Paul Lang « Mon métier comporte un enjeu éthique de civilisation en matière de transmission… »

Partager

Il est arrivé au printemps en droite ligne d’Ottawa où il était directeur adjoint et conservateur en chef de la National Gallery canadienne. En mars dernier, dans sa toute première interview publique (lire Or norme n°29 de mars 2018), il nous avouait avoir dit oui « dans la seconde » à la proposition de postuler pour Strasbourg. Neuf mois plus tard, nous avons de nouveau rencontré cet alsacien passionné et si heureux de s’être réinstallé sur sa terre natale, à la tête des Musées de Strasbourg…

 

Or Norme : Les hasards de votre naissance vous ont doté d’emblée d’une double culture qui, on l’imagine en tout cas, a dû vous être fort utile ensuite. Vous êtes né à Bâle en 1958, d’un père alsacien et d’une mère Suisse alémanique…

– « Oui, c’est exactement ça. J’ai passé mon enfance dans le Sundgau jusqu’à l’âge de dix ans. Et mes parents, qui souhaitaient que je sois parfaitement bilingue, m’ont ensuite inscrit dans une école de langue allemande, à Bâle, une forme de parfaite immersion en quelque sorte. J’ai de nouveau rejoint le système français en 4ème au collège de Saint-Louis où j’ai passé ensuite mon bac. En obtenant ce diplôme, je savais déjà que je souhaitais faire des études universitaires d’histoire de l’art pour devenir conservateur. Ce fut un peu plus compliqué que prévu : pour mes parents, conservateur n’était pas un métier, ils m’imaginaient plutôt avocat. J’ai donc fait une année de Droit à Genève, année qui s’est évidemment plutôt mal passée. J’ai donc pu ensuite faire ce que j’aimais en intégrant histoire de l’art, un cursus qui, à l’époque, comprenait une matière principale et deux matières secondaires dont une langue étrangère. J’ai donc choisi la littérature française en matière secondaire et la littérature allemande en matière tertiaire. Le tout conduisait à une licence, la maîtrise n’existant pas encore. J’ai soutenu ma thèse en 1989, toujours à Genève. À partir de 1983 j’ai été pendant trois semestres assistant au département d’histoire de l’art de l’Université de Neuchâtel, puis j’ai travaillé pour l’Institut suisse pour l’étude de l’art, d’abord à mi-temps. Après avoir soutenu ma thèse, ce fut à plein temps et j’y suis finalement resté quinze ans. Je peux dire que j’ai appris mon métier dans cet Institut central qui travaille pour l’ensemble des musées suisses : j’y ai appris ce qu’était un inventaire de collection, j’y ai rédigé des catalogues de collection également : c’est de là que provient ma conviction profonde qui est que la chose la plus importante pour un musée est son propre patrimoine et qu’il faut bâtir son programme à partir de ce qu’est cette collection, ou de ce qu’elle devrait être. En 1994, j’ai réalisé mon premier commissariat d’exposition à part entière sur le thème d’« Amour et Psyché à l’âge néoclassique» au Kunsthaus de Zurich. J’ai ensuite été conservateur en chef du département des beaux-arts du Musée d’art et histoire de Genève jusqu’en 2011…

Comment vous retrouvez-vous ensuite à Ottawa, si loin de l’Europe où vous n’aviez cessé de vivre et œuvrer auparavant ?

C’est en plein montage d’une exposition sur Corot que je reçois un courriel puis un appel d’un chasseur de têtes, dans la plus parfaite tradition du mode de fonctionnement nord-américain qui consistait donc à mettre en concurrence un certain nombre de conservateurs canadiens, américains et européens. Cette proposition m’a séduit car, onze ans après avoir pris mes fonctions à Genève, j’avais un peu envie de changement. De plus, je pensais déjà à l’époque qu’une expérience nord-américaine serait fondamentale dans l’évolution de ma carrière, je l’avais constaté pour d’autres collègues qui l’avaient réalisée, dans d’autres grands musées. J’étais tellement obnubilé par cet accrochage que je n’ai même pas eu le temps de rédiger une vraie lettre de motivation. Je me suis donc contenté, un soir très tard, de mettre mon CV à jour ! ça ne m’a pas empêché d’être retenu pour un premier entretien, à Londres, et je me suis retrouvé de fil en aiguille dans la short-list de deux candidats. J’ai été invité à passer une semaine à Ottawa où j’ai longuement rencontré les équipes, le directeur et le conseil d’administration de la National Gallery, ainsi qu’un certain nombre de collectionneurs, de mécènes et de sponsors. De retour à Genève ensuite, j’ai appris huit jours plus tard que ce poste m’était proposé…

En dehors de cette expérience nord-américaine qui vous paraissait nécessaire, qu’est-ce qui vous a spécialement attiré là-bas ? L’attrait pour un mode de fonctionnement loin des standards européens ?..

Plusieurs choses, pour être franc. D’abord, à titre purement privé, je venais de me séparer et changer de ville me paraissait être une bonne chose. Ensuite, ayant suivi mes études supérieures en Suisse, je n’ai pas été formaté comme la plupart de mes collègues français au sein de l’Institut national du patrimoine. J’avais donc très envie de collaborer à une institution bénéficiant de moyens nord-américains, avec une autre ouverture d’esprit, bénéficiant de budgets d’acquisition et, de plus, le poste de directeur-adjoint correspondait à une progression dans ma carrière professionnelle qui me faisait passer de conservateur de département à un poste de numéro 2. Ce défi, j’en avais besoin, j’ai donc eu très envie de le relever. Et je n’ai rien regretté.

Lesquelles, dans les grandes lignes ?

D’abord, l’importance de la médiation culturelle, qui est un secteur très important en Amérique du nord et plus particulièrement au Canada qui est le pays qui a inventé ce métier qui n’existait pas encore. D’ailleurs j’en profite pour rappeler qu’en France, Strasbourg est considéré comme pionnier en matière de création d’un service éducatif et culturel très performant dans un musée. Cela s’est fait ici sous la direction de Mme Pfenninger qui est, comme par hasard, américaine d’origine… (Margaret Pfenninger était jusqu’en 2017 la responsable du Service éducatif des musées de Strasbourg – ndlr). J’ai donc collaboré là-bas avec un service éducatif et culturel très performant, doté d’un vrai souci, celui d’être à l’écoute des nouvelles technologies. Elles ont fortement perturbé notre rapport à l’image, et plus particulièrement en ce qui concerne les nouvelles générations. J’ai appris quelque chose de fondamental durant les sept années passées au Canada : si la reproduction à l’infini des œuvres, grâce à ces nouvelles technologies, donne le tournis, elle peut et doit être maitrisée. Elle ne doit pas servir de substitution à la découverte directe et traditionnelle de l’œuvre, ce qui signerait à coup sûr la mort des musées. On entend déjà certains professionnels, heureusement encore fort rares, qui disent qu’on n’aura bientôt plus besoin de musées, la confrontation à l’original n’étant selon eux plus nécessaire… C’est pourquoi je pense qu’il faut développer ce rapport aux nouvelles technologies en mettant en avant sa fonction incitative. Je n’hésite pas à dire, mais c’est sans la moindre prétention, croyez-le bien, que mon métier comporte un enjeu éthique de civilisation en matière de transmission. La relève des publics est une mission essentielle pour des gens comme moi. Sinon, on ne verra bientôt que des gens de ma génération dans les musées qui seront alors plein de têtes blanches et là, il sera trop tard pour agir car avant trente ans, les musées seront fermés ! Notre obsession est donc de transmettre, par tous les moyens. C’est un idéal qui vient directement de l’âge des Lumières, c’est une vocation formidable que nous nous devons d’assumer. Et j’en viens encore à l’objet de votre question : au Canada, j’ai appris à acquérir les moyens de cette ambition-là. La relève des publics est l’objectif majeur que doit atteindre cette mission de médiation culturelle. Et Strasbourg, grâce à la tradition déjà acquise grâce à Mme Pfenninger et à l’humanisme de Roland Recht est le meilleur endroit pour agir en ce sens. (Roland Recht, grand historien de l’art et universitaire, fut directeur de Musées de Strasbourg de 1986 à 1993 et initia, notamment, la construction du Musée d’art moderne et contemporain inauguré en 1998 –ndlr). Cela va bien sûr de pair avec l’élargissement de l’accès à la culture. J’ai déjà expérimenté la mise en place de synergies pour y parvenir au sein des musées où j’ai travaillé et particulièrement à Genève : il est évident que le public amateur d’art contemporain n’est pas le même que celui du musée des beaux-arts, par exemple. À Genève, j’avais monté une exposition sur la résonance de l’œuvre de Richard Wagner dans les beaux-arts, de Renoir à Anselm Kiefer (un artiste plasticien allemand qui vit et travaille aujourd’hui en France – ndlr). Une collaboration parfaite entre le musée d’art et d’histoire, l’Opéra de Genève, l’Orchestre de la Suisse-Romande, le Conservatoire et un cinéma d’art et d’essai. Cette exposition a connu un immense succès. J’envisage dès cette saison une collaboration étroite avec l’Opéra du Rhin, dont on aura l’occasion de reparler. Le décloisonnement culturel est donc une de mes fortes motivations.

Tout cela nécessite évidemment des budgets qui peuvent être très importants. On connaît le caractère contraint que recèle désormais l’apport de budgets publics. Il va donc falloir, pour la culture comme pour d’autres secteurs de la vie de la cité, se tourner vers d’autres sources financières. On pense bien sûr au mécénat privé. J’imagine que votre expérience nord-américaine vous a également beaucoup appris dans ce domaine…

Déjà, à Genève, j’avais été amené à explorer la voie du privé, notamment pour acheter des œuvres. J’ai même pu mener une campagne de restauration d’une partie de la collection grâce à un mécène privé. Cependant, ce rapport au mécénat et au sponsoring est assez différent en Amérique du nord et je vous avoue que je ne vais pas chercher à l’importer intégralement tel qu’il se pratique là-bas. J’ai pu en mesurer certains excès… Disons aussi que j’ai appris à ne pas être naïf et rester lucide devant les excès du culte de l’argent pour l’argent, quand il est utilisé comme seul moyen de pouvoir… J’aime bien cette tradition de l’humanisme rhénan qui proclame que « la propriété responsabilise », je l’entends souvent à Strasbourg et c’est rassurant, à mon sens. Quand un partenariat public/privé est bien conçu dans cet esprit, il peut parfaitement fonctionner…

Le poste que vous occupez désormais à Strasbourg est, par nature, très en vue puisque vous dirigez dix musées. En fait, ce périmètre génère forcément un vrai défi à relever, non ?

Oui, c’en est un, assurément. Il ressemble à celui que je relevais déjà à Ottawa, puisque je supervisais sept départements de conservation différents en tant que directeur-adjoint. Ce qui représentait vingt-et-un conservateurs, le double d’ici. Le vrai défi, ici, à Strasbourg, c’est l’équilibre à trouver entre les dix institutions sous ma responsabilité, avec des moyens qui ne sont pas énormes. Ce furent mes premiers mots aux équipes quand je les ai rencontrées pour la première fois après mon arrivée. Je n’ai bien sûr pas de musée préféré mais par nature, certains d’entre eux ont de plus gros besoins que d’autres, en terme d’acquisitions par exemple : un tableau pour le Musée d’art moderne et contemporain n’a pas le même prix sur le marché qu’un objet à caractère ethnographique pour le Musée Alsacien. Mais je me dois de garantir une visibilité et un équilibre entre les dix musées. C’est un challenge que je me dois de relever au quotidien avec les équipes, d’autant qu’il manque toujours un espace d’exposition temporaire qui serait à la disposition de ces dix institutions…

Vous allez bien sûr pouvoir, au fil des mois qui viennent, détailler vos projets concrets d’expositions ou d’événements. Peut-être pouvez-vous nous parler ici de quelques-uns d’entre eux sur lesquels vous vous êtes déjà mis au travail depuis cet été…

Je vais vous en citer quatre, mais bien sûr d’autres sont en cours de réflexion ou de montage et ils seront communiqués largement en amont. Je vous l’ai dit tout à l’heure, selon moi les programmes d’expositions doivent se bâtir à partir des collections existantes, pour les rendre plus intelligibles, plus accessibles, pour les mettre en perspective et les contextualiser. Je parle bien sûr de ce qui figure dans les collections mais aussi de ce qui pourrait y être.
À l’automne-hiver 2010/2021, deux grandes expositions s’appuieront sur le patrimoine de Strasbourg. Goethe à Strasbourg à la Galerie Heitz du Palais Rohan, puisque c’est à Strasbourg, en un an et demi, que Goethe a en quelque sorte construit le laboratoire de sa pensée et l’exposition sur La Marseillaise qui fait partie intégrante du patrimoine de la ville et qui est conçue par le Musée Historique au Musée d’Art moderne et contemporain en partenariat avec le Musée Historique de Marseille et le Musée de la Révolution française de Vizille. Il me semble que les temps que nous vivons méritent que l’on fasse réfléchir sur la distinction entre le patriotisme et le nationalisme. J’ajoute que ce ne sera pas seulement une expo franco-française puisqu’elle permettra de présenter l’iconographie suscitée par d’autres grands hymnes européens.
L’année suivante, lors de l’automne/hiver 2021/2022, nous prévoyons une grande exposition sur le Sida dans la création contemporaine au MAMCS. Cette maladie terrible a également irrigué la création depuis son apparition dans les années 80 jusqu’à nos jours. Au Musée de l’œuvre Notre-Dame, en résonance, Cécile Dupeux montrera comment d’autres maladies considérées comme infâmantes comme la peste par exemple, ont été traitées dans l’art du Moyen-âge et de la Renaissance.
Puis, encore un an plus tard, en 2022/2023, s’ouvrira l’exposition sur Jean-Baptiste Pigalle en collaboration avec le département des Sculptures du Musée du Louvre. On l’oublie un peu mais avec le tombeau du Maréchal de Saxe qui se trouve dans l’église protestante Saint Thomas depuis 1777, Strasbourg possède un chef d’œuvre absolu de la sculpture française du XVIIIème siècle qu’il sera très intéressant de remettre en perspective. La seule présence de ce tombeau à Strasbourg en dit long sur la perception que le pouvoir royal et centralisateur avait de la ville… Enfin, selon moi, Pigalle est l’exemple-même de l’artiste pétri par l’ailleurs. Qu’aurait-il été s’il n’avait pas été en Italie, s’il n’avait pas en permanence été à l’écoute de tout ce qui l’entourait, dans l’Europe entière ?
Toute proportion gardée, je pense aussi à Tomi Ungerer en vous disant ça : l’exemple même qui prouve qu’on peut être patriote sans être nationaliste. Tomi est alsacien, français et citoyen du monde. Populaire partout, à New-York, en Allemagne, en Suisse alémanique où se trouve sa maison d’édition et en Alsace et à Strasbourg, bien sûr. Il est resté naïf, enthousiaste mais aussi lucide. Je l’aime beaucoup… »