Madeleine Goschescheck, « J’avais tout préparé pour qu’il parte bien, mais… » I Quelle place donnons-nous à nos aînés ?

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– Article publié dans Or Norme n°41 –

Marginalisés de fait dans une société qui gravite autour de la production de valeur marchande, nos aînés se sont vus encore un peu plus dépouillés de leur dignité avec les restrictions liées au Covid. Voici trois portraits pour redonner de l’épaisseur et de la nuance à une génération souvent décrite en des termes génériques. Ils nous livrent leur histoire, et leurs sentiments face à ce chamboulement qu’est la pandémie…

Que faire de nos vieux ? Longtemps limitée à la sphère intime, cette question s’est invitée dans le débat public avec la pandémie de Covid.  « On ne considère pas de la même façon les retraités qui font tourner les associations bénévolement ou qui gardent régulièrement leurs petits-enfants, et ceux qui ne peuvent plus avoir cette utilité sociale, remarque Cécile Rosenfelder, ingénieure de recherche en sciences sociales à l’EHESP. Ces derniers sont plutôt vus par l’accumulation de leurs incapacités. On peut questionner la place qu’on leur accorde… Car, en réalité, même les hébergements dédiés ont été pensés davantage pour simplifier le système médico-social que pour offrir des conditions de vie décentes et adaptées aux personnes âgées. »

Photos : Abdesslam Mirdass ©

Les résidents d’Ehpad – ou de structures similaires – ont été confinés parfois de manière très stricte, dans leur chambre. Les interdits se sont souvent prolongés au-delà des dates officielles de confinement. « Un peu partout, le principe de sécurité a prévalu sur le respect des libertés. Cependant, les réponses ont varié d’un établissement à l’autre. La loi 2002-2, qui régit l’action dans le domaine médico-social et donc dans les Ehpad, impose de respecter la parole de l’usager. Elle a parfois été bafouée. Mais dans d’autres établissements, les équipes ont innové pour trouver des solutions qui tiennent compte de tous les impératifs », poursuit Cécile Rosenfelder.

Premiers concernés, les « vieux » ont vécu ces restrictions différemment selon leur personnalité, leurs habitudes ou leur situation familiale. Nous avons rencontré trois d’entre eux, triés sur le volet… 

 

Photos : Abdesslam Mirdass ©

Madeleine Goschescheck
« J’avais tout préparé pour qu’il parte bien, mais… »

Résidents dans des établissements différents, Madeleine Goschescheck et son époux n’ont pas pu se voir pendant de longs mois. Il est décédé du Covid en décembre, elle poursuit son chemin bon an, mal an, malgré les regrets et le chagrin…

Son chemisier blanc est impeccable, son sourire est des plus charmants, et quand elle met un chapeau pour mieux profiter du soleil printanier, elle a des airs de princesse britannique. Petit bout de femme de 85 ans, Madeleine Goschescheck a gardé de son métier d’institutrice cette joie calme qui donne envie de lui être agréable.

Alors qu’elle terminait sa formation à l’Ecole normale de Lyon, à la fin des années 1950, une affichette dans un couloir proposant un stage d’allemand à l’Université de Strasbourg pique sa curiosité. Avec quelques camarades, elle met alors cap sur l’Alsace pour trois semaines, pendant lesquelles une soirée dansante lui fera croiser le chemin de son futur mari, étudiant à l’IECS. « J’ai rencontré la perle rare, sans même la chercher », dit-elle avec la gaieté d’une jeune fille.

Fraîchement mariée, elle suit son époux en Algérie, où il effectue son service militaire, avant d’être renvoyée à Lyon « chez Maman » par sécurité. En mars 1961, le couple s’établit à Strasbourg. Madeleine a toujours continué à travailler, même si elle s’est arrêtée trois ans à la naissance de chacun de ses deux fils. « Quand j’ai repris après mon deuxième, en 1972, j’ai fait du télé-enseignement pour les enfants malades. C’était surtout des devoirs à corriger, j’ai beaucoup gratté de papier », s’amuse-t-elle. Ses journées étaient partagées entre son métier et ses garçons, qu’elle appelle « les gosses », dans un clin d’œil involontaire à ses origines lyonnaises. « Le travail ne m’a pas posé de problème, explique-t-elle, en référence à une époque où concilier vie de famille et vie professionnelle n’allait pas de soi pour les femmes. Mon mari m’aidait beaucoup… J’ai eu un homme merveilleux ! J’ai pu faire tout ce que je voulais sans problème, il n’avait jamais un mot plus haut que l’autre. J’ai eu de la chance. »

« Il n’avait pas mérité ça »

D’abord dans un appartement boulevard de la Marne, puis dans une maison à la Meinau, le couple vit heureux pendant 60 ans. « Et puis sa maladie d’Alzheimer est devenue trop dure à gérer à la maison. J’ai hospitalisé mon mari à Schiltigheim le 17 avril 2019 », se souvient-elle avec précision. Elle vend alors leur pavillon meinauvien et en septembre 2019, elle s’installe dans un petit appartement en rez-de-jardin de la résidence service Les Jardins d’Alsace. « J’avais cherché une maison de retraite à Schiltigheim, mais celle que j’ai visitée m’a fait froid dans le dos. Ici, je me suis trouvée bien. Tous les deux jours, j’allais voir mon mari, je prenais le taxi le matin devant la résidence et le soir je revenais en tram, à temps pour le dîner. » 

En mars 2020, c’est le confinement grippe ce nouveau rythme conjugal. 

Les mots de Madeleine peinent à contourner l’énorme boule qu’on devine dans sa gorge… « On n’a plus pu voir le papa », souffle-t-elle. Dans l’établissement qui accueillait son mari les visites restent interdites à l’automne. « On a assez insisté, mais rien à faire, ils n’ont pas voulu… » 

Ce « on », c’est elle et son deuxième fils, Thierry. L’aîné est décédé dans un accident de la route quand il était jeune. « Quand j’ai eu mon opération du genou, j’étais à la clinique juste en face. Le dernier jour, je suis allée à l’accueil, je leur ai dit « Laissez-moi voir mon mari », mais ils n’ont pas voulu », déroule-t-elle. À la tristesse se mêle un soupçon de colère. D’autres seraient furieux, mais la rage n’a pas l’air d’être dans sa gamme. 

« Peu de temps après mon retour de la clinique, je mangeais au restaurant le soir, et l’infirmière est venue me voir pour me dire que mon mari avait attrapé le Covid. » Elle ne le reverra plus, il est décédé le 6 décembre. « J’avais tout préparé pour qu’il parte bien ! Sous-vêtements, chemise, costume, cravate, nouvelle ceinture… Quand j’ai appris comment ils enterraient les gens… Il n’avait pas mérité ça. On s’est retrouvés à l’enterrement devant le cercueil, on n’avait pas pu dire au-revoir au papa. »

Le chagrin envahit le silence qui suit. Madeleine se laisse volontiers emmener sur d’autres terrains, moins douloureux. Elle évoque sa petite 205, que son mari lui avait offerte. « J’avais pu choisir la couleur, je la voulais blanche. » Elle parle de son grand-père, instituteur libre « qui savait vraiment bien expliquer ». Elle souligne la gentillesse et l’intelligence de la dame qui vient l’aider à domicile. Que peut-on lui souhaiter ? « Que ma jambe remarche bien, que je puisse à nouveau vadrouiller toute seule… J’aimerais aller dans le quartier et jusque place Kléber, regarder les livres. On trouve toujours des choses intéressantes quand on fouille. » Le sourire revient. « J’ai toujours eu le dada des livres, comme mon frère, c’est de famille. Je me suis racheté Le Grand Meaulnes. Je lis beaucoup de romans, des descriptions de nature et de paysages… Il n’y a que les livres policiers que je n’apprécie pas beaucoup. » 

En attendant que son genou reprenne du service, Madeleine Goschescheck pousse son déambulateur dans les couloirs, avec un mot agréable pour chacun.

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