Le joueur de la décennie⎢Dimitri Liénard, « le paysan de Belfort »

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Crédits photo : Elysandro Cegarra, Franck Kobi

Dans ce football mondialisé qui multiplie à outrance les expositions médiatiques et génère un maelstrom bling-bling effarant via les réseaux sociaux, il existe encore des footballeurs enracinés dans l’élite de leur sport, mais qui n’ont perdu aucune des valeurs enseignées par leur famille qui ont rythmé leur enfance et leur jeunesse. À coup sûr, Dimitri Liénard en est, et même s’il se qualifie lui-même « d’espèce en voie de disparition », il offre depuis pas mal de saisons maintenant au Racing Club de Strasbourg Alsace ce qu’il a de plus précieux en lui : le talent, la générosité et l’authenticité. Salut au champion !

 

Avant même de venir au monde, il maniait déjà à merveille l’art du contre-pied : « À la base, j’aurais dû être une fille et m’appeler Coralie. Mais apparemment l’échographie s’était trompée. Ça ne devait pas très bien fonctionner, à l’époque ! » Et il se marre. Comme souvent. « Mes parents avaient acheté tous les vêtements en rose. Du coup, la maternité a dû leur prêter des habits bleus ». Ainsi s’éveille le fabuleux destin de Dimitri Liénard, né sous le signe du Verseau, de Sophie Bischoff, de lointaine ascendance italienne (« Mon arrière-grand-père s’appelait Ferrari, comme la voiture »), employée à la centrale laitière de Belfort et de Gilles Liénard, brancardier, ambulancier puis routier, que des envies d’ailleurs conduiront très vite loin de sa famille. « Je n’ai aucun souvenir de lui, raconte Dim. Il a quitté la maison quand j’avais quatre ans. Pendant quelque temps, il m’a pris toutes les deux semaines et puis un jour, il a définitivement disparu. Je ne l’ai plus jamais revu. Il n’a jamais cherché à le faire et moi non plus ». Sa cicatrice intérieure. Une fêlure du coeur, compagne de ses nuits d’insomnie, qui perturbera longtemps le petit Dimitri. Mais qui construira l’homme qu’il est devenu, attachant, généreux, sensible et profondément gentil.
Sophie se retrouve seule avec son fils, ses maigres revenus et ses rêves envolés. « Mais elle n’a jamais baissé les bras, je crois que je tiens ça d’elle. Ma maman est une femme courageuse, une battante, une guerrière. Elle a bossé dur à l’usine pendant plus de vingt ans, elle a fait beaucoup de sacrifices pour moi. Et je ne l’ai jamais entendue se plaindre ». Tôt le matin, elle assoit Dim sur le porte-bagages de son vélo pour aller le déposer à l’école avant de partir travailler. Et le soir en rentrant, elle commence à s’arrêter régulièrement avenue Jean-Jaurès, au café de la Paix, tenu par Jean-Louis Arnold. C’est l’aube d’une belle romance : l’amour est enfin de retour. Très vite, l’adorable « Loulou » s’installe dans l’appartement du quartier Allende avec Sophie et Dimitri et met du soleil dans leur vie. « Il m’a élevé comme si j’étais son propre enfant, en me donnant toute l’affection dont j’avais besoin de la part d’un père. D’ailleurs c’est lui, mon papa. Il a tant fait pour moi. Si j’avais pu deviner la carrière que j’allais accomplir, j’aurais choisi de prendre son nom. Je me serais appelé Dimitri Arnold, pour lui rendre hommage ».

Lors de la dernière saison, le « paysan de Belfort » est devenu Capitaine du Racing

Loulou prend alors les choses en main…

Mais ni lui ni personne, pas même sa propre mère dans ses espoirs les plus secrets, n’auraient pu imaginer ce parcours incroyable, que rien ne laissait présager. « Ce qui m’est arrivé, c’est un miracle », estime Dim. Le gosse est frêle, chétif, il a du mal à grandir, à s’étoffer (« J’étais un gringalet » !) ; turbulent et déconcentré, il n’est pas bon élève (« Je n’en suis pas fier ») et quand il rentre à la maison, les devoirs sont un véritable calvaire : « C’est Loulou qui me les faisait faire, avec beaucoup de patience et de bienveillance. Mais je n’y arrivais pas et je finissais par aller me coucher en larmes, tard le soir ». Il préfère de loin la console, quand il ne fait pas beau, avec ses potes et son inséparable voisin de palier Sliven, dont les parents lui offrent ses premières vacances (« Dans un camping près de Carcassonne, j’avais huit ans »). La joyeuse bande passe des heures sur Football Manager, à disputer les plus grands matchs avec les plus belles équipes. « Je prenais souvent le Milan AC et on se battait tous pour avoir un joueur qui était performant et pas cher : David Sommeil ». Dim rigole : « Je l’ai fait jouer aux côtés de Nesta, Kaladze ou Costacurta, il a été champion d’Europe et il ne l’a jamais su ! ».Cependant, ce que Dimitri Liénard aime par-dessus tout, c’est le football, le vrai. Plus qu’une passion : une obsession. Sa chambre est tapissée des posters de son idole Zidane et il ne quitte jamais son ballon, y compris à table ou au lit. Quand il ne joue pas des parties endiablées au city stade du coin avec ses camarades ou ses cousins, il gambade sur les pelouses, dans les pattes de Loulou, entraîneur à l’USC Sermamagny. Un vrai pot de colle. « Il m’appelait “la glu” ! J’étais devenu la mascotte de l’équipe. Ensuite, j’y ai pris ma première licence ». Même sous l’orage ou par vent glacial, Dim ne rate pas un entraînement, pas une rencontre. Très vite, chacun sent bien que ce gamin au pied gauche enchanteur possède un talent certain. À tel point qu’à treize ans, après deux saisons à Belfort, le FC Sochaux, club phare de la région, lui propose d’intégrer son centre de formation. Mais l’aventure fait long feu : privé de ses repères, logé en famille d’accueil loin des siens, l’ado dynamique et jovial se fane lentement. Il décroche des études, se renferme, ne prend plus de plaisir sur le terrain. Un an et demi plus tard, il revient à la case départ, s’oriente vers un BEP de jardinier-paysagiste et renonce à son ambition de devenir footballeur professionnel.

Loulou, dont le père André Arnold a été semi-pro à Lille, prend alors les choses en mains : il préserve de certaines fréquentations le jeune homme cabossé et influençable, lui redonne confiance et reprogramme son logiciel. Objectif : évoluer un jour en National, l’équivalent de la 3e division française. « J’ai retrouvé l’envie, la volonté de réussir. Je me suis forgé ce mental d’acier qui ne m’a jamais plus quitté et je suis reparti de zéro, du plus bas niveau de District ». C’est l’époque épique des terrains champêtres, des stades improbables aux relents de merguez, des adversaires bedonnants et des matchs homériques, disputés sous l’oeil indifférent de quelques vaches voisines. « Une fois, j’ai même déblayé la neige le matin avec ma pelle, pour qu’on puisse voir les lignes et jouer l’après-midi. C’était le vrai football. On se mettait des taquets, mais on se retrouvait après le match pour tirer le bouchon et boire un verre ensemble ».

C’est aussi l’époque où il faut bosser pour gagner sa croûte, avant d’aller s’entraîner. Le voici tour à tour coursier pour un laboratoire d’analyses médicales, parcourant la région en mobylette pour récupérer les éprouvettes de sang, puis magasinier au Super U de Valdoie, rayon liquides, debout à l’aube le dos en vrac, ou encore terrassier de fortune, à taper du marteau-piqueur, les pieds gelés l’hiver dans ses grosses bottes en caoutchouc. Les fins de mois sont souvent difficiles, mais il a la rage au corps et l’esprit de revanche. « Ça n’a jamais été du tout cuit, on ne m’a rien apporté sur un plateau. J’ai appris à me battre, je connais le prix de l’effort et la valeur de l’argent ». Il s’endurcit, pousse à toute allure pour culminer bientôt à un mètre quatre-vingt-un et passe son permis de conduire, sans se départir de son âme d’enfant. À l’examinateur qui lui demande ce jour-là ce qu’il faut faire si le pare-brise se fissure, il répond en chantant le slogan de la pub Carglass. Du Dimitri Liénard pur jus : authentique, naturel, spontané.

Le foot, le foot et rien que le foot…

Côté foot, il revient à Belfort, puis signe au FC Mulhouse, en CFA (4e division). « Il y avait des gars meilleurs que moi, qui auraient pu faire du chemin, mais qui sont partis en vrille. Parce qu’ils avaient oublié des vertus essentielles : la volonté, la patience, le travail ». Et côté coeur, à 17 ans, il rencontre une lycéenne d’un an sa cadette, Cindy, future infirmière diplômée, qu’il appelle affectueusement « bébé ». Elle sourit : « Il entraînait les U8 de son village, où jouait mon petit frère. Je me suis débrouillée pour avoir son numéro de téléphone et c’est moi qui ai fait le premier pas. Lui, il ne pensait même pas aux filles : c’était le foot, le foot et rien que le foot » ! Dix ans plus tard, Dim lui fera tout de même sa demande en mariage. À sa manière, évidemment : « Le genou à terre en smoking, façon chevalier servant, c’était pas mon truc. Je savais qu’elle adorait le McDo, alors je suis allé lui acheter un Big Mac, j’ai enlevé le hamburger, j’ai mis la bague dans la boîte et je lui ai fait la surprise quand elle est rentrée du boulot ».

Cindy, calme et pondérée, son équilibre, son pilier. Et parfois même son agent. C’est elle qui, à l’été 2013 lorsque Dimitri est approché par Strasbourg, n’hésite pas à négocier avec le Président Keller quelques centaines d’euros de rab sur le (modeste) salaire de son compagnon : « Elle lui a dit ce que je n’aurais jamais osé lui dire : désolée monsieur, c’est pas assez ». Cindy, aimante et prévenante, qui lui a donné deux fils, Léo et Nino, la plus grande fierté de ce papa qui a trop tôt perdu le sien. « À seulement sept ans, l’aîné fait déjà ses 50 jongles avec un ballon et il connaît tous les drapeaux et toutes les capitales du monde ! », clamet- il, admiratif. L’amour et la famille, la force et la foi : les fondements de la vie de Dimitri Liénard sont tatoués le long de son bras gauche, de l’épaule jusqu’aux phalanges : une Vierge, un chapelet et deux mains unies en prière, six hirondelles pour ses êtres les plus chers, le signe astrologique de ses proches, le prénom et la date de naissance de ses enfants, une épée et un lion, symboles des combats qu’il a menés. Et trois maximes encrées en lettres déliées, dont l’une résume à elle seule la destinée hors normes de ce fervent croyant : « C’est Dieu qui donne, c’est Dieu qui prend ».

Le Racing, alors en pleine reconstruction, vient d’être promu en National. Dim fait le grand saut : « C’était un risque, mais j’étais heureux : à 25 ans, j’avais atteint l’objectif qu’on s’était fixé avec Loulou. J’avais signé pour une saison, juste pour jouer quelques matchs à ce niveau, je ne voyais pas plus loin. Pas un seul instant je n’aurais imaginé tout ce qui s’est passé par la suite ». Une suite désormais gravée en lettres d’or dans l’histoire du Racing Club de Strasbourg Alsace, digne d’un récit de légende. Dimitri Liénard, « le paysan de Belfort » comme il se qualifi e lui-même, franchit les étapes de l’ombre à la lumière, jusqu’en Ligue 1, jusqu’en Coupe d’Europe, jusqu’à porter, 300 matchs plus tard, le brassard de capitaine à 34 ans, honneur suprême. « À chaque montée, je partais dans l’inconnu : on ne croyait pas forcément en moi, on se disait : cette fois Liénard, il va faire le nombre, il n’arrivera pas à passer ce palier-là. Mais j’ai toujours su hausser mon niveau pour m’adapter et fi nalement m’imposer ». Avec la découverte du plus haut niveau, l’existence de Dimitri tourne au conte de fées. Avec son coéquipier et fi dèle ami Jérémy Grimm, qui partage son irrésistible ascension, ses bonheurs et parfois ses chagrins, ils écarquillent les yeux chaque jour davantage, presque incrédules. À la veille d’affronter pour la première fois Neymar, Mbappé et l’armada de superstars du PSG au Parc des Princes, les deux compères mesurent le chemin parcouru : « On est tous les deux des gens du peuple, on vient de la vraie vie. Et voilà où on est aujourd’hui. C’est fantastique ! Il faut profi ter de chaque minute et ne jamais l’oublier ». Liénard : la France entière découvre ce joueur polyvalent, véritable couteau suisse aux mille talents, à la fois passeur décisif que l’on surnomme volontiers « Mister caviar », et buteur d’anthologie. Les images de certains de ses chefs-d’oeuvre passent bientôt en boucle sur les chaînes de télé : son imparable « sacoche » contre l’OM en 2017, son fabuleux coup franc dans le temps additionnel face à Lyon l’année suivante, synonyme de maintien parmi l’élite, ou encore sa célèbre « Panenka » dans la série de tirs au but, en fi nale de la Coupe de la Ligue 2019. « C’est vrai que j’ai toujours aimé faire quelque chose qui sort de l’ordinaire dans les matchs importants, sans penser aux apparences, sans réfl échir aux conséquences. C’est mon grain de folie, mon éternelle insouciance ».

Demain, on verra bien…

Marc Keller et les différents entraîneurs, de leur côté, sont ravis de pouvoir compter sur un garçon pareil, qui ne ménage jamais sa peine, humble et travailleur, en parfaite adéquation avec les valeurs du Racing. Et prêt à tous les efforts, y compris financiers : quand la planète foot se met à l’arrêt pour cause de pandémie de Covid-19, il est le premier à accepter la baisse de ses émoluments, pour le bien commun et la survie du club. Les médias, eux, adorent ce footballeur atypique qui casse les codes, ce survivant d’un autre monde, capable de débouler en zone mixte une bière à la main un soir d’euphorie, de refaire le match dans son langage fl euri ou de demander un autographe au chroniqueur d’une émission de Canal + dont il est pourtant l’invité d’honneur. Les supporters, enfi n, ont fait du plus alsacien des Francs-Comtois, personnage incarnant, leur petit chouchou. « Ils peuvent s’identifi er à moi, parce que je suis resté disponible et abordable, respectueux. Nos supporters sont exceptionnels et je les aime autant qu’ils m’aiment. Ils savent que je me donnerai toujours à fond sur un terrain, sans tricher, sans me cacher. Pour eux, pour mes partenaires et pour le Racing tout entier ».

Ainsi va la vie de Dimitri Liénard, qui jour après jour le façonne et le polit, comme une pierre précieuse. « Je suis une espèce en voie de disparition, car je pense malheureusement qu’on verra de moins en moins de trajectoires comme la mienne dans le football de demain. Tout devient formaté, standardisé, c’est dommage ». En attendant, comme les grands vins, il se bonifi e avec l’âge, prend encore autant de kif avec un ballon, suit des cours d’anglais, entretient sa musculature en salle et s’est inscrit à la boxe : « Je considère ce sport comme un art, un modèle de surpassement de soi ». Et le soir chez lui, comme au temps de son enfance, il se pose à la console pour s’amuser en ligne avec les copains. Le temps s’écoule paisiblement, au fi l des lunes, au rythme des saisons : foot et famille, barbeuc l’été et raclette l’hiver, plaisirs simples d’un homme simple. Et demain ? « Demain, on verra bien. Je voudrais d’abord prolonger ce rêve éveillé, continuer à rendre au football un peu de ce qu’il m’a donné et jouer le plus longtemps possible ». Avec une couleur qui lui colle au coeur, celle du Racing, ce bel habit bleu qu’il n’a pas eu à sa naissance.

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