Le Livre de Ma Vie #2
Jessica Ouellet
Le Parfum, Patrick Süskind
Au cours de mon adolescence, j’ai développé une histoire d’amour avec les bibliothèques. Les mots accompagnaient mes céréales, mes trajets en voiture, et ma routine dodo. À la bibliothèque de mon quartier, j’aimais le chuchotement des voix et le bruit des livres. Le classement méthodique et les reliures alignées satisfaisaient mon obsession des objets bien rangés. Je glisse ici que, malgré cette allure asociale, j’avais beaucoup de copines. Toutes les trois semaines – durée maximale des prêts – je rechargeais mon sac de nouvelles histoires, et de bouquins de cuisine. Je fais partie de ces gens qui lisent les recettes comme un roman. Malgré le caractère étrange de la chose, ils permettent de développer des aptitudes d’improvisation culinaire. Et un amour pour les belles assiettes. Au-delà des livres qui donnent faim, des lectures – plus classiques – ont marqué mon esprit de façon singulière. C’est notamment le cas du roman Le Parfum, de Patrick Süskind.
Paru en 1985, le texte de l’écrivain allemand raconte la vie de Jean-Baptiste Grenouille, un meurtrier captivé par les odeurs. Plus de dix ans après avoir terminé cette lecture, l’ensemble des péripéties m’est flou. Je me rappelle toutefois de la senteur des champs de lavande, des cheveux de poupons qui embaument le caramel, et de la pestilence des rues du XVIIIe siècle. Le texte est captivant d’arômes. Au fil du récit, j’apprenais à simuler des arômes dans mon esprit, et à les vulgariser. Ce livre m’a permis de développer une passion pour les fragrances du quotidien.
Je me remémore cette lecture, et mon parcours de sommelière professionnelle. Ça m’accroche un sourire. Le Parfum n’a pas été l’élément déclencheur de mon cheminement professionnel. Il a néanmoins contribué à l’essor de ma bibliothèque olfactive ; véritable outil de travail. Depuis cette période de floraison littéraire, j’éprouve toujours un petit quelque chose pour les livres tout bien rangés. Et l’odeur enivrante de ceux fraichement imprimés.
Isabelle Formhals
Une amie de la famille, Jean-Marie Laclavetine
Une amie de la famille. On ne peut imaginer accroche plus convenue, plus désincarnée. Et pourtant ! Était-ce la photo de couverture au charme suranné et mélancolique des années 60 ou le sentiment plus diffus de la tragédie qu’elle augurait ? C’est en tout cas sur ce livre que se porta mon choix.
La littérature a peut-être au moins ce pouvoir de réunir ce qui se disperse, d’assembler ce qui s’éparpille au vent des destinées singulières…
Ce roman autobiographique évoque la tragique disparition de la sœur aînée de l’auteur près d’un demi-siècle avant qu’il ne décide d’écrire son histoire et celle de sa famille, dévastée par le chagrin et étouffée par le non-dit jusqu’à… parler « d’une amie de la famille » à propos de sa présence sur les photos. « Il aura fallu un demi-siècle pour que je parvienne à évoquer ce jour, et interroger le prodigieux silence qui a dès lors enseveli notre famille. »
Ce dimanche-là, sur une falaise, Annie 20 ans, jeune femme fougueuse et éprise de liberté est emportée par une vague, et ne sera jamais réanimée.Comme pour redonner sa place à sa sœur disparue, l’auteur n’aura de cesse de plonger dans sa mémoire et de mener un minutieux travail d’enquête tant dans les archives familiales qu’auprès de tous les proches et amis, pour reconstituer sa vie. Même si les souve nirs se délitent, la personnalité d’Annie émerge peu à peu, fraîche, vibrante, idéaliste, à l’image d’une jeune femme d’aujourd’hui.
Au-delà d’Annie ce roman est celui de la mémoire, de la nostalgie de l’enfance et des regrets. Sous l’écriture pure, délicate et sans émotion perceptible, transparaissent en filigrane le désarroi et l’indicible douleur, immobile, expiatoire, de la perte d’un être aimé. « Reste à comprendre à quoi sert d’avoir ainsi retracé ta vie (…) Les mots ne réparent rien. Ils filent comme les heures, comme les jours et les semaines que je regarde bondir en un torrent de plus en plus sauvage, (…) J’ai simplement voulu mettre un peu d’ordre dans ce chaos »
À toi, parti trop tôt !
Pascal Coquis
Le feu follet, Pierre Drieu Larochelle
Il y a des livres d’enfance et d’autres qui n’en sont pas. En même temps, à 15 ans, on est plus vraiment un enfant. Sauf que si. Enfin moi si. À 15 ans, j’étais encore un enfant avec un peu de poils aux pattes, Roger Frison-Roche et Dumas pour lectures, D’Artagnan et Platini pour héros et le terrain de foot près du canal pour champ d’expression. Bref une adolescence faite d’émois fondateurs peu notables. En attendant les filles qui n’arriveraient pas tout de suite, il s’agissait d’être patient.
Avant les filles, Drieu La Rochelle donc. Sur le moment on aurait préféré l’inverse, mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Drieu et son œuvre la plus sulfureuse, cadeau d’une prof de français de Seconde un peu inconsciente ; il faut l’être pour conseiller à un gosse dont le principal drame était la défaite de l’équipe de France à Séville l’été précédent de lire un écrivain maudit. En même temps, il commençait peut-être à se faire tard pour mon enfance. À l’âge où on a trop d’imagination et pas assez de culture pour en faire quelque chose d’un peu crédible, Alain, l’anti-héros de Drieu, a joué son rôle. Cette figure ultime du dandy qui s’est déjà consumée avant que ne s’ouvre le roman et que la drogue ronge et dévore tout au long des pages a été un choc absolu, définitif.
Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés.
Suicide mode d’emploi, chronique d’une mort annoncée et ce passage qui restera longtemps gravé et que je peux encore aujourd’hui citer par cœur
« Je me tue parce que vous ne m’avez pas aimé, parce que je ne vous ai pas aimés. Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien vous ne m’oublierez jamais. Il leva son bras et le piqua… »
Bon, tout ça ne fait peut-être pas un prix spécial du public au festival d’humour de Chamrousse, mais il y avait là tous les ingrédients pour embraser l’esprit d’un môme de 15 ans. Il y avait d’autres héros que D’Artagnan et la vie pouvait être noire, profonde, ce qui rendait peut-être le ciel un peu plus bleu. Enfin je n’en sais rien en fait, je dis ça…
Quentin Cogitore
Voyage avec un âne dans les Cévennes, R.L. Stevenson
À 28 ans et après une peine amoureuse, Robert Louis Stevenson ressent le besoin de se ressourcer et de faire le point sur sa vie. Grand randonneur, il décide de parcourir les Cévennes à pied à travers une randonnée de douze jours. Il achète une jeune ânesse et se met en route le 22 septembre 1878 depuis Le Monastier pour se rendre à Saint-Jean-du-Gard, 200km plus au sud. Dans cette traversée du pays des Camisards, Stevenson raconte l’insurrection des Huguenots français au début du XVIIIe siècle et la résignation montagnarde qu’il y découvre. Entre nuits à la belle étoile et les difficultés qu’il rencontre avec son ânesse, Stevenson livre bien plus qu’une randonnée historique. C’est son voyage initiatique qu’il livre dans la publication de son Voyage avec un âne en 1879.
Et ce livre a précisément joué ce rôle dans ma vie. Je l’ai lu pendant mon premier trek : à 17 ans, je venais de passer le bac et m’échappais pour un mois dans les Pyrénées. Le but de mon voyage était de rencontrer et partager le quotidien des bergers. Pendant 3 semaines, j’ai donc parcouru ces montagnes, bivouaquant ici et là. Au gré des rencontres et dans ce cheminement vers l’âge adulte, on m’a offert un exemplaire du Voyage avec un âne. Et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’avait Stevenson pendant sa randonnée, je réalise qu’il a joué un rôle central dans ma quête des grands espaces.
Avec le Voyage avec un âne, j’ai découvert la littérature de voyage. Stevenson m’a conduit à Nicolas Bouvier et son Usage du Monde puis vers les romans de Jack London. Dans la vie de ces trois écrivains, je retrouve l’obsession de l’écriture, le besoin de raconter la beauté de la nature et la magie de l’aventure.
Aujourd’hui, je crois que c’est cette même envie qui m’a conduit à créer “Vosges qui peut !”, le premier guide outdoor en Alsace. Dans ce magazine 100% local et 100% digital, nous partageons des idées rando à deux pas de Strasbourg et des conseils pour prendre la vie côté nature.
Marie-Paule Fuchs
Les Malheurs de Sophie, La Comtesse de Ségur
Je pénètre dans la bâtisse en pierre blanche défraîchie. J’y monte les marches deux par deux, excitée par l’envie insoutenable de découvrir les affaires déposées par mon oncle sur le pas de sa porte. J’ai 9 ans. Mon insouciance et mon impatience d’alors, apportent un coup d’éclat à cet escalier en bois usé et soumis à rude épreuve par le temps qui passe. Une odeur printanière y flotte.
Me voilà arrivée sur la dernière marche. Je l’aperçois enfin. Elle est posée là à mes pieds, sur le tapis de la porte d’entrée. C’est une valisette en carton de couleur grise et à peine abimée. Je m’assieds en tailleur devant cet objet tant attendu. Je l’agrippe par sa poignée et lapose sur mes genoux. Je me l’approprie comme si je venais de découvrir le graal. Tremblante d’excitation, je fais sauter le verrou. J’y découvre des poupées de toutes tailles, des petits objets, un jeu de cartes, un kaléidoscope et un livre. Ce roman, Les Malheurs de Sophie de La Comtesse de Ségur, ne ressemble en rien aux livres de ma bibliothèque.
Ce livre est un formidable cadeau de mon oncle, ma madeleine de Proust.
Sur la couverture de l’œuvre, une petite fille aux cheveux blonds pas frisés et coupés court, est agenouillée dans sa robe blanche devant sa coiffeuse. Elle se coupe les sourcils pour les faire pousser plus drus ? Drôle d’idée ! C’est Sophie, l’héroïne espiègle et volontaire, aux mésaventures comiques et pittoresques. Sophie qui laisse sa poupée de cire fondre au soleil. Sophie qui confectionne son thé imbuvable à l’eau de l’écuelle du chien. Cette petite demoiselle n’est pas toujours très sage, et très loin de l’image de la petite fille modèle. De ses bêtises, elle va en tirer des leçons souvent difficiles. Sophie m’est terriblement attachante avec ses joies et ses peines, les farces et catastrophes qu’elle traverse avec une agilité et une constance hors pair. Étant une enfant craintive et sage, je l’envie d’être aussi téméraire et audacieuse.
Ce livre est un formidable cadeau de mon oncle, ma madeleine de Proust. Un bel ouvrage des Éditions Hachette de 1950. Mon oncle m’a légué ce livre avec une tendresse infinie. J’apprécie d’autant plus son geste, qu’il restera pour moi un reflet de ses valeurs essentielles. Je l’entends encore me dire : « Marie- Paule, dans la vie il faut être philosophe… ». Je me nourris, aujourd’hui encore, des mots prononcés par cet homme altruiste dont la tendresse a des secondes qui battent plus lentement que les autres.
Crédits photos : Sophie Dupressoir