Malika Souci, l’art de la rencontre
« Ce qui compte le plus pour moi, c’est le regard qu’on porte sur les autres. Tout un chacun devrait, quand il regarde l’autre, voir ce qu’il peut retrouver de lui en l’autre. Je crois que c’est les valeurs que mes parents m’ont transmises : le partage, la solidarité, oui, ce regard qu’on porte sur l’autre. Je suis très sensible à ça… »
Le regard de Malika est pétillant et pénétrant. Sa voix profonde et son calme élégant inspirent confiance. Et elle s’intéresse aux autres. Tous. Sans distinctions d’appartenance sociale, religieuse, politique ou ethnique. Elle s’intéresse aux gens pour ce qu’ils sont. Sans préjugés.
« Quand tu rencontres quelqu’un… tu es là, tu rencontres la personne… les gens ne se rendent pas compte que le vécu de chaque personne n’est pas inscrit sur son visage. Donc, si tu veux savoir, il faut que tu creuses un tout petit peu, il faut que tu ailles voir, il faut que tu ailles chercher… […] »
« Oui c’est important ! Parce que c’est comme ça que tu apprends de l’autre. C’est comme ça que tu découvres. Chacun de nous a quelque chose, d’accord ? Chacun de nous a quelque chose qu’il maîtrise : un métier, un concept, une idée, etc. On est un tout. Mais, on ne sait pas tout. Donc chacun de nous a quelque chose. Le fait que les gens se mettent ensemble et échangent, ça permet… j’allais presque dire : c’est comme à l’école, c’est un apprentissage qui est beaucoup plus rapide. Si moi demain je te parle de mon boulot, et je te dis comment j’aborde telle ou telle problématique, tu as une idée de… si après tu veux aller plus loin, tu vas plus loin… quand je vais voir des personnes, elles ont ou des métiers ou des savoirs-faire que je découvre et souvent, dès que j’ai un peu de temps, je dis « écoutez, montrez-moi » et puis je passe une heure, deux heures. »
« J’ai rencontré une dame qui faisait des nems, mais alors tueurs les nems : tu te manges les doigts avec ! Et elle m’en avait donné quelques-uns. Et la fois d’après je dis : « écoutez, j’en voudrais. » Elle me dit : « Oui, je vous en prépare une cinquantaine. » – « Non, vous n’avez pas compris, vous préparez pas : on fait ensemble. » Eh bien voilà : j’ai passé deux heures avec elle et j’ai découvert quelqu’un qui a une patience que je n’aurais pas ! Et puis, j’ai appris à faire des nems. Des nems super bons ! Voilà. »
C’est ce que nous avons tenté de faire. Passer un peu de temps avec elle pour comprendre. Pour rendre hommage à ses engagements.
Malika Souci est une jeune retraitée du travail éducatif et social. Elle est ancienne conseillère municipale et communautaire, militante de la vie associative à de nombreux niveaux, et, plus récemment, entrepreneuse d’un tout nouveau genre. Sans relâche, elle cherche les formes les plus adaptées pour donner leur chance aux gens qu’elle croise et leur permettre de s’inscrire sereinement dans le tissu social qu’elle n’a de cesse d’entretenir.
Si tu es affecté, ton jugement n’est plus objectif
« Ce qui compte le plus pour moi, c’est être juste. Être juste, ça veut dire : il n’y a pas besoin de compassion, pas besoin de « on va faire plaisir à… » Non, tu es juste. Si tu es juste, si tu donnes à chacun sa part, que ce soit dans l’échange, que ce soit si tu donnes, que ce soit si tu prends… rester juste. Si tu prends une décision, il faut qu’elle soit juste, il faut qu’elle ne lèse personne. Et quand je dis personne ça veut dire toi aussi, faut pas que tu sois lésé. C’est être juste. Être juste, quand tu le prends dans sa globalité, il y a tout dedans. Il y a la personne à qui tu vas donner quelque chose, il y a celui à qui tu vas donner à manger… Être juste, mais ne pas se laisser envahir. Ça, c’est aussi quelque chose que j’ai appris étant gamine. Quand j’ai commencé à travailler dans le social j’ai beaucoup entendu parler d’empathie : « il faut de l’empathie, il faut »… Mais en fait, c’est des foutaises tout ça, c’est vraiment n’importe quoi. Parce que plus tu as d’empathie, plus tu te mets le doigt dans l’œil. Plus tu as de l’empathie, plus tu es affecté. Et si tu es affecté, ton jugement n’est plus objectif. Ton jugement n’est plus objectif, il est subjectif. Ça veut dire que l’affect qui a été touché chez toi, c’est lui qui va décider, c’est lui qui va t’emmener dans une direction. Mais ce n’est pas objectif. Du coup on revient à soi. […] »
« Tu sais, ce qui me tracasse aujourd’hui ? C’est l’individualisme. Je comprends que les gens soient de plus en plus individuels. Je comprends. Parce que quand t’as rien à mettre dans la marmite, quand t’as pas d’argent à dépenser pour t’acheter un petit truc que t’as envie, quand tu n’as pas assez d’argent pour t’acheter une belle veste ou une bonne paire de chaussures et que t’es obligé d’aller au marché pour acheter une paire de chaussures à 15 € parce que tu sais qu’elles vont se casser tout de suite mais t’as pas le choix, quand tu vas aller faire tes courses au Norma au lieu d’aller les faire à Leclerc, parce que au Norma t’as le double,… Voilà, ça donne l’impression aux gens qu’ils vivent un peu comme tout le monde, mais en fait ils se rendent bien compte qu’ils ne vivent pas comme tout le monde. »
Malika Souci n’est pas de nature à se plaindre. Elle préfère entreprendre. Elle préfère investir son pécule dans de petites entreprises individuelles pour mettre le pied à l’étrier à des jeunes gens qui ne pourraient pas se le permettre. Elle a ainsi, grâce à son apport personnel, pu emprunter l’argent nécessaire pour racheter en 2016 un institut de beauté et un garage automobile. Les jeunes gens qui y travaillent rachèteront progressivement les parts quand l’affaire sera viable et deviendront ainsi chefs d’entreprise à leur tour.
Elle préfère créer fin 2016 une association comme IESS ! et réunir des personnes de tous horizons pour faire vivre la solidarité comme elle l’a toujours fait (ses garages sont pleins de meubles à donner par exemple). Mais cela ne l’empêche pas d’être révoltée par certaines réalités qu’elle s’ingénue à combattre.
« Le monde dans lequel on vit n’est pas juste. C’est pour ça que je parlais tout à » l ‘heure d’individualisme. Et c’est à tous les niveaux. Si on regarde la Terre, le monde, bien évidemment qu’il n’est pas juste. Bien évidemment ! Toutes ces inégalités, le profit des uns, etc… dans chaque strate il y a des inégalités, il y a des injustices. […] »
« L’injustice. Quand je vois quelque chose qui n’est pas juste ça me met hors de moi, mais vraiment hors de moi. Et quand je parle d’injustice, je parle de tout, à tous les niveaux. Quand je vais dans un service administratif et que je vois l’agent, la manière dont il parle avec une personne sous prétexte qu’elle ne parle pas bien notre langue, que… Je trouve ça tellement injuste. C’est comme si elle ne voyait la personne que à travers ce qu’elle représente à ses yeux.
Tout est comme ça ! Tu vois, ça, je trouve que c’est de l’injustice. »
Faire un pas supplémentaire
« Ou comme au Pôle Emploi, tu as des gens qui sont là en CDD. Ils savent qu’ils ne vont pas rester. Et ils se prennent pour le nombril du monde et ils parlent avec les gens comme si c’était des moins que rien, alors qu’ils vont se retrouver dans quelques mois dans la même situation. Je trouve ça injuste !
Et ça me met en colère parce que je trouve que ça nous fait perdre énormément de temps et d’énergie pour rien. Parce que si les gens étaient un peu plus justes, si les gens étaient un peu plus dans « aller vers l’autre », essayer juste d’écouter, on leur demande pas de donner de l’argent, mais juste de comprendre les choses, qu’est-ce qu’on gagnerait comme temps ! Qu’est-ce qu’on gagnerait comme temps ! »
Que faut-il faire alors pour changer les choses ?
« Continuer ce qui a démarré depuis quelques années maintenant. Toutes ces rencontres, tous ces échanges, toutes ces réflexions. Le problème aujourd’hui c’est qu’il y a beaucoup beaucoup de choses qui se passent dans le monde entier… Peut-être que ce n’est pas encore prêt. Peut-être qu’on n’est pas encore prêt à ce que tout ça émerge, à ce que tout ça se fasse entendre. Mais on n’a pas le choix. Il faut qu’on continue à parler, à échanger, à organiser. Alors peut-être aujourd’hui faire un pas supplémentaire. Par exemple, organiser des groupes, inviter les gens à venir à un petit déjeuner, à un quatre heures… et puis on parle, on échange… tu laisses parler les gens… et de toutes façons, les thèmes primordiaux de l’état dans lequel on est vont sortir. »
« Oui, je pense qu’il faut que les gens continuent à se rencontrer. C’est de la responsabilité de tout un chacun de faire en sorte que les gens puissent se rencontrer. Il faut que les gens sortent de chez eux. »
Ainsi, au sein d’une association de familles dans laquelle elle est investie, elle lance un projet de « permaculture » avec les habitants de son quartier, le Neuhof. Pour créer du lien, embellir le quotidien. Elle anime aussi, dans un nouveau commerce qui reçoit cette clientèle avec reconnaissance, un atelier d’écriture où les gens peuvent venir partager leurs textes… et construire ensemble de l’écoute, de la découverte. Tout ça pour regagner le temps perdu avec l’injustice et les préjugés.
« Si les gens étaient juste un petit peu plus ouverts, s’ils regardaient avec les yeux mais sans filtre et s’ils écoutaient aussi sans filtre, ça nous permettrait de gagner beaucoup de temps. Ça veut dire qu’on pourrait faire les choses, ça veut dire qu’on pourrait partager les choses, et partager des moments… et pas seulement pour aller se faire peur. […] »
Tu tricotes tout autour, petit à petit
« Ce qui fait du bien c’est quand je vois que les petites choses avancent. Oui, les petites choses. Je ne vais pas dire que c’est travailler dans la dentelle. Mais en fait on travaille à la dentelle, quoi qu’on fasse. Dans mon boulot, quand je bossais avec les jeunes, c’était dans la dentelle. Tu pars d’eux et puis tu tricotes tout autour. En fait, tu leur fais un petit truc pour qu’ils tiennent. Tu tricotes tout autour, petit à petit. C’est vrai que ce n’est pas simple. C’est vrai que t’as pas des résultats comme ça tout de suite. Mais bon, quand tu vois quelqu’un un an après ou même deux ans… Voilà, ce sont des choses comme ça qui me font du bien. »
Sincèrement, cette rencontre nous a marqué. Nous avons découvert à la fois une réflexion qui stimule et une inépuisable énergie dont beaucoup gagneraient à se nourrir. D’ailleurs, beaucoup de gens se ressourcent auprès de Malika Souci. Comme elle d’ailleurs, se ressource auprès des autres. Depuis cet entretien, une chose est devenue assez claire : nous n’imaginons plus qu’il soit souhaitable de vivre dans un monde sans Souci. Ne serait-ce que pour avoir la chance, un jour, d’être mis en relation…
« Je crois que je puise cette énergie dans mon envie de donner un peu plus à l’autre que ce qu’il n’a aujourd’hui. Dans mon envie que les choses pour les gens se passent bien. Tu sais, pendant longtemps je n’arrivais pas à dire non. Dès que je pouvais j’y allais. D’ailleurs je voulais en faire un métier. Le métier que j’aurais voulu faire, c’est d’être celle qui met en lien. C’est pour ça que IESS !, pour moi, est très important. C’est juste une mise en lien. On n’a pas besoin d’aller beaucoup plus loin. On n’a pas besoin d’organiser, faut pas se casser la tête… c’est juste une mise en lien. Ça veut dire que des gens m’appellent et me disent : « Allo Malika, j’ai ça, ça ou ça… » – « Bouge pas ! je te rappelle ou je t’envoie un SMS. » Je cherche dans mon répertoire et je les envoie chez quelqu’un… »