Laisse-toi faire… // Le parti-pris de Thierry Jobard
« Dieu dit à la femme : « Pourquoi as-tu fait cela? La femme répondit : «Le serpent m’a séduite et j’en ai mangé. » » (Genèse, 3;13). Ève a croqué le fruit de l’arbre de la connaissance. On connaît la suite. Si au commencement était le verbe, juste après vînt la séduction…
De la séduction, on pourrait en dire la même chose que Saint Augustin pour le temps: tant qu’on ne me demande rien, je sais ce que c’est, mais lorsqu’il s’agit de dire ce que c’est, je ne le sais plus. Faisons donc simple et objectif pour commencer : ouvrons le saint Robert. Séduire, étymologiquement, c’est détourner du droit chemin. Mais c’est aussi persuader, convaincre, voire tromper. Séduire c’est entraîner dans l’erreur et l’illusion; c’est charmer, captiver, fasciner. Et puis séduire ce fût aussi amener à forniquer hors du mariage. On comprend que ce sens ne soit plus guère usité. Il reste tout de même cette idée de mensonge et de manipulation due à quelque salade mal assaisonnée servie à de pauvres oies blanches, « séduites et abandonnées » selon la formule consacrée.
Du nouveau, sans cesse…
Et si la première femme de l’humanité fut séduite, il n’est pas jusqu’au Christ lui-même qui, après quarante jours passés au désert, dut subir les assauts tentateurs du Malin. Séduire c’est écarter et diviser, comme le diable. On remarquera d’ailleurs que la figure du séducteur est pour le moins ambigüe. Il passe compulsivement d’un objet à l’autre, trouvant sa jouissance davantage dans la conquête que dans la victoire. Ce qu’il lui faut, c’est du nouveau, sans cesse.
Celui qui aime séduire, c’est un séducteur. Celle qui aime séduire, c’est… autre chose, comme dans toute bonne société patriarcale. On voit donc bien que la séduction ça fleure le soufre. Ce n’est pas moi qui le dit mais Saint Jean lui-même: « Car plusieurs séducteurs sont entrés dans le monde, qui ne confessent point que Jésus-Christ est venu en chair. Celui qui est tel, c’est le séducteur et l’Antéchrist »(1). L’Antéchrist carrément. De quoi foutre les miquettes. À tel point que les religions auront souvent tendance à étouffer tout signe de séduction potentielle : vêtements, cheveux, maquillage… Ce qui laisse accroire, à dire nettement les choses et sans user de circonlocutions trop oiseuses, que la séduction, ça fout la merde. Nonobstant, n’a-t-on pas tout mis en œuvre, depuis toujours, pour amplifier les attraits naturels ? Par la vêture, par la coiffure, par la cambrure, on cherche à attirer le regard de l’autre. Curieux équilibre entre expression et transgression, séduire c’est aussi funambuler sur le fil de l’interdit.
Tu es jeune, belle, blonde, sans tabous et fan de géomorphologie structurale? J’te kiffe baby!
Du moins le fût-ce. Car à l’heure de la fin des institutions structurantes et/ou oppressantes (famille, religion, autorité, coutumes…) l’interdit s’est nettement réduit. Nous n’en sommes plus, à quelques regrettables exceptions près, aux mariages arrangés, aux alliances familiales. Ne s’assemble certes que ce qui se ressemble socialement mais l’individualisme contemporain permet à chacun de faire valoir ses atouts auprès de tous. Ne serait-ce que grâce aux sites et applications de rencontres. C’est cela le grand marché du désir, où l’on réduit la marge d’erreur en multipliant les critères distinctifs. « Tu es jeune, belle, blonde, sans tabous et fan de géomorphologie structurale? J’te kiffe baby! »
Mais bordel, que c’est triste. Car si Dieu est mort, le Diable aussi et la séduction avec. Quid du mystère, du non-dit, de l’implicite, du charme ? La séduction, ça prend du temps. Or nous vivons désormais dans l’immédiateté. Ça ne séduit plus, ça matche ; ça ne s’éprouve plus, ça consomme. Point de jérémiades ici, mais on ne saurait s’empêcher de jeter un œil sur le chemin parcouru depuis l’amour courtois jusqu’à la galanterie au XVIIème siècle. Les femmes de la haute société donnent alors le ton et aident les hommes à acquérir un savoir-vivre et un savoir-être débarrassés de leur fréquente balourdise. Car il s’agit pour l’homme d’être le meilleur (auprès de toutes les femmes, même les plus âgées, et pas seulement d’une seule) et donc de civiliser son désir. La galanterie est alors un art de vivre qui prône la retenue et la discrétion, le respect et le renoncement à la brutalité (2). L’homme propose, la femme dispose. Ça ne règle pas tout mais ce n’est déjà pas si mal comme préalable.
L’esthétisation du corps est devenue une tâche permanente
Épisode clôt, le moment galant s’établit fragilement entre d’un côté les dévots (déjà), de l’autre les libertins (déjà aussi). Il marque une nouvelle étape dans l’histoire de la séduction qui ne sera plus considérée alors comme purement néfaste. D’ailleurs n’est-elle pas dans l’ordre des choses? Disons même l’ordre naturel des choses. La roue du paon, la parade de l’oiseau de paradis, le brame du cerf, autant de techniques de séduction. Et comme désormais les animaux sont nos amis, que nous sommes aussi un peu des animaux (certains plus que d’autres), on ne ferait que se conformer à l’ordre immuable de Dame Nature dans l’acte de séduire. A ceci près que les animaux, même s’ils peuvent utiliser des artefacts dans leur démarche, ne modifient pas leur apparence. Inutile de dresser ici la liste de tout ce que nous pouvons, nous, transformer, du repiquage de cheveux à la réfection du derrière en passant par les implants de nénés. Sans parler de toutes les activités physiques. L’esthétisation du corps est devenue une tâche permanente.
Et surtout, contrairement à nos colocataires terrestres, nous pouvons faire semblant. Flatter, duper, tromper, travestir la réalité (« Ma chérie je te jure qu’il n’y a plus rien entre ma femme et moi »), tout cela nous le faisons, et plus souvent qu’à notre tour. Et pourquoi donc ? Parce que l’humain est un enfoiré, certes. Mais surtout parce que nous avons le langage. (3)
Ce qui nous ramène à une vieille histoire de séduction, celle du discours sophistique. On le sait depuis Platon, le philosophe a deux ennemis naturels: le rhéteur et le sophiste. Le rhéteur parce qu’il sait embellir ce qu’il dit et privilégie la forme par rapport au fond. Le sophiste parce qu’il arrive à démontrer tout et son contraire. Ce qui importe pour lui ce n’est pas la vérité mais le vraisemblable (et ça Platon il n’aime pas, mais alors pas du tout).
Être un bon candidat est une chose, être un bon élu en est une autre…
Où c’est qu’elle est donc la vérité dans tout ça je vous le demande ?! Ceci étant, la présentation que fait Platon des sophistes est biaisée. L’opposition entre un discours manipulateur et un discours de vérité est un peu trop simple et commode. Le développement d’une parole argumentée signe plutôt la laïcisation de la société grecque dans laquelle la discussion (du sophiste et du philosophe) s’oppose à l’énoncé d’autorité du devin. Nonobstant, les grecs se sont bien rendus compte que le langage peut se révéler à double tranchant, produisant soit de la connaissance, soit de la croyance, s’adressant soit à la raison soit à l’émotion. Dans ce dernier cas, elle peut manipuler ses auditeurs, ce qui, dans un régime démocratique, s’avère périlleux.
Et dans une démocratie, peu ou prou, nous y sommes. Bien différente de celle des grecs qui s’apparentait davantage à une oligarchie (vraiment très différente de la nôtre alors…) elle n’en retombe pas moins dans les mêmes travers. Qu’on est loin de l’exercice raisonné du droit de vote établi sur un examen studieux des programmes des candidats. À supposer qu’il existât un jour d’ailleurs. Du moins n’est-on plus désormais embarrassé de ce pensum puisque, nous le savons, les programmes, lorsqu’ils existent, ne sont pas faits pour être respectés (manquerait plus que ça). Comme l’a souligné Pierre Rosanvallon, être un bon candidat est une chose, être un bon élu en est une autre (4). Ce qu’il faut au prétendant, ce sont des gens talentueux pour écrire ses discours, des communicants (5) et des sondages réguliers. Ensuite tout repose sur lui/elle. Donc sur sa capacité à séduire.
Bien entendu, la chose n’est pas nouvelle en soi. Mais elle a pris une tout autre dimension avec l’avènement d’une opinion publique et le développement des mass médias (surtout la télévision qui montre, expose les politiques). La politique est devenue un spectacle. Ce qui compte désormais, et de façon essentielle, c’est le marketing. L’électeur est un consommateur à qui il faut vendre un produit. Alors qu’en régime autoritaire ou totalitaire on viole les foules (6), en démocratie, voire en post-démocratie, on les séduit. Plus exactement on séduit les individus puisque l’atomisation de nos sociétés a fait disparaître la foule comme acteur politique. La séduction ne s’est donc pas évanouie de nos jours, bien au contraire comme nous allons le voir. Si elle tend à s’effacer dans les rapports interindividuels, elle a par ailleurs acquis une ampleur telle qu’on en mesure qu’avec peine les limites.
Nous sommes désormais dans un régime de séduction planétaire
Pour ce, prenons un exemple trivial: ce que l’on trouve dans les rayons de nos supermarchés. Pour fourguer sa camelote, chaque fabricant doit rivaliser d’ingéniosité afin de se démarquer de ses concurrents. Dans un régime de concurrence générale, il faut se distinguer, c’est valable pour le dentifrice comme pour les gens.
Admettons que je veuille acheter des céréales pour enfants. Sachant, qui plus est, qu’on a appris à faire d’eux des prescripteurs d’achat en herbe dès leur plus jeune âge, rien ne nous sera épargné dans la surenchère de couleurs criardes, de contrastes ou de petits cadeaux à la con. Ceci pour l’œil, surtout celui de notre adorable progéniture. Mais pour les parents, on vous rajoutera, bien visible, toutes les bonnes choses qu’on donnera à sa couvée en achetant telle ou telle marque: Avec de la vitamine C! Avec vachement moins de sucre ! Riche en omégas 3 !… Or les céréales font partie de ce qu’on appelle des aliments ultra-transformés. C’est-à-dire des aliments que les industriels qui les fabriquent ont fractionnés et recomposés avec toute une flopée d’additifs qui vont donner leur apparence (forme, couleur, texture) à ces choses que l’on mange. Tout ce qui pouvait constituer ces produits, à savoir ici des vraies céréales, a été à ce point transformé qu’il est vide de tout apport nutritionnel. On en rajoute donc, artificiellement, ainsi que ce qui plaît à nos papilles : sucre, sel et gras. Bien entendu, consommées régulièrement (et elles sont addictives), ces saloperies sont un vecteur d’obésité, de diabètes, de cancers. Je ne suis pas loin de penser qu’il faudrait constituer un tribunal pour ceux qui fabriquent ce type de choses afin de les juger pour crime contre l’Humanité.
Pourtant, nous achetons, séduits que nous sommes par leur capacité à nous duper. Et ce qui est valable pour les céréales l’est pour tout ce qui nous entoure. Regardez bien. De la brosse à dents à la voiture, tout est conçu, fabriqué, designé pour nous plaire. Nous sommes désormais dans un régime de séduction généralisée, totale, planétaire (7). Les villes, les pays aussi doivent se vendre, et surtout notre mode de vie. Mais alors que la séduction fût longtemps une transgression morale, elle est aujourd’hui entretenue en permanence. Seulement elle est au service de calculs et de projets tout à fait rationnels qui tiennent en un mot: vendre. Le but est de capter non seulement l’attention mais nos désirs mêmes. Ils sont intégrés dans le circuit de production qui doit se renouveler en permanence.
Et les nouveaux produits se succèdent sans fin sur le marché, non pas pour répondre à la demande mais pour la créer. Rien n’est laissé au hasard. On n’ouvre plus un bar comme chez Mimile, on construit un « concept » où tout est paramétré: décor, accessoires, ambiance, voire les odeurs…. Et tout cela en nous donnant l’impression qu’on s’adresse à nous personnellement.
C’est ça l’individualisme de masse. Évidemment, la puissance algorithmique décuple tout cela en vous sollicitant en permanence, vous traquant jusque sur vos chiottes.
Morte la séduction ? Oui, car transformée en hyperséduction. Fini le charme, l’énigme, le jeu et la surprise ; la subversion a cédé la place à la production. Nous avons perdu tous nos sortilèges.
Finalement, j’aimais mieux les histoires de diable et de bon Dieu.