Russie: Cent ans après
1917-2017. Nous qui sommes si entichés de commémoration semblons pourtant établir des priorités dans l’entretien du souvenir. Certes, les publications sur le sujet ne manquent pas. Véritables nouveautés ou réimpressions, les livres traitant de la révolution russe se comptent déjà par dizaines. Mais pour le reste, peu d’échos. En Russie même, le pouvoir est embarrassé par cet anniversaire. « Celui qui veut oublier l’URSS n’a pas de coeur. Mais celui qui veut la rétablir n’a pas de tête », dixit Vladimir Vladimirovich Poutine. Autrement dit, il faut faire un tri.
L’Union soviétique a porté à son extension maximale la domination russe. Elle a fait d’un pays économiquement arriéré la seconde puissance mondiale, en concurrence avec les États-Unis, avec lesquels elle avait payé le prix du sang pour vaincre le nazisme. Elle lança le premier satellite artificiel (Spoutnik, en 1957). Surtout, elle proposa un contre-modèle au capitalisme occidental, faisant miroiter la possibilité d’une société égalitaire, débarrassée de la domination de l’argent, de la concurrence et de la marchandisation. On sait bien que la réalité fût tout autre. En fait de société sans classes (l’avènement du communisme étant sans cesse reporté), le pays était dominé par une oligarchie, soumis à un capitalisme d’État et à un système répressif tentaculaire.
Il y eu la Première guerre Mondiale et ses défaites, la Révolution de février, puis celle d’octobre (peu meurtrières en définitive); il y eut la guerre civile (gravement plus meurtrière) ; il y eut les privations, les réquisitions forcées, les famines. Et il y eut les prisons, les camps, le Goulag. Il y eut la délation permanente de tous par chacun, entre voisins, entre amis, entre membres d’une même famille. On aura du mal à réaliser ce que cela veut vraiment dire. Mais le Parti a toujours raison. Même contre la réalité. Les chiffres mensongers, les taux de productivité gonflés, les objectifs démentiels, une distorsion permanente de la vérité, la réécriture constante de l’histoire en fonction des intérêts du moment : tout concourrait à la tromperie. Bilan globalement négatif donc.
Autant bien nommer les choses
Mais l’illusion perdura longtemps en Occident. Sans doute le besoin de croire est-il trop fort. Mais de croire en quoi ? En un monde meilleur ? Quelle idée ! Nos C.T.O.Q. (Cyniques Turpitudes d’Occidentaux Querelleurs) nous empêchent d’y voir autre chose que dangereuse naïveté. Les choses sont pourtant simples : communisme ( + Lénine + Staline) = Goulag.
Si l’on doit parler des choses autant bien les nommer. Le régime qui fût à la tête de l’URSS de 1917 à 1989 était-il communiste ?
Est-ce vraiment ainsi ? Nous ne ferons certes pas nôtre l’hypothèse communiste d’Alain Badiou. Qu’on remette seulement un peu tout cela en perspective, à grands traits.
Si l’on doit parler des choses autant bien les nommer. Le régime qui fût à la tête de l’URSS de 1917 à 1989 était-il communiste ? De son propre aveu non : Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Il se réclamait de l’œuvre de Marx et Engels et donc marxiste. « Moi, je ne suis pas marxiste », disait… Marx à la fin de sa vie, voyant ce que l’on faisait de sa pensée. Et pour cause. Rappelons rapidement que selon Marx, si révolution il devait y avoir, celle-ci se produirait dans les sociétés les plus avancées économiquement, là où une classe ouvrière serait assez nombreuse pour prendre le pouvoir, mais après une première révolution conduite par la bourgeoisie. Cela pouvait-il être le cas dans la Russie tsariste de 1917 ? Certainement pas. Ni la classe ouvrière (concentrée dans quelques sites de production à Saint-Pétersbourg et Moscou) ni la bourgeoisie n’était assez développées. Comme dans bien des sociétés d’ancien régime, la paysannerie représentait l’immense majorité de la population. Et les paysans, quand bien même se révoltent-ils, ne sont pas révolutionnaires pour Marx. (Vers la fin de sa vie, il s’intéressera cependant au potentiel révolutionnaire de la paysannerie via l’étude des communautés russes). Ajoutons à cela que, même s’il reste assez évasif sur ce que serait une société sans classes, Marx pense qu’elle doit advenir grâce à la disparition de l’État. Peut-on dire que l’État fut à un moment donné susceptible de disparaître en URSS ? Bien au contraire ; il devint l’un des plus oppressifs qu’une société ait connu, surveillant et contrôlant chaque aspect de la vie de ses citoyens.
Les lois de l’Histoire
À tout prendre, l’appellation de léninisme, ou de bolchevisme, semble mieux convenir pour définir idéologiquement le régime soviétique. Mais Lénine est mort en 1924. La grande question est donc : Staline était-il déjà dans Lénine ? C’est-à-dire : les conditions du régime tyrannique étaient-elles déjà posées dès 1917 ou les premières années de l’URSS ? En février 17, Lénine n’est pas en Russie. Il est exilé en Suisse et prend le train en marche à son arrivée en avril. Est-il en position de force ? Non. Divers courants s’opposent, diverses personnalités dans ces courants. Pour beaucoup, Lénine est à contre-courant. Mais il est le plus radical, réclamant la terre pour les paysans et la fin immédiate de la guerre pour les russes (qui ne cessent de reculer face aux Allemands). Que prône-t-il ? La prise du pouvoir par une avant-garde révolutionnaire qui guidera les masses laborieuses en leur apportant à la fois son expérience militante, sa volonté et ses lumières. Sur quoi s’appuie-t-il ? À ses yeux, sur la vérité, tout simplement. Cette vérité est la suivante : il existe des lois de l’Histoire. Les connaître permet de réaliser la vérité de l’Histoire. Quelles sont ces lois ? Celles de la lutte des classes. Le mot n’est plus guère usité aujourd’hui, la réalité qu’il désigne est, elle, toujours présente. À savoir le conflit, plus ou moins déclaré, plus ou moins violent entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas: « Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître d’un corps de métiers et compagnon, bref oppresseurs et opprimés ». L’ultime affrontement devra opposer ceux qui n’ont rien que leur force de travail, les prolétaires, aux bourgeois. À cela s’ajoute l’inéluctable crise qui doit emporter le capitalisme. Tout ceci repose sur une conception dialectique de l’Histoire (un processus d’affrontements et de dépassements permanent des contradictions), celle-ci étant donc dotée d’un sens. Autrement dit l’Histoire est progrès.
Cette idée, Marx la tient de Hegel. Le grand philosophe allemand opère une conceptualisation du devenir des sociétés selon laquelle la liberté se réalise dans le temps. Les peuples figurent successivement les étapes de ce devenir ainsi que les grands hommes qui jouent (plus ou moins consciemment) le rôle de porte-flambeau. La fameuse expression hégélienne de « fin de l’Histoire » ne signifie pas pourtant que l’Histoire s’arrête (les philosophes ne sont pas si bêtes). Mais, dans ses principes, elle est close. Car une fois advenue l’idée de liberté, et quels que soient les obstacles, les freins, les détours, elle ne s’éteindra pas. Les différents régimes politiques sont en nombre fini, ils peuvent muter, s’hybrider, se corrompre, le principe de la liberté ne disparaît jamais totalement.
Le possible est un champ à cultiver
Hegel écrivait au début du XIXème siècle, le chemin semblait encore long. Mais il avait vu, avec la Révolution française, ce qu’un peuple peut réaliser en abattant un régime d’ordres fondé sur des privilèges et une inégalité pensée comme naturelle. De fait, c’est au moment de la chute de l’URSS que l’expression de fin de l’Histoire réapparut, sous la plume de l’historien américain Fukuyama. En un sens différent cependant puisqu’il entendait acter la disparition du dernier ennemi du capitalisme mondial. L’ennemi était terrassé, le (néo)libéralisme pouvait régner sans partage. Où l’on voit que les choses sont rarement aussi simples…
Sapere aude !
La filiation remonte donc bien loin. Dès les Lumières, dès cette idée que l’homme peut être l’acteur du progrès, grâce à l’exercice de sa raison, contre les préjugés et l’obscurantisme. Sapere aude ! Ose savoir ! telle était la devise. Des Lumières à Kant, à Hegel, à Marx, c’est une tradition qui s’est poursuivie. Mais penser que les lois de l’Histoire relèvent d’une connaissance scientifique, et donc irrécusable, que des intellectuels éclairés peuvent mener un peuple au bonheur à marche forcée, que les chiffres importent plus que les hommes, c’est aller au désastre. Certes les circonstances étaient périlleuses. Certes l’époque était violente. Mais les choses auraient pu tourner autrement. Abattant en quelques jours un régime autocratique vieux de trois siècles, le peuple russe connut une ivresse de liberté. Elle leur a été volée. Cela n’enlève rien à cet incroyable besoin de croire qui semble aujourd’hui nous quitter. Cela n’enlève rien à l’idée que l’utopie n’est pas forcément délétère. Le possible est un champ à cultiver. De tout cela retenons cette vénérable aspiration au progrès et à l’égalité entre les hommes. Il semble que nous en ayons grand besoin.