisme et que le chemin allait être long. C’était rude, quelquefois… En fait, c’est le rythme quotidien qui ne me convenait pas, j’avais besoin et envie de temps et c’est d’ailleurs ce que je pratique encore aujourd’hui à France-Culture : bénéficier de temps est une condition sine qua non pour la réflexion. Quand on ne l’a pas, il faut se débrouiller pour l’étirer, d’une façon ou d’une autre… Collaborant régulièrement au Monde, je réalise alors que c’est trop tard pour retourner à l’université, j’ai trop pris goût aux choses qui vont vite et qui swinguent et je me lance dans l’écriture de livres et les travaux de recherche qui y sont associés. On est alors au début des années 90 et le premier d’entre eux sera un gros ouvrage en deux volumes : 1 200 pages sur la saga de la famille Servan-Schreiber sur deux siècles. J’ai vécu avec eux et leurs archives pendant trois ans. C’était un travail vraiment exaltant qui m’a fasciné : au-delà des recherches et de l’écriture en elle-même, j’ai pénétré dans leurs vies : Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, Madeleine Chapsal… ils vivaient encore tous, il fallait entrer dans leur vie avec respect mais sans rien éluder non plus. J’avais vingt-cinq ans, il n’y avait que des coups à prendre ! Quelques années plus tard, alors que je continuais à piger ici ou là, je croise la route d’Olivier Barrot qui fait une émission littéraire quotidienne sur France 3. Il vient de perdre son rédacteur en chef et il me propose de venir m’essayer à cet exercice. J’accepte sans savoir alors que j’y resterai dix ans ! Pour « Un livre, un jour » (un mini-magazine quotidien qui présente chaque jour un livre différent – ndlr), je me plonge dans cette passion de jeunesse qu’est la littérature…

On est au cœur des années 2000. Vous travaillez alors sur plusieurs domaines, l’histoire, c’est-à-dire la connaissance et la littérature. On est là clairement sur deux des bases de toujours de France-Culture…
– C’est exactement ça… En même temps, je deviens conseillère éditoriale de « Ce soir ou jamais » animée par Frédéric Taddeï qui est diffusée alors quotidiennement par France 3. Je plonge là dans le domaine des essais, des idées. Tout ce que j’aime dans la vie, je le pratique au quotidien ! Ce sont des années où on fait un travail précurseur qui aujourd’hui a essaimé partout qui consiste à considérer que sur un plateau de télé ont leur place tous les artistes et pas seulement pour faire la promo de leur livre, de leur CD et de leur film. D’ailleurs, quand je les joignais au téléphone, je leur disais : vous avez un livre, un film qui sort et bien on n’en parlera pas. On vous appelle comme citoyen éclairé, on vous appelle parce qu’on pense que via vos œuvres ou votre imaginaire, vous avez quelque chose à nous dire sur la société d’aujourd’hui et sur le monde tel qu’il va. Personne n’avait fait cela à cette échelle-là, on avait un boulevard grand ouvert devant nous… Six personnalités par soir pendant cinq jours par semaine et en direct, dans la panique la plus générale… C’était une tension invraisemblable mais c’était jouissif ! On démarrait le matin et, en gros, on n’avait rien de figé pour le soir : la chaîne voulait qu’on parle d’un truc, Taddeï d’un autre et moi d’un autre encore… C’était le souk mais tout ça a été réalisé avec une formidable énergie qui nous a fait à tous beaucoup apprendre. On a fait des émissions lamentables et d’autres absolument géniales mais rien de grave, on était fiers de nous. C’était une époque où à la télévision, on pouvait être fière de ce qu’on faisait. On savait aussi que si on voulait que ça vive et que ça pulse au quotidien, il nous fallait être radicaux dans nos partis-pris. On assumait : on disait c’est nouveau, c’est la première fois qu’on fait ça, on ne va céder sur rien et si on loupe une émission, on se rattrapera plus tard. Au final, France 3 a joué le jeu et sincèrement, on n’a pas eu de pressions. D’ailleurs, je ne suis pas très sensible aux pressions, en ce qui me concerne. Mais la chaîne vivait un moment où elle se débarrassait de son image de belle endormie qui lui collait aux basques depuis très, très longtemps : entre « Plus belle la vie » et « Ce soir ou jamais », la nouveauté surgissait tout à coup de France 3.

Et comment se fait votre entrée à France Culture ?
À la fin des années 2000, je dirige les magazines francophones et anglophones de France 24. Puis un an plus tard, Olivier Poivre d’Arvor devient directeur de France Culture. Il souhaite me rencontrer parce que je suis réputée pour brasser toutes ces idées culturelles qui sont l’essence même de cette radio et, à la fin de l’entretien, il me propose de devenir conseillère aux programmes. J’accepte tout de suite. Là-dessus, au bout de cinq ans, il n’est pas renouvelé. Pendant l’été, on me demande de faire l’intérim et fin août, Mathieu Gallet (le président d’alors du groupe Radio-France – ndlr) m’appelle pour me proposer de diriger la radio. C’était il y a presque quatre ans…

Ce poste-là a toujours été brigué par des personnalités très médiatiques. À l’époque, vous êtes quelqu’un qui travaille depuis longtemps à l’écart de la lumière des projecteurs. Savez-vous pourquoi le choix du président du groupe s’est porté sur vous ?
Je pense que Mathieu Gallet avait déjà alors le sentiment que nous étions dans un monde qui changeait et qu’on ne devait plus se suffire de nommer à la tête des médias des gens capables de devenir eux-mêmes des arguments promotionnels de leur antenne. Les questions de la compétence, de la légitimité et de la capacité de travail ont été clairement mises en avant. Dans les éléments qui n’ont jamais été mis en cause me concernant, il y a le fait que je suis réputée pour être une gigantesque bosseuse et que nous étions à un moment de la vie de France Culture où la radio ne devait pas perdre de temps et s’inscrire dans la continuité du travail que nous venions de faire depuis cinq ans à la direction des programmes, dans une maison que je connaissais évidemment par cœur…

Ce premier matin après que vous soyez devenue officiellement directrice de France Culture, vous vous êtes assise dans votre fauteuil d’une façon différente que tous les autres jours passés ?
Pas du tout. D’ailleurs, j’ai eu beaucoup de mal pour quitter mon bureau et traverser le couloir pour rejoindre le bureau du directeur. En revanche, je peux avouer aujourd’hui que, lors de ce premier jour, j’étais dans un état de quasi-lévitation. Tous ceux qui m’étaient proches ont eux aussi monté d’un cran, en quelque sorte. Puis j’ai fait un mail pour réunir les équipes et leur annoncer à tous ma nomination. On s’est tous embrassé puis on est retourné travailler, voilà tout.

 

On peut imaginer que la somme des challenges à relever était impressionnante…
À titre personnel, il fallait que je devienne rapidement la directrice et pas simplement l’intello qui pense les programmes. On était par ailleurs tous très engagés dans un travail de reconception des antennes à l’heure du numérique et on ne savait pas encore tout des chemins qui allaient nous conduire vers l’invention de ce modèle de demain, comme nous disions à l’époque. Ce modèle qui devait faire que dix ans plus tard, il y aurait toujours, quoiqu’il arrive entretemps, une offre de programmes qui formerait France Culture, qui continuerait à se développer, à susciter la confiance et à transmettre la culture et la connaissance. Par ailleurs encore, on sortait de quelques années où la délimitation entre Inter et France Culture était devenue peut-être moins claire qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il fallait donc beaucoup travailler la ligne éditoriale et centrer France Culture autour des trois mots-clés : le savoir, les idées, la création et tout cela bien sûr en lien avec l’info. Être une antenne qui permet d’avoir accès au monde différemment des autres. On a donc entrepris une tâche de réorganisation éditoriale avec un travail sur la grille qui a été colossal, un travail sur de nouvelles voix sur l’antenne. C’est l’époque où nous rejoint Guillaume Erner, par exemple (l’ex-journaliste d’Inter qui anime désormais Les Matins de France Culture –ndlr). Un an plus tard, on crée une émission scientifique quotidienne, un an encore après c’est une émission littéraire elle aussi quotidienne, idem pour une émission sur l’économie et tout ça avec, en fond de trame, des réponses à apporter sur le fait qu’on se rend bien compte que tous les médias traditionnels vieillissent et qu’il nous faut continuer à être en phase avec notre époque, non seulement à l’antenne mais également en pensant à notre développement. Je me souviens parfaitement de jour des vacances de fin d’année en 2015. Je crois qu’on est le 31 décembre dans l’après-midi et le seul de l’équipe de direction qui est encore là est Florent Latrive, le patron du numérique. Le temps est un peu suspendu durant les fêtes de fin d’année, on est entouré de remplaçants et d’intermittents. Et je lui dis : tu sais quoi, on va inventer l’avenir de France Culture. On va prendre une grande feuille de papier et on va faire des patates, pour dessiner vers où l’on va et comment on fait. On installe tout de suite ce qui est le plus important, ce qui est au centre de ce qu’on fait, c’est-à-dire le programme, ce qu’on produit. C’est un trait qui partait du mot radio, notre univers. Puis un autre trait a jailli : podcasts. Puis encore un autre : réseaux sociaux. Puis ce fut édition, pour abriter notre revue, la radio à lire comme disait Olivier Poivre d’Arvor qui avait eu cette superbe idée. D’autres traits se sont matérialisés : événements publics, fictions, etc… Après avoir dessiné toutes ces patates, on a repris chaque brique au courant du mois de janvier qui a suivi et c’est sur ce schéma que les équipes ont ensuite travaillé. On a bien plus tard appelé ça le média global, c’est-à-dire toutes les déclinaisons possibles à partir du programme. Aujourd’hui, on a certes rajouté plein de briques mais on continue sur cette lancée…

Et, trois ans et demi plus tard, quand vous regardez les superbes chiffres d’audience de France Culture, vous êtes une directrice heureuse, non ?
Attendez… D’abord, je pense qu’on a tous super bien bossé. Je suis avant tout une directrice épatée. Epatée par le travail de mes camarades à l’antenne, que j’écoute évidemment beaucoup et en quasi permanence. On travaille tellement la programmation qu’il est clair que la réussite de France Culture c’est que tous les jours, à l’antenne, ça doit être suffisamment bien, voire vraiment bien, voire génial ! Après, ce qui est tout aussi formidable et génial, c’est que les auditeurs ont manifestement envie des mêmes choses que nous. Ces derniers mois, avec le mouvement des gilets jaunes, on a eu la confirmation que notre démarche allait dans le bon sens. On aurait pu penser que les gens se scotchant sur les chaines d’info continue, notre audience allait en pâtir. Et bien, non, pas du tout, les auditeurs sont restés pour savoir comment on allait traiter cette actualité, à notre manière. Dans les grandes émissions du matin, de la mi-journée ou en fin d’après-midi mais aussi dans les émissions d’histoire ou de philo, on a traité des sujets qui sont posés par ce mouvement en cherchant à les éclairer et les placer dans un temps long. On a pu ainsi aborder la fiscalité et comprendre quelle est l’histoire de notre pays avec ce sujet-là, quelle est la géographie de la France sous cet angle-là. Même chose avec la demande d’égalité, la demande de justice sociale, la question du lien spécifique de notre pays avec ses services publics, la question des libertés publiques, de la sécurité, de la violence… Pour toutes ces questions, on a cherché les meilleurs chercheurs susceptibles de nous raconter leurs origines, leur évolution et leur développement actuel. Répondre à la question : d’où vient tout ce qui nous arrive, c’est aussi permettre aux auditeurs de comprendre le monde dans lequel ils vivent. On est là en plein dans la mission d’une radio comme la nôtre. Du coup, je pense que quand on a écouté France Culture depuis novembre dernier, on a été moins anxieux qu’en écoutant d’autres antennes ou en ne nous écoutant tout simplement pas. On a eu depuis la confirmation : en novembre et décembre dernier, les gens nous ont écoutés en plus grand nombre et plus longtemps. Alors, si nous parvenons tous à continuer à évoluer et à nous remettre en cause en permanence, il n’y a aucune espèce de raison pour que le service public que nous apportons commence à se tarir. France Culture est un laboratoire permanent, chaque jour on continue à inventer la radio de demain, on est en veille quotidienne pour cerner au plus près et en temps réel les usages qui se modifient à toute vitesse… Nous, la bande de France Culture, on est au-delà de la mission de service public comme le dit l’expression consacrée. On est dans la conviction de service public, tous ensemble on ne lâche rien. Chaque jour, on se met en vrac pour imaginer la bonne idée du lendemain… Manifestement, les auditeurs s’en rendent compte. On est en phase… »