Marek Halter, le voyage « au bout d’une vie »…

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Depuis longtemps sollicité par tant d’éditeurs pour écrire ses Mémoires, Marek Halter a enfin réuni ses principaux souvenirs dans un gros livre de 500 pages joliment titré « Je rêvais de changer le monde ». C’est ainsi presque un siècle d’Histoire qu’il nous permet de revisiter. Il le fait avec son immense talent de conteur dont l’œuvre – immense –a été traduite en plus de vingt langues et s’est vendue à des millions d’exemplaires à travers le monde entier…

 

Il nous reçoit en ce lundi matin de février dernier dans son appartement baigné de cet incongru soleil de printemps dont la nature déboussolée nous a gratifiés cet hiver. Comme toujours avec cet homme si attentif à l’Autre, l’accueil est d’une belle chaleur.
Le lieu reste incroyablement imprégné de la présence de son épouse Clara, décédée de l’incurable maladie de Parkinson il y a dix-huit mois. Marek a souvent raconté comment ses livres s’élaboraient ici : un chapitre à peine terminé, Clara en devenait la toute première lectrice. Et il en a écrit des chapitres, Marek…
Ici, chaque année et on ne se rappelle plus de la toute première fois, lors de Roch Hachana, le Nouvel An juif, Clara et Marek recevaient ensemble tous leurs amis. Et ils en avaient, des amis…
Ici, l’artiste Clara a laissé son empreinte : avec une calligraphie d’un noir de jais, le mot Paix, partout, dans toutes les langues, sur tous les supports possibles : papier au mur, toile, tissu, canapé, colonne de verre, … et même sur un petit sac d’une sobre élégance qui repose en majesté sur une tablette vitrée.
Cinquante ans de vie commune dans cet appartement, à deux pas de la place des Vosges. « Clara est tombée malade » dit Marek. « Je n’aurais jamais entamé l’écriture de mes Mémoires si je n’avais pas compris que c’est la mort qui s’invitait ici, dans la pièce même où je parle ce matin. Alors, j’ai passé comme un pacte avec elle. Laisse-moi écrire mon livre de souvenirs, laisse-moi raconter mon histoire à Clara, tant qu’elle peut encore l’entendre, laisse-moi lui faire lire les chapitres les uns après les autres, comme on a toujours fait… »
Et la camarde a respecté le pacte. « Soudain, dans le silence du petit matin, entre chien et loup, j’entends comme un bruit. Un bruit sans bruit. Il vient de mon cerveau, de mes entrailles. Je me précipite dans la chambre de Clara. Elle a l’air de dormir. Sa tête est légèrement appuyée sur son épaule. Comme une colombe. Je m’approche. Je n’entends pas son souffle. J’embrasse son front, légèrement, pour ne pas la réveiller. Il est froid. Glacial. Je pousse un cri. L’aide-soignante accourt.Clara est morte. »
Ce sont les derniers mots de la 564ème page du livre, la toute dernière de ce « voyage au bout d’une vie », comme le dit Marek. « Clara m’a accompagné dans toutes les batailles que nous avons menées, spécialement au Moyen-Orient. C’est elle qui a poussé Anouar El Sadate à se rendre à Jérusalem. Une fois arrivé dans la Ville Sainte, il s’est penché vers elle et lui a chuchoté à l’oreille : « Lady Clara, you see, we did it ! » Nous l’avons fait… Les journalistes lui ont bien sûr tout de suite demandé ce que Sadate lui avait confié à ce moment-là. Et Clara, qui m’aimait tant et dont l’ego était sans doute beaucoup moins développé que le mien a répondu : « Il a remercié Marek… » Une traversée du siècle faite main dans la main. « Derrière chaque grand homme, on trouve une femme… » dit l’adage. « Non, pas derrière, à côté… » corrige Marek. « À côté… »

 Staline sentait le tabac…

Il faudrait quasiment une vingtaine de numéros de Or Norme pour ne faire que résumer cette vie quasiment née au cœur de la tragédie du ghetto de Varsovie, une vie qui aurait pu s’éteindre comme cette fragile lueur qui s’éteignit des millions de fois au milieu des années de cendre de la Seconde Guerre mondiale.
Marek dit : « Il y a encore vingt ou trente ans, quand je disais je suis né à Varsovie en 1939, tout le monde savait de quoi il s’agissait. Tout le monde connaissait l’histoire du ghetto, sa révolte, Auschwitz, les camps d’extermination, ce qu’ont alors vécu les juifs et tous les peuples de l’Europe… Aujourd’hui, je pourrais tout aussi bien dire que je suis né à Limoges, à Bruxelles ou à Lisbonne : je suis né à Varsovie ne parle plus aux jeunes. C’est fini. Il faut à chaque fois forcer leur intérêt, leur curiosité : ça fait partie de l’histoire de l’humanité, ce qu’on apprend à l’école dans les livres d’histoire mais c’est comme si ils n’étaient pas concernés. Quand on réalise ça, on comprend mieux la passivité face à la recrudescence de l’antisémitisme. L’autre jour, CNN est venu recueillir mes réactions après l’agression antisémite dont Finkielkraut a été victime près de chez lui, à Montparnasse. Quelles leçons tirez-vous de ça ? m’ont-ils demandé. Je leur ai répondu que ce ne sont pas tant les mots vociférés par cet islamiste qui m’ont choqué. Il y a toujours eu et il y aura toujours des gens portés par la pulsion de mort et qui vont l’exprimer contre les juifs, les arabes, les homosexuels, les tsiganes… peu importe. Ce qui m’a choqué, c’est qu’en fond d’image, très près de ce type, on voyait les gens continuer à défiler. Il y a même une vieille dame qui s’est arrêtée un instant, a écouté avec l’air de quelqu’un qui n’était pas concerné avant de vite reprendre son chemin… Ça, ça m’a réellement fait peur. Cette inconscience totale de la gravité de ce moment… Un jour que je déjeunais avec Simone Veil en compagnie de Willy Brandt, le chancelier allemand qui fut un des premiers résistants allemands antinazis, je l’ai entendu nous dire cette phrase qui nous a frappés : « Si à l’époque de la République de Weimar la démocratie a sombré, ce n’est pas parce qu’il y avait trop de fascistes, c’est parce qu’il n’y avait pas assez de démocrates… ».
Il est ainsi Marek, à chaque instant, et son livre en est plein à ras bord, l’anecdote, la phrase, les mots ou le récit d’une rencontre qui éclairent…
Comme un de ses plus anciens souvenirs qu’il nous sert au moment où on lui fait remarquer à quel point la liste des grands de ce monde qu’il a croisés et côtoyés de près est impressionnante (pêle-mêle, Peron en Argentine alors qu’il n’a pas dix-huit ans, puis plus tard, alors que Clara vient d’entrer dans sa vie, Nasser, Sadate donc, Golda Meir, Ben Gourion, Moshe Dayan, Itzhak Rabin, Peres, Arrafat. Plus tard encore, Gorbatchev, Poutine, Jean-Paul II, et tous les présidents français depuis Mitterrand jusqu’à l’actuel locataire de l’Elysée.
Sa « chance » comme il dit : il n’avait que dix ans quand le petit membre des jeunesses communistes qu’il était devenu bien malgré lui a été choisi parmi d’autres pour remettre un bouquet de fleurs à Staline, sur la place Rouge, au lendemain de la victoire contre l’Allemagne nazie. «  J’ai vu un type qui était beaucoup plus petit que sur son portrait qu’on voyait partout, un visage tout troué par une probable vérole quand il était petit, il sentait le tabac. Il m’a caressé la joue en bredouillant « gentil garçon », il aurait pu dire n’importe quoi d’autre. Tout le monde lui cirait les bottes. Moi, je me suis rendu compte que je n’avais pas le faire. À partir de là, je ne me suis jamais laissé impressionner par quiconque. Cet épisode avec le « petit père des peuples » comme il se faisait appeler a complètement désacralisé à mes yeux les gens célèbres… »

 

 Bon sang, il faut se parler…

Le livre regorge de ces histoires qui éclairent les sept ou huit dernières décennies. Mais, invariablement, Marek revient à la paix au Proche-Orient au point de raconter ses efforts d’aujourd’hui pour réunir 300 000 Palestiniennes et Israéliennes qui défileraient ensemble et en chantant à Jérusalem. « Avec une seule immense banderole sur laquelle on lirait : Shalom et Salam » dit-il. « Tu te rends compte, si on réussit à monter ça, ça en serait définitivement fini de tous ces malheurs. Qui oserait tirer sur cette foule où se trouve sa mère, ses sœurs, sa femme, ses filles ? Personne n’oserait tirer… » Reste à trouver les fonds pour acheminer ces femmes de toutes les régions d’Israël, des territoires palestiniens y compris Gazzah, les loger, les nourrir, organiser des équipes pour encadrer la marche… « On a du mal à trouver des mécènes » reconnaît-il.
Il sera comme ça jusqu’à son dernier souffle, Marek. Jamais du côté du manche qui cogne, toujours là pour essayer de comprendre. En décembre, il fut le seul intellectuel qu’on vit aller à la rencontre des gilets jaunes pour leur parler. « Oui, c’est exactement ça, j’ai voulu comprendre » confirme-t-il. « Je les ai écoutés. Je les ai entendus m’expliquer d’où et de quoi ils venaient. C’est assez curieux, on m’a commandé récemment un article sur l’antisémitisme et en me plongeant dans l’histoire, j’ai trouvé quelque chose de comparable. Au 14ème siècle, il y a eu la croisade des Pastoureaux (les bergers, en vieux français – ndlr). Le climat avait brutalement changé, il pleuvait sans cesse et sans cesse et il y a eu d’immenses inondations. La misère… Les paysans isolés se sentaient perdus. Ils se sont alors mis en marche vers les villes, en brûlant tout sur leur passage. Et bien sûr, comme il faut toujours depuis la nuit des temps trouver un bouc émissaire, ce seront les premiers grands massacres des juifs… Aujourd’hui, il y a les médias, la télévision, les réseaux sociaux. Cela pourrait donc être plus simple. Notre président, s’il s’était intéressé à eux, aurait pu dire en direct à la télé : cher Français, je vous ai compris ! Le général de Gaulle l’a fait avant lui, non ? Mais il a réagi en fait comme un vieux politicard, au lieu de réagir comme ce qu’il est, un jeune qui a inventé la politique « start-up », la politique du temps du smartphone. Au lieu de ça, il a voulu jouer l’usure. Deux mois plus tard, il est obligé de leur promettre dix milliards d’euros qu’il n’a pas. Personne ne comprend à quoi vont servir ces dix milliards. Tout ça parce que lorsqu’on dit des choses en vitesse, on ne prend pas le temps d’expliquer. À l’heure où je parle, on est le 25 février, et il ne s’est toujours pas adressé à eux… »
Et Marek, ce grand magicien du Verbe, ce conteur hors pair de s’exclamer : «  Bon sang, il faut se parler. Là est le génie de l’être humain. Seul parmi les êtres vivants sur la terre, il possède la parole. À partir du moment où un homme qui veut te tuer accepte de t’écouter puis de te parler, il ne te tuera pas !… Mais aujourd’hui, le Verbe devient rare. Où sont les intellectuels ? Il n’y a plus que des chroniqueurs du présent mais personne pour avoir une vision du monde. Par le passé, on s’est certes trompé mais on pouvait argumenter sur les visions d’avenir qu’on nous proposait. Aujourd’hui, il n’y en a plus. D’où notre désespoir… »

Alors, que faire ? C’est la grande question et Marek se la pose à lui-même à voix haute. Peut-être manifester lui aussi main dans la main avec tous les hommes de bonne volonté. Comme il le fit le jour de l’hommage des chefs d’Etats du monde entier, réunis autour de François Hollande après la tuerie de Charlie Hebdo, avec l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi. Ce jour-là, au plus profond de l’immense émotion ressentie par tout un pays, la foule a acclamé ces deux hommes qui remontaient l’avenue en osmose. «Même les policiers applaudissaient » se souvient Marek. « L’autre soir, on était là sur la place de la République pour manifester contre l’antisémitisme. J’ai réuni trois cents musulmans, presque tous imams, j’ai payé de mes deniers une grande banderole avec ces mots « Musulmans contre l’antisémitisme » en français et en arabe. Le matin encore, le Préfet de police m’appelait pour me mettre en garde contre l’aspect dangereux d’une banderole écrite en arabe qui risquait d’exciter les uns ou les autres. Tu parles : on s’est mêlé à la foule et les gens nous applaudissaient… »

Tout sauf l’indifférence…

Oui, que faire ? Marek ne compte que sur le pouvoir de l’éducation. Il tient à raconter sa rencontre avec ces collégiens qui ne voulaient pas entendre parler de la Shoah et qui, à la moindre tentative du professeur de l’évoquer, se mettaient à tambouriner bruyamment sur leur pupitre. « Alors, j’ai essayé de les mettre en valeur » se souvient-il. « Je leur ai demandé qui a inventé les mathématiques. Qui a inventé le zéro ? Les arabes. Qui a inventé l’algèbre ? Les arabes. Qui a créé les premiers hôpitaux, à Bagdad, au 12ème siècle ? Qui furent les premiers astronomes ? Les arabes, là encore…La majorité des gosses de cette classe, qui savent qu’ils sont musulmans, que leurs parents ou leurs grands-parents ne sont pas nés ici mais sont venus de là-bas, une fois valorisés, se sont mis eux aussi à me poser des questions. Où avez-vous appris tout ça ? Et bien, j’ai vécu en Asie centrale, avec des musulmans, j’étais réveillé chaque matin par l’appel du muezzin. Alors vous êtes né là-bas ? Non, je suis né à Varsovie. Alors, qu’est-ce que vous faisiez en Asie centrale ? Et bien, les nazis voulaient nous tuer, alors on s’est enfui. Pourquoi voulaient-ils vous tuer ?.. Du coup, j’ai pu raconter la Shoah et ils ont écouté avec une grande attention… »
Parler. Toujours parler et résister, aussi. À ce journaliste qui insistait pour qu’il commente encore les images d’Alain Finkielkraut et lui demandant comment il aurait lui-même réagi en pareil cas, Marek n’a pas hésité à répliquer que s’il avait été à la place du philosophe, « je me serais approché de ce petit rouquin islamo-fasciste et je lui aurais parlé. Je lui aurais demandé pourquoi il s’attaquait à moi comme ça. Je lui aurais dit que le Coran ne permet pas de s’attaquer à un homme qui fait œuvre de littérature. Nous sommes des peuples du Livre. C’est écrit : il faut respecter quelqu’un qui écrit des livres, qu’on soit d’accord ou non avec ce qu’il écrit ou dit. Vous serez puni si vous ne respectez pas ça. Le journaliste m’a rétorqué qu’il m’aurait frappé. Je n’en suis pas si sûr que ça et tant bien même ? Et alors ?.. »
Parler, résister, rester debout face à l’indicible. Tout, sauf l’indifférence qu’il a remarquée en arrière-plan de la scène et qui le tourmente encore.

Je rêvais de changer le monde : c’est le titre de ses Mémoires choisi par Marek Halter. Quelle vie ! Quelle vie inespérée pour ce petit bout de chou de quatre ans rescapé de l’horreur du mitan du XXème siècle et qui n’a cessé depuis de parcourir le monde avec sa tranquille assurance et son opiniâtre discours de paix.
« Et je suis encore en vie ! » dit Marek en riant…