Philippe Ochem, on l’écoute en vrai…

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On était venu pour avoir la réponse à une énigme : comment se fait-il que, dans une ville comme Strasbourg, qui plus est si cosmopolite, il n’existe pas un lieu festif dédié au jazz, comme on en trouve dans toutes les grandes agglomérations et qui accueille le public qui plébiscite cette musique toujours si inventive ? Et puis, la rencontre avec Philippe Ochem nous a emmenés bien loin de là. On a swingué…

Rue des Frères, au siège de l’association Jazz d’Or, c’est un bureau comme on les aime. Un léger bordel suffisamment discret pour ne pas être trop ostensible mais malgré tout visible, juste assez pour attester qu’on y bosse plutôt dur. Au mur, des étagères où se serrent des centaines de CD et des affiches polychromes d’anciennes éditions… Et, derrière le bureau, par-dessus le noir de bakélite de ses grosses lunettes, les yeux plein de malice de Philippe Ochem, la mémoire sur pattes du jazz dans notre ville…

C’est tout sauf simple…

Alors, une réponse à la question ? Pourquoi n’existe-t-il pas de lieu incontournable dédié au jazz à Strasbourg ? « Je connais évidemment très bien cette question » sourit-il. « Vous savez, la situation réelle est toujours plus compliquée qu’on ne l’imagine. Une correction d’abord. Il n’y a pas systématiquement de lieu de jazz dédié dans toutes les villes de la taille de Strasbourg, nous ne sommes pas une exception ici. Mais c’est vrai, des clubs de jazz il y en a eu par le passé, j’en ai même tenu un jusqu’en 1985 : il y a eu, entre autres, vers la fin des années 70 et les années 80 L’Ange d’Or dont le nom du festival Jazzdor découle directement d’ailleurs, le Café des Anges en a pris la suite avant d’être repris sous sa formule actuelle. Fin des années 80, le Funambule a réussi à durer quelques années… Tout ça montre que le modèle économique du club de jazz est un peu compliqué, on va dire ça comme ça. Il y a deux possibilités : le modèle privé avec mécène ou le modèle labellisé « Scènes de musiques actuelles, SMAC », un label d’Etat. Les SMACJazz, ce n’est pas très compliqué, il y en a sept en France, dont nous. Avec Brest, nous sommes deux SMACJazz hors les murs, comme on dit, c’est à dire qu’on programme des concerts et des actions culturelles dans les murs des autres… A part ces sept villes, ce ne sont que des clubs privés mais là, on est dans une équation qui fait appel aux gros mécènes comme je le disais : à Paris, le Duc des Lombards appartient au groupe Pierre & Vacances dont le président est un fan de jazz qui finance d’ailleurs aussi la radio TSF. Le Sunside Sunset qu’on trouve également rue des Lombards appartient toujours au fils d’un très gros commerçant parisien qui continue à injecter beaucoup d’argent dans son club. Ici, à Strasbourg, nous avons essayé à plusieurs reprises de monter un lieu, on n’y est pas parvenu. Parvenir à faire tourner un lieu permanent, c’est tout sauf simple. On a même envisagé la barge ou la péniche, sans succès aussi… » raconte Philippe Ochem.

Un QG au centre culturel du Fossé-des-Treize

Alors, quid de Jazzdor ? « On a donc créé ce festival strasbourgeois et on vient de boucler la 33ème édition » souligne ce passionné. « Il se complète par un second festival que nous programmons à Berlin. Parallèlement, en dehors de ma casquette Jazzdor, je programmais une saison d’une quinzaine de concerts à Pôle Sud. Ca veut dire concrètement que l’amateur de jazz strasbourgeois peut trouver à peu près deux fois par mois de quoi nourrir ses oreilles. On n’oubliera pas non plus de saluer tout le bon travail, plus mainstream, effectué par le Cheval Blanc à Schiltigheim. Il y a toujours eu aussi des pianos-bar ou des restaurants qui organisent des scènes ouvertes… »
Le bilan jazzy strasbourgeois est somme toute positif, à écouter Philippe Ochem : « Mais oui » affirme-t-il « on a un outil de travail conséquent : on a deux festivals, une saison, on fait de l’action culturelle, on est producteur-délégué d’un grand ensemble, on a un label discographique, on pilote une résidence en milieu rural avec un collectif, bref on a un champ d’action plutôt conséquent. Personnellement, je suis président du réseau national AJC, qui fédère 75 diffuseurs de jazz en France…. »

Philippe Ochem

Depuis deux saisons, Jazzdor mise beaucoup sur le centre culturel du Fossé-des-Treize, dans le quartier du Tribunal, près de la place de la République. « Tout le monde ne s’est pas encore nécessairement approprié le lieu et le programme » reconnaît Philippe Ochem. « On communique néanmoins très largement sur ce que l’on fait. Sincèrement, si on s’intéresse vraiment au jazz et qu’on vit à Strasbourg, on sait ce qui se passe à Jazzdor… »
Pour finir, il nous livrera un vrai plaidoyer pour le rajeunissement des publics du jazz, une œuvre de longue haleine selon lui : « J’en parle presque comme un coureur de fond, parce qu’on travaille cette question depuis trente ans : ça veut dire que tous les ans, sans faiblir, on va chercher les étudiants, on va dans les écoles et j’en passe ; tous les ans, on se dit qu’on travaille le public de demain car on voit bien que notre public de base vieillit. Il n’y aurait rien de pire que de voir sur la scène des musiciens vingtenaires ou trentenaires et dans la salle des gens de 70 ou 80 piges !.. Jazzdor s’inscrit résolument dans la promotion d’un acte artistique contemporain. On ne programme jamais de musiciens qui jouent des standards comme on les jouait dans les années 50 ou 60, on n’est plus du tout dans ce modèle-là. On programme le jazz comme on pourrait programmer de la musique contemporaine ou de la musique classique, on le fait simplement de façon plus conviviale. Encore qu’eux y viennent aussi à cette convivialité, au Philarmonique, à Musica ou à l’Opéra, ils se rendent bien compte aussi qu’il y a un problème. On est tous dans le même bateau, même si nous, on traine un imaginaire un peu particulier qui en effet n’est pas celui de la musique classique ou de la musique savante en général… Notre problématique est claire, Jazzdor doit se trouver aux confluences de tout ce que nous venons d’évoquer : il faut que ce soit convivial, dans un endroit le plus central possible, et qu’on soit en phase avec les pulsations les plus actuelles possibles. Il nous faut encore un peu de temps, c’est clair : même nos abonnés depuis trente ans ont encore un peu de mal avec notre structuration. Le festival en novembre, pas de problème, ils connaissent bien. Mais la saison qui se poursuit ensuite, c’est moins évident. Ah ! mais vous avez aussi une saison ? On leur dit oui, avant la saison c’était à Pôle Sud. Ah ! Pôle Sud c’est fini ? Ben, oui, ca fait trois ans maintenant… Ce n’est pas encore inscrit dans toutes les têtes, manifestement. »
Et Philippe Ochem de raisonner à voix haute sur ces moyens de communication modernes comme les vidéos virales sur les réseaux sociaux et de citer un exemple révélateur, comme un fil d’Ariane à suivre de temps à autre : « L’an passé, j’ai programmé Shabaka Hutchings et son groupe Sons of Kemet. Ce jeune anglais joue un peu comme Sonny Rollins : lui devant, long chorus, super son, deux batteurs et un tuba. Ça groove terrible. Il a à peine plus de trente ans, une vraie histoire qui se raconte derrière lui et qu’il entretient, via les réseaux sociaux, pour toute une tribu qui le suit sur internet. On l’a programmé comme toutes les autres affiches de la saison, sans plus. Aucune prévente. Et bien, le soir-même du concert, on a vu débouler avec surprise deux cents vingtenaires ou jeunes trentenaires qu’on aurait dit issus de nulle part mais qui avaient bel et bien intégré son existence grâce à leurs smartphones. Pas un ne fréquentait habituellement le Fossé-des-Treize et pourtant, ils étaient là… » se rappelle avec un grand sourire ce Montbéliardais d’origine qui, lui-même pianiste, est la figure du jazz à Strasbourg depuis le début des années 80…

Philippe Ochem avec Archie Shepp lors du récent festival Jazzdor